Abdallah Stouky, témoignage et regard sur la revue « Souffles » (3ème et dernière partie)

Par Abdallah Stouky, Journaliste

Notre confrère et ami Abdallah Stouky nous a fait parvenir un témoignage, écrit et publié par ses soins sur sa précieuse collaboration à la revue «Souffles», fondée en 1966 par Abdellatif Lâabi, interdite en 1972 et dont le rôle, en son époque, était considérable dans ce qui constituait – outre la parole donnée aux poètes, aux peintres et aux artistes – le difficile débat intellectuel, combattu alors non sans acharnement par le pouvoir. Le texte que nous publions ci-dessous est la contribution de Abdellah Stouky à la commémoration du 50ème anniversaire de la revue «Souffles», organisée le 7 avril 2016. Compte tenu de sa longueur, et conscients aussi de son importance et de la nécessité de le publier intégralement – sans le « sabrer » comme on dit dans notre jargon -, nous le proposons à nos lecteurs et abonnés en trois parties. Kaléidoscope, voyage à l’intérieur d’une aventure littéraire et poétique, l’article de Abdallah Stouky est d’abord un témoignage, animé de tendresse mais sans concession, de surcroît écrit dans la verve habituelle et la flamboyance stylistique qui lui sont connues qui ont toujours fait de lui l’un des plus grands journalistes.
Et c’est ainsi qu’a commencé à se préciser, hors de la production emblématique proprement littéraire de la revue, la musculation revendicative et polémique du discours de cette jeune revue, qui payait, malgré tout, du premier coup d’oeil, de … mine. Car esthétiquement, elle s’annonçait nouvelle et audacieuse dans la société, novatrice voulue et annonciatrice d’une attitude et d’une posture frappées au coin d’une sérénité rebelle malgré tout à l’excessif « rhétoricisme ».
Est-ce qu’on a supporté « en haut lieu », c’est-à-dire dans les allées du pouvoir royal, tenu par un roi Hassan II, qui n’a jamais voulu rien lâcher de son pouvoir à caractère absolu, la publication à caractère culturel qui devait, pour tenir longtemps, se cantonner à des positions élitistes – donc marginales et sans effets politiques directs, par essence ?
L’hypothèse est tentante et beaucoup, par paresse intellectuelle ou par banale couardise, y crurent et en font jusqu’à maintenant leur conviction. La revue «Souffles» ne parlait-elle pas par la voix la plus autorisée – celle de Abdellatif Laâbi – que de subversion littéraire et de bouleversement esthétique et/ou plastique ? Ce langage-là pouvait, en apparence, passer pour inoffensif et à la limite, à l’innocuité nulle.
«Souffles» n’aurait donc eu qu’à s’en prendre, de quelque manière, qu’à lui-même, puisque c’est quand elle aurait sorti les crocs et affiché, de son propre chef, une opposition politique radicale, sinon « révolutionnaire », qu’elle se serait attiré une riposte « appropriée » de la part, d’un pouvoir, qui n’a jamais caché sa nature peu amène, le moins qu’on puisse le qualifier.
Cette attitude spécieuse pour le moins, a tendu a postériori d’exonérer ce même pouvoir de toute faute grave dans sa responsabilité manifeste et proclamée dans ses décisions de réprimer et d’interdire cette revue qui apparaissait, de plus en plus, comme une porte fanion du progressisme maghrébin, arabe, africain et plus largement tiers-mondiste.
Pour ma part, mon rapport avec la revue avait, entre-temps, changé. M’installant à Paris pour un long temps (plus d’une année), je pris de ce fait mes distances avec elle, sans qu’il y ait eu jamais ni brouille affirmée ni fâcherie dommageable. Mais il se faisait que je n’étais plus dans l’orbite de «Souffles», ni dans la course.
Mon témoignage sur cette période finale de «Souffles», ne pouvait dès lors n’avoir que valeur d’observation, de curiosité modérément attentives et intéressées. Je voyais bien quand même que la publication fondée par Abdellatif Laâbi, en avril 1966, était en train de vivre ses derniers trimestres, parce qu’elle changeait de nature, de ligne, de pôles d’intérêt et surtout de sensibilité.
On me confiait sous le sceau du secret, avec des airs empruntés, plus ou moins, mystérieux de ceux qui en savent plus de choses que vous, que le nouveau «Souffles» se faisait hara Kiri de par sa propre volonté, en changeant de direction brutalement et sans crier gare.
La responsabilité du « coup de barre» serait revenue au poids et à l’influence devenus prépondérants du « malfaisant » Abraham Serfaty, marxiste extrémiste en rupture de ban, qui s’était mis en fait déjà hors du Parti Communiste Marocain, devenu, on le sait, une organisation calque sous l’étiquette de Parti de la Libération et du Socialisme (P.L.S.). Cet agitateur, considéré comme aussi dangereux qu’activiste déraisonnable serait arrivé à subjuguer Abdellatif Laâbi en le transformant en un instrument de gauchisation politique et idéologique de la revue «Souffles», naguère sage publication francophone éthérée se transformant en une tribune-plateforme ratissant large dans les rangs clairsemés des individualités de l’extrême gauche à la recherche d’un cadre pour en faire ce puissant instrument qui servirait à brève échéance et à terme à abattre l’Etat royal, « réactionnaire » et « féodal ».
C’était, à ne pas en douter, les signes avant coureurs d’une répression impitoyablement féroce, qui allait s’abattre sur les gens de «Souffles», à commencer par ceux qui étaient désignés comme le duo dirigeant incitateur que sont, bien entendu, Abdellatif Laâbi, et son mauvais génie le mentor juif marocain antisioniste Abraham Serfaty.
L’on ne s’étonnera pas dès lors de voir la machine répressive du makhzen les charger, ces deux dernières décennies d’imaginaires atteintes à la sûreté de l’Etat – interne ou externe, je ne saurais trop le préciser.
On connaît la lourdeur cruelle des sentences. Serfaty condamné par contumace à la perpétuité et Laâbi à plusieurs années de détention. Aux yeux de la justice marocaine de ces temps exécrables, c’était là, sans conteste, le prix à payer pour déviation imaginative idéologique : dérives criminelles s’ils en étaient, à réduire par tous les moyens et procédés.
C’est pour cela que votre fille est muette !
A tous ces procureurs et cette magistrature assise, à défaut de preuves, matérielles et concrètes à charge, il était loisible de faire valoir la signification réelle et véritable du sens donné au vocabulaire, à la syntaxe et à tous les signifiants. La collection complète de «Souffles» était produite dans le prétoire comme autant de « preuves » à caractère dirimant. Voilà ce qu’ont voulu exprimer et clamer cette bande au service d’une subversion qui avait, en toute lucidité agressive, posé les jalons de leur « complot révolutionnaire », surtout grâce à ces « cellules terroristes » désignées et nées à partir des scissions qui ont fragmenté la gauche marocaine, en l’occurrence dans celles des légalistes communistes et socialistes. Par là, on a tiré vers les boxes punitifs nombre de militants, que l’on connaissait inoffensifs, des groupuscules « Ila Al Amam » et « 23 mars », pourtant pour la plupart connus souvent comme dérisoires jobards et jocrisses dépassés par les événements.

couv-soufflesQuant à moi, spectateur doucement engagé, je restais tout le long de cette phase douloureuse de notre histoire d’il y a plus de cinquante années, je reste en ce qui me concerne à rêver, éveillé et vigilant, à la belle et simple énonciation de ce que toujours m’avait paru devoir être notre vraie devise commune permanente.
Elle résume toutes nos espérances quand le poète-cinéaste, membre de la première heure de l’équipe de «Souffles», Ahmed Bouanani, en en ciselait les vers calligrammés personnels, disant :
Vois-tu
nous avons d’abord bâti dans le sable
le vent a emporté le sable
puis nous avons bâti dans le roc
la foudre a brisé le roc
il faut maintenant qu’on pense sérieusement
à bâtir dans l’Homme.
Enfin, je souhaiterais, tout en faisant allusion à ce qui me paraît être ce que «Souffles» a été essentiellement, principalement irrigué par le langage, qui est, selon un puissant penseur «la cabine de commande de l’imagination créatrice ».
C’est si bien vrai, quand on y songe, pour cette revue unique et singulière d’autant qu’on s’aperçoit qu’elle a été un météore jamais stérile, même si elle est demeurée sans postérité.
La tentative de la revue Chic montée et publiée en 1971 par le plasticien Mohamed Melihi, qui était un partenaire de haut rang de Abdellatif Laâbi, en faisant paraître «Intégral» la publication de bonne tenue esthétique, n’a, en aucune manière, pu être une continuation de la revue «Souffles».
Quelques noms ont suivi Mohamed Melehi, dont l’ambition d’être autre chose qu’un simple collaborateur lambda de «Souffles» est apparue depuis les débuts de ce dernier. Parmi ces signatures, on peut signaler celles de Tahar Benjelloun et de Mostafa El Nissaboury, qui s’était distingué par une collaboration fidèle et systématique dans chaque livraison de «Souffles» depuis la première fois.
Si «Intégral» ne dura pas, comme handicapée par le péché originel de ne pas avoir été vraiment fondée grâce à quelque pulsion autre que celle de vouloir à tout prix exister après la disparition forcée de «Souffles». Cela n’a pas été suffisant pour donner à la vitrine, clinquante et sophistiquée, le carburant vital, la vigueur nécessaire pour persévérer longtemps.
Laâbi et Serfaty croupissant en prison pour un très long temps, «Souffles» interdite et étroitement surveillée, ne pouvait plus paraître. L’idée vint à un petit groupe en France, à Paris, de faire paraître sous cette même appellation, une publication qualifiée de « nouveau Souffles ». Mais malgré le voeu de poursuite de l’expérience de ce qui avait commencé naguère à Rabat au printemps 1966, cela a tourné d’une manière un peu naturelle à un simple bulletin revendicatif de défense des Droits humains avec un corolaire évident d’appels insistants et répétés de mise en liberté des animateurs de la revue «Souffles» ainsi que des appels nombreux au respect de la liberté d’expression au Maroc.
Etait-ce une nouvelle mouture de ce qu’a été la revue qui avait joué ce rôle magnifique et assumé par ce qu’aujourd’hui, à Rabat, nous célébrons avec une gravité non mesurée à l’occasion du cinquantenaire de la parution du premier numéro ?
Que cela se passe dans une sérénité aussi visible et surtout que tout ce que nous avons vécu en des journées vibrantes, intenses et riches par une programmation diversifiée comme de haute qualité honore tous ceux – équipe de «Souffles», administrations et entreprises relevant de l’autorité de l’Etat sans oublier toutes les bonnes volontés qui se sont portées volontaires pour aider à la réussite de cet événement qui marque un anniversaire cinquantenaire – ce qui ne nous rajeunit pas ! embués nous tous et nous fait apparaître tels des anciens combattants aux yeux cillant sous la petite poussée lacrymale – une larme vite écrasée du poing qui ne veut pas paraître comme le signe d’une sensiblerie mal à propos dans ces moments où seule la mémoire soutenue, sévère peut être convoquée.
Tout paraît s’être passé dans le meilleur des mondes, qui peut surprendre si on a l’esprit, l’atmosphère pour le moins crispée qui prévalait dans le pays en les dernières années du siècle dernier – la dernière trentaine avant qu’on ne bascule dans le nouveau siècle XXIe.
Qui a changé et qu’est-ce qui a changé pour que l’anniversaire célébré actuellement se passe ainsi, dans un unanimisme si peu courant ou usité chez nous ?
Qui avait fait résipiscence ?
Pas un seul couac ni, par ailleurs, dans la presse ou les médias, télévisions officielles comprises, plutôt le souvenir ému de quelque chose d’important et à l’influence notable qui s’est passé il y a un demi-siècle – période qui n’a pas l’apparence d’un temps à durée tellement étendue qu’on pouvait le sentir difficilement passer.
C’est tant mieux et je m’en réjouis pour ma part, ne voulant pas m’appesantir sur une tentative d’analyse de ce phénomène de transformation qualitative dans les moeurs. Le Maroc par cette preuve manifeste que quelque chose d’important s’opère, s’est opéré dans notre pays. Est-on passé, sans nous en apercevoir, à une ère de libéralisme et pour, enfin, vivre ensemble sous le signe bienveillant de la cohabitation humainement généreuse et tolérante ? En un mot, que les rapports humains deviennent et veulent demeurer marqués par un esprit mutuel de tolérance, de respect des idées de l’autre dans un esprit de liberté, de dire et de s’exprimer sans entraves.
Au terme de ce modeste témoignage, qui vaut ce qu’il vaut, mais qui se veut direct et sans apprêt – sans afféterie également, je veux encore saluer la vaillante «Souffles».
Parler de «Souffles», écrire à son propos, m’est, en effet, un doux et fraternel exercice, je le confie volontiers depuis ces cinquante années qui sont aujourd’hui derrière nous.
Si elle permet de comprendre comment cette aventure au début modeste de par ses moyens, ne reculant pas devant le gigantisme de ses pulsions ambitieuses, cette revue est parvenue non seulement à se faire, comme on le dit communément, une place dans le paysage éditorial marocain puis maghrébin, mais à imposer un rayonnement surprenant de par la puissance de son influence, saluée par tous les honnêtes observateurs de bonne volonté de par le monde.
Je terminerais là ce témoignage, celui d’un ancien collaborateur de « Souffles », d’un lecteur toujours assidu et reconnaissant, d’un ami-admirateur fidèle, qui s’appelle Abdallah Stouky.

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