Dans les arcanes de la Route d’Anfa de Guillaume Jobin

Après nous avoir habitués à des ouvrages qui puisent leur ton dans l’Histoire du Maroc et dans les recherches bien documentées tels que l’excellent « Lyautey, le Résident » ou le non moins important « Mohammed V, le Sultan », Guillaume Jobin arpente d’autres sentiers mêlant réalité fictive et fiction véridique pour nous catapulter, encore une fois, dans les replis cryptés de l’espionnage et les volutes vertigineuses du monde du journalisme qu’il soumet à un chek-up minutieux. Après son best-seller Route des Zaërs, nous sillonnons Route d’Anfa, le quartier huppé de Casablanca pour explorer ses souterrains.
«Si je passe de l’Histoire au roman, c’est de la faute de Mohammed V! Comment le Sultan correspondait avec le Mouvement national ? Quels rôles jouaient les services américains, anglais, nazis et gaullistes au Maroc pendant la 2e Guerre mondiale ? Et voilà, le pli était pris. En bon Marocain d’adoption, je suis un peu schizophrène, donc je poursuivais l’écriture de mon 3e livre d’Histoire «Hassan II, le Prince 1945-1961», pendant que je finissais «Route d’Anfa ». L’Histoire, c’est un sujet sérieux et beaucoup de réflexion, le roman d’espionnage, c’est de l’actualité et de l’imagination. » Nous explique l’auteur.

Dans les couloirs des services secrets

Le milieu casablancais est mis sous les feux de la rampe. Bourgeois, diplomates, agents secrets, journalistes et écrivains de la métropole se croisent pour tisser la toile de fond d’une scène d’exposition où espions, faussaires, terroristes et dirigeants politiques vont se prêter à un jeu de rôles qui illustre les manoeuvres d’Etat, les coups inventés dans les dessous politiques, la contrefaçon et le plagiat sous toutes ses formes. Le roman a pour cadre principal le « monde secret », celui des services de renseignements modernes, des opérations clandestines des Etats et des espions professionnels sur une trame historique du cadre géopolitique contemporain. Agents secrets de la DGSE, journalistes escrocs, plagiaires, gigolos professionnels, industriels sans scrupules, CIA, Daech, vendeurs d’armes … Tous s’animent dans l’univers de Jobin.
Politique, diplomatie, services secrets et médias s’offrent donc en bons ingrédients pour une mise en scène qui s’apparente à la série 24 heures chrono sous le regard scalpel de l’auteur qui troque sa casquette d’historien contre celle d’investigateur. En simple scrutateur des moeurs, il s’immisce dans le monde fermé des diplomates et des hauts fonctionnaires de l’Etat et comme doté d’un don d’ubiquité, il nous éjecte aussi dans le cercle des journalistes et des agents de force spéciaux. Des mondes dont il fait un giratoire qui gravite autour de l’information, ses tenants, aboutissants et ses retombées. C’est donc dans ce macrocosme ténébreux de codes et d’enjeux, voire intrigant que le lecteur est pris dans un labyrinthe prenant de suspense, ponctué toutefois par une touche d’humour qui atténue la montée d’adrénaline surtout dans la description du personnage Zendeb qui nous rappelle M. Jourdain de Shakespear.
Doué pour brouiller les pistes et dérouter le lecteur qui se laisse mener agréablement par le nez dans les galeries de la découverte tel un lecteur pris dans les filets des tribulations d’un Jacques le Fataliste, Jobin, usant du monde de l’espionnage comme fil rouge, nous téléporte d’un pays à l’autre, d’un endroit à l’autre nous ancrant dans des lieux, bel et bien, existants et communément connus, nous faisant rencontrer des personnages tantôt inconnus, tantôt facilement identifiables quand il ne faut pas jouer au casse-tête chinois pour les décrypter tellement ils sont parmi nous. Mais avec ses protagonistes, on est bien loin de l’archétype de l’espion ordinaire et des activités militaires secrètes.
Par ailleurs, pourquoi choisit-il comme terre fétiche le Maroc dont il fait le théâtre de ses péripéties ? « D’abord, je vis au Maroc essentiellement, ma matière première est sous la main. Ensuite, c’est un pays complexe qui me fascine et qui bouge. C’est un pays stratégique, la tête en Europe, les pieds en Afrique, le sexe et le portefeuille dans le monde arabe, des thèmes inépuisables… Enfin, dans les romans d’espionnages classiques, c’est toujours un gentil espion occidental contre des gens cruels du tiers-monde, là j’ai inversé les codes. C’est ce que Hassan II a fait au plan militaire en Afrique.»
Ceci explique le fait que l’identité du Maroc pluriel et son patrimoine immatériel occupent une grande place dans ses livres.

Dans le brouillamini du journalisme et les dédales de l’espionnage

Son flair d’investigateur et sa grande connaissance de l’Histoire du Maroc aidant, il a l’art de dénicher les bonnes informations qu’il pioche ça et là lors de ses voyages, de ses rencontres avec des témoins, des confrères, des professionnels des services secrets mais qu’il traite à sa manière dans une trame de récit dont lui seul détient le secret. Sauf qu’avec lui, le monde des secrets qu’on tait justement prend vie devant le lecteur qui s’en délecte et l’espionnage « historique » reprend du poil de la bête par le biais des professionnels du renseignement qu’il met en scène. De son univers romanesque luxuriant tellement vrai, où la réalité rattrape toutes les fictions, univers qu’il peut broder sans fin, se dégage une tendance qui peut renverser la vapeur à propos de plusieurs professionnels de certaines professions à commencer par des journalistes corrompus qui refont l’histoire à leur manière et vendent l’information façonnée à convenance au plus offrant révélant ainsi les mécanismes secrets de la désinformation. D’ailleurs, le journalisme revient toujours dans ses écrits. «Le journalisme, c’est la base de mon métier, j’ai voulu montrer ses travers de l’intérieur, parce que je crois en une presse responsable. La contrefaçon, c’est une plaie pour les créateurs de mode, en l’occurrence, mon épouse, Fadila El gadi. Donc, ce sont deux sujets que je connais de l’intérieur et qui pour le premier, le journalisme, a forcément des interactions involontaires ou manipulées avec les ‘’ services’’».
Quand on est Guillaume Jobin, on peut partir d’un soupçon de réalité autour duquel il construit son intrigue de façon rhizomatique. La réalité prend alors d’autres contours sous le clavier, celle de l’actualité romancée, une réalité qu’on vit tous les jours mais qu’on a l’impression de découvrir pour la première fois à travers les mots, pourtant simples de l’auteur et c’est là son grand atout, lui, qui tisse son histoire autour de faits divers connus par tous mais auxquels il donne sa propre succession des faits dont lui seul connaît les dessous. Pas étonnant quand on est inspiré par la fée de l’art de la broderie qui n’est autre que son épouse Fadila El Gadi.
Les questions de sécurité intérieure et de défense extérieure ne se croisent-elles pas en permanence, de plus en plus ? L’écrivain le fait savoir avec une certaine subtilité géopolitique parce qu’en effet, l’homme sait de quoi il parle. Journaliste, historien, spécialiste des relations entre la France et le Maroc et écrivain, sachant que chacun de ces statuts nourrit l’autre bien évidemment, Jobin sait parfaitement tenir une intrigue qui met en scène les différents secrets mondiaux et ses fameuses « zones grises » qui sont plus importantes. En expert, il use donc de cette écriture à la fois éclatée et très codifiée.
De facto, cette façon de mêler réalité et fiction déstabilise le lecteur à tel point qu’il se surprend tiraillé entre les deux mondes de l’auteur. Serait-ce donc un moyen pour brouiller les pistes de la réalité qui peint en filigrane ses deux derniers romans? Guillaume Jobin nous répond que «Les médias font l’actualité, mais -sauf quelques supports de réflexion comme le Maroc diplomatique-, ne l’expliquent pas sur le long terme. J’aime mettre mon lecteur dans une situation de questionnement permanent, entre personnages réels et fictifs, faits avérés et inventés ou déformés. C’est la base du roman d’espionnage et de politique, à la John Le Carré, fondamentalement, nous restons tous des enfants et avons besoin de croire que le Grand méchant loup existe ».
Désormais, en écrivain du Maroc, Guillaume Jobin devient légion dans l’écriture d’espionnage qui nous fait découvrir les souterrains du pays, à une époque riche de toutes ses ambiguïtés. Route des Zaërs et Route d’Anfa auraient bien inspiré des scripts de Hitchcock pour une série palpitante qu’il aurait pu intituler : Espions, faites vos jeux ! n

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