Qui est Charlie? : Sociologie d’une crise religieuse

Le «J’accuse» de Todd qui accable la France pensante

«Je n’avais pas beaucoup de mots pour exprimer toute ma peine et j’ai juste eu cette idée de faire “Je suis Charlie” parce que notamment, je lis beaucoup avec mon fils le livre “Où est Charlie?” Ça m’est venu assez naturellement

C’est ainsi que s’est exprimé le graphiste français Joachim Roncin, directeur artistique du magazine Stylist et créateur du célèbre logo «Je suis Charlie». Une courte phrase représentée sobrement en blanc et gris sur fond noir, envoyée sur Twitter à 12 h 52 (CET) le 7 janvier 2015, moins d’une heure après le début de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo, en signe de soutien aux victimes, a fait le tour du monde en quelques minutes seulement, via les blogs, les réseaux sociaux et quelques journaux comme Le Monde et Libération. Utilisée sous forme d’image ou de hashtag sur les réseaux sociaux et même comme avatar, c’est devenu l’un des slogans les plus populaires de l’histoire des réseaux Facebook et Twitter.

 Ceci rappelle «Ce soir, nous sommes tous des Américains» de la politologue Nicole Bacharan lancé le 11 septembre 2001, repris ensuite par le directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, dans son éditorial paru le 13 septembre. «Je suis Charlie» se répand le soir-même dans tout l’Hexagone et les grandes villes d’autres pays sous forme de pancartes, affiches, autocollants ou autres, présenté comme symbole de «liberté de la presse» en soutien aux caricaturistes assassinés. «Nous sommes Charlie» pour la liberté d’expression Quoi de plus normal et de plus prévisible que de manifester sa solidarité contre toute forme de terrorisme quel qu’il soit, peu importent la religion ou la nationalité? Ainsi, de nombreuses manifestations ont eu lieu les 10 et 11 janvier 2015. Beaucoup de Français se sont rassemblés derrière ce slogan nourrissant des idéaux et valeurs comme «laïcité», «liberté» et «fraternité». «Je suis Charlie» est devenue la phrase de solidarité et d’émotions d’anonymes, de célébrités, de journalistes, de dessinateurs, de politiques de toutes nationalités. Le 11 janvier, suite à cet épisode terroriste qui a traumatisé le pays tout entier, plusieurs manifestations de soutien à Charlie Hebdo ont eu lieu, un peu partout en France et ailleurs, en réaction aux attentats djihadistes contre la rédaction du journal et la prise d’otages dans un supermarché casher qui ont coûté la vie à dix-sept personnes. Une cinquantaine de dirigeants de divers pays participent au cortège dans une foule immense. Des personnes défilaient le 11 janvier en scandant cette formule devenue des plus célèbres ou en la brandissant sur des feuilles imprimées. Le ministère de l’Intérieur estime le nombre des manifestants à plus de 1,5 million rien qu’à Paris. Ce qui en fait un rassemblement historique des quatre coins de la terre ayant hissé Paris comme la capitale du monde pour soutenir la liberté d’expression… et de l’humour.

Un livre qui fait fureur

Paradoxalement et toujours dans le cadre de la liberté d’expression, Emmanuel Todd sort «Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse», mais celui-ci provoque un tollé en France! Et pour cause, le grand intellectuel français dresse un portrait «sévère» des manifestants à travers une analyse faite des marches du 11 janvier 2015, en réponse aux attentats terroristes cités. Sa prise de position a attiré les foudres des Français et lui a valu de nombreuses critiques pour ce dernier ouvrage sorti le 7mai 2015 aux éditions du Seuil. Comptant parmi les penseurs majeurs de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, Todd a provoqué une polémique et une tourmente idéologique en parlant des symptômes d’une grande crise ethno-religieuse française. Le livre se présente d’abord comme une analyse de la mobilisation du 11 janvier après les attentats de Paris se basant sur une étude cartographique, démographique, statistique et sur des enquêtes menées par l’IFOP sur les manifestants pour en faire une démonstration sociologique. Plusieurs mois après les attentats, il rompt avec l’émotion de l’époque pour montrer les limites soutenant que la société française vivrait dans un état de confusion religieuse globale qui se marque par «l’incroyance généralisée», «l’hostilité à l’islam, religion d’un groupe dominé» et «la relative indifférence du monde laïque dominant à la montée en puissance de l’antisémitisme». Pour l’auteur, La France qui a manifesté, c’est surtout «La France d’en haut» alors que La France qui est restée chez elle, c’est surtout «La France d’en bas», La France des exclus, des déclassés avec en son sein une présence plus forte de l’islam. Peut-être renvoyait-il un miroir des Français qui leur est insupportable? Tout le monde devait être «Charlie» sous peine d’excommunication. «On aurait pu croire, devant l’inquiétude des manifestants, des commentateurs et du gouvernement que 15 à 25% de musulmans s’apprêtaient à soumettre à leur foi le pays de Jeanne d’Arc, de Voltaire et de Charles de Gaulle». Son livre se veut un essai consacré à l’exploration de la crise actuelle de la société française, à l’avenir du pays plutôt qu’à son origine. Pour lui, le phénomène social le plus important des années 1965-2015 est ce qu’il qualifie de «catholicisme zombie qui a fini par entraîner La France dans une aventure idéologique aux multiples facettes, incluant la montée en puissance d’un socialisme d’un genre nouveau, la décentralisation, un regain européiste, une politique monétaire masochiste, une dénaturalisation de la République et, ainsi qu’il apparaîtra plus loin, une forme particulièrement sournoise d’islamophobie et probablement d’antisémitisme.»

Des vérités qui dérangent certains Français

Il a suffi que le livre soit sorti pour qu’intellectuels et hommes politiques crient au scandale en désapprouvant les thèses de Todd, en les fracassant et même rudement, soutenant que Todd ne voit dans «l’esprit du 11 janvier» qu’une mobilisation de groupes privilégiés diabolisant l’islam. Presque tous se pressent de commenter un travail intellectuel, qui plus est pour le saquer, et certains même – comble du ridicule – sans l’avoir lu! Manuel Valls publie une tribune dans Le Monde : «Non la France du 11 janvier n’est pas une imposture!» Il souligne que l’historien-géographe se prête à une «inversion des valeurs» et à «une perversion des idées» en accablant quatre millions de manifestants, en les ramenant à l’état de racistes, d’antidreyfusards, de «chrétiens zombies». «Avec d’autres, et notamment des historiens de renom, des scientifiques de tous bords, il nous paraissait en effet indécent de ne pas réfuter dans le détail la démonstration pseudo-scientifique de Todd selon laquelle la manifestation du 11 janvier n’était qu’une “imposture des classes moyennes islamophobes” visant “à piétiner Mahomet et la religion des plus faibles”», écrivent Nicolas Domenach et Maurice Szafran dans Challenges.fr. Dans Libération, le géographe Jacques Lévy exprimait une réserve : «Sur le plan théorique, Todd appartient à une école de pensée, “le culturalisme” qui refuse l’historicité. Il présente le monde d’aujourd’hui comme s’il était une combinaison de paramètres infrangibles». Toutefois, Todd n’est pas seul pour autant, il a le soutien et l’appui de… Florian Philippot, N° 2 du Front national: «La tribune de Manuel Valls est ridicule, inconvenante, déplacée, une offensive générale contre la liberté d’expression. La liste s’allonge des intellectuels attaqués frontalement par le Premier ministre, marquant une dérive inquiétante du pouvoir, loin, très loin des valeurs de la République.»

«La France qui a manifesté, c’est surtout ‘‘la France d’en haut’’ alors que la France qui est restée chez elle, c’est surtout ‘‘la France d’en bas’’, la France des exclus, des déclassés avec en son sein une présence plus forte de l’islam.»

Entre «toddiens» et «antitoddiens», la France vacille

Devant cette horde de critiques, une levée de boucliers n’est-elle pas nécessaire? Lors de moments critiques dans l’Histoire de l’humanité, philosophes, écrivains, penseurs, journalistes et chercheurs amènent une sensibilité différente comme Todd. Le panurgisme, le conformisme, la pensée unique et unilatérale existent de plus en plus, ce qui est loin d’être un gage de vérité surtout quand c’est applaudi, voire orchestré, par des médias rivalisant de servilité et de mercantilisme. Encore une fois, La France est profondément divisée en deux clans comme l’a déjà été lors de l’affaire Dreyfus alors qu’une lettre comportant des renseignements militaires, adressée à l’attaché militaire allemand à Paris, le 6 octobre 1894 a été découverte. Le bordereau est attribué au capitaine Alfred Dreyfus. Condamné aux travaux forcés à perpétuité et à la dégradation militaire, celui-ci sera réhabilité en 1906 et réintégré dans l’armée. L’antisémitisme s’est déchaîné. Dreyfusards et antidreyfusards se sont affrontés violemment dans la presse, dans la rue et même dans les familles. Les journalistes se sont découvert alors un pouvoir salutaire et ont joué un rôle déterminant. Des écrivains dont Bernard Lazare et Émile Zola ont pris la défense de Dreyfus, alors que d’autres les ont accablés, voulant préserver l’honneur de l’armée, même au mépris de la vérité. Cette vérité même qui a fini par apparaître au grand jour. Pourtant, même après la réhabilitation de Dreyfus, l’affaire a continué à soulever les passions.

C’est grâce à la publication des carnets du major Schwartkoppen, en 1930, que l’on a pu prouver définitivement l’innocence de Dreyfus. La justice a prouvé depuis que l’affaire Dreyfus n’était pas une erreur judiciaire, mais le résultat d’une machination.

 Islamophobie et catholicisme zombie?

Si La France dont les emblèmes sont « Liberté, égalité et fraternité » a fini par acquitter, gracier et réhabiliter Alfred Dreyfus, pourquoi condamnerait-elle un livre qui contient bien des vérités et qui est loin d’être un brûlot creux ou sans arguments? C’est plutôt un travail dense, très documenté, riche en calculs et en analyses. D’autant plus que ses travaux sur plusieurs thèmes, à savoir les structures familiales françaises, le déclin des empires soviétique et américain, sur la sociologie électorale française, ont marqué le débat en France et ailleurs. Partant d’analyses socio-démographiques accumulées pendant ses trois décennies de recherches, Todd suit une démarche scientifique et cherche à se saisir de ce dont La France d’aujourd’hui est faite et donc de l’endroit vers lequel elle pourrait se diriger. «Qui est Charlie?» dénonce «le néo-républicanisme», cette «étrange doctrine qui prétend parler la langue de Marianne, mais définit dans les faits une République d’exclusion». En 1995, il a déjà rédigé une note pour la Fondation Saint-Simon, intitulée «Aux origines du malaise politique français» qui expliquait la crise politique française par l’existence d’un fossé, de plus en plus béant entre la France des inclus et la France des exclus. Ce malaise est accentué et se traduit par la domination de ce que Todd désigne comme un «catholicisme zombie», marqué par sa défiance vis-à-vis de l’islam et la persistance de valeurs inégalitaires et hiérarchiques maquillées en défense de la laïcité et de l’universel. Or, la majorité des Français totalement laïcisés se sont des enfants issus de mariages mixtes dont les parents présentent différentes religions qui se répètent parfois sur plusieurs générations et donc leur progéniture mêle bien entendu chrétiens, juifs, musulmans, et bien d’autres. Or, la vérité religieuse de la France de 2015, c’est une incroyance comme il n’en a jamais existé dans l’histoire, comme le souligne Todd. Effondrements religieux et poussées xénophobes inondent la France où l’Église pesait encore lourd il y a juste quelques années. Aujourd’hui, par contre, «elle est désormais dans ses croyances et ses mœurs un pays de sceptiques».

Todd maintient que tous les ingrédients sociaux qui produisent aussi ces djihadistes made in France persistent, à savoir l’hostilité croissante à l’islam ou la difficulté de plus en plus grande pour envisager un avenir rayonnant lorsqu’on provient d’un milieu populaire. D’ailleurs, sa thèse se penche sur les mobiles politiques, selon lui, d’ordre ethno-religieux qui auraient conduit les uns à se surmobiliser et d’autres à se sous-mobiliser lors des manifestations. Pour meilleur argument ad hominem que l’islamophobie a son rythme propre dans la mesure où elle rejette et marginalise symboliquement les musulmans en dehors de la communauté nationale, elle est cause autant qu’effet du terrorisme, le 30 octobre 2014, bien avant les événements du 9 janvier, Éric Zemmour – auteur du fielleux «Suicide français» –expliquait au Corriere della Sera que «La France devrait envisager de renvoyer chez eux les musulmans». Et pour ainsi dire, la crise des banlieues et l’hystérie de l’idéologie se nourrissent l’une de l’autre.

Par ailleurs, l’ennemi principal est «l’islamisme radical», un ennemi qui ne cherche pas seulement à persécuter et à bafouer la liberté d’expression, mais qui a un projet totalitaire, celui de la domination et de la soumission des populations et ceci est un projet non seulement pour la France, mais pour la planète.

 Opter pour un Charlie qui rassemble

Force est de constater que Todd ne cherche à aucun moment à insulter les morts de Charlie Hebdo ou de l’hyper Casher, ni à justifier les actes de ceux qui les ont perpétrés. Mais il s’agit au contraire de refuser que les crispations identitaires et l’abandon des classes populaires ne continuent en se dissimulant derrière les discours d’une République qui défend des valeurs abstraites tout en nourrissant des politiques concrètes qui accentuent les inégalités sociales et les désertions politiques. Face à la représentation d’un prophète, qui, pour nombre d’entre eux, est un blasphème, sont-ils tenus d’applaudir les caricatures, de manifester derrière «je suis Charlie», d’abandonner leur droit naturel à la liberté de croyance? Pourquoi chercher à mobiliser les patriotes de toutes origines autour des valeurs universelles de la France? Celle-ci n’est-elle pas en train de renouer avec la lutte des classes?

«Le triomphe des démagogies est passager, mais les ruines sont éternelles», disait Charles Péguy. En manifestant et en criant en silence «nous sommes Charlie» n’est-ce pas juste une réaction sécuritaire au terrorisme? Une manifestation d’ailleurs qui a été bien récupérée par les politiques qui ont fait le ménage. Si La France a marché pour la liberté d’expression, la respecter annihile-t-il le droit d’être en opposition avec son contenu? Telles sont les questions auxquelles Todd essaie de répondre dans son livre en explorant toutes les pistes afin de découvrir et reconnaître qui est vraiment Charlie qui sépare au lieu de rassembler

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