ENTRETIEN AVEC BERNARD LUGAN« À l’exception du Maroc, toute l’Afrique du Nord est en guerre »

Bernard Lugan, historien, nous livre dans cet entretien son regard sur les réseaux terroristes en Afrique et leurs ramifications. Eclairages.

MAROC DIPLOMATIQUE : Monsieur Lugan, vos dernières observations sur l’évolution des conflits africains ne sont pas optimistes, c’est le moins qu’on puisse dire. Ne dressez-vous pas un tableau trop noir de la situation?

BERNARD LUGAN : Je ne crois pas. Il faut regarder les choses en face. En ce mois de mars 2015, en dépit des discours économiques désincarnés prononcés par les «experts» et pieusement récités par les médias, l’Afrique est plus que jamais en perdition. En laissant de côté les crises politiques qui peuvent à tout moment déboucher sur des guerres, le simple énoncé des conflits en cours permet de le comprendre.À l’exception du Maroc, toute l’Afrique du Nord est en guerre :– L’Égypte est prise entre deux fronts jihadistes, celui du Sinaï à l’est et celui de Libye à l’ouest ; sans parler de la subversion intérieure qui se manifeste par des attentats quotidiens.– En Libye, les dernières structures étatiques ont achevé de se dissoudre dans des affrontements aux formes multiples à travers une fragmentation régionale et tribale que Daech tente de coaguler.– La Tunisie ne parvient pas à réduire ses maquis islamistes.– En Algérie, des maquis islamistes sont actifs dans plus de la moitié du pays. L’Algérie est dans une impasse économique due aux aléas pétroliers, ce qui risque d’avoir de graves conséquences sociales et politiques.Au sud du Sahara, la totalité de la bande sahélienne, de l’Atlantique à la mer Rouge est en état de guerre ouverte ou larvée.– La question malienne n’a pas été réglée. Elle n’est pas religieuse, mais ethnoraciale et elle ne trouvera pas de solution tant que l’État malien ne se sera pas véritablement «fédéralisé».– Dans toute la région péri-tchadique, BokoHaram étant à l’offensive, le Niger, le Tchad et le Cameroun tentent de coordonner leur résistance.– Le Nigéria qui a militairement perdu le contrôle de trois de ses États est en plein délite-ment alors qu’il y a encore quelques mois, les «experts» du développement le présentaient comme un «relais de croissance».En Centrafrique, l’actuel dégagement français et le passage de relais à la Minuscase fait alors qu’aucun des problèmes qui se posaient avant Sangaris n’a été réglé. Le pays est même devenu une nouvelle zone de déstabilisation régionale.Les deux Soudan sont toujours au bord de la guerre, cependant qu’au Soudan du Sud, la guerre entre Dinka et Nuer prend chaque jour de l’ampleur.La Somalie demeure une plaie ouverte en dépit des interventions extérieures. L’est de la RDC, et plus particulièrement le Kivu, est toujours ensanglanté par les affrontements de milices qui permettent à Kigali de continuer à piller ses richesses minières.

 Pour vous, tout cela prend sa source dans l’intervention contre le colonel Kadhafi, que vous qualifiez de «désastreuse»…

– Au mois de mars 2011, à l’issue d’une campagne médiatique d’une rare intensité initiée par Bernard Henri Levy, Nicolas Sarkozy décida d’entrer en guerre contre le colonel Kadhafi avec lequel il était encore dans les meilleurs termes quelques mois auparavant. Le 19 mars, 19 avions français (chasseurs et ravitailleurs) lancèrent un raid de 2h30 au-des-sus de la Libye. L’incompréhensible guerre franco-libyenne ou otano-libyenne venait de débuter. Le plus incroyable, c’est que les raisons de ce conflit aux conséquences à ce point dramatiques qu’une intervention internationale paraît aujourd’hui indispensable sont toujours aussi mystérieuses. À l’époque, l’Élysée avança l’argument d’une action humanitaire destinée à «sauver la population de Benghazi». Le 16 décembre 2014, le président tchadien Idriss Deby donna une autre explication en déclarant qu’en entrant en guerre en Libye, «l’objectif de l’OTAN était d’assassiner Kadhafi. Cet objectif a été atteint».Quoi qu’il en soit de ses causes officielles ou officieuses, réelles ou supposées, étayées ou fantasmées, le résultat de cette guerre «pour la démocratie et les droits de l’homme», est catastrophique :– Les alliés islamistes du Qatar et de la Turquie ont pris le contrôle d’une partie des approvisionnements gaziers et pétroliers de l’Europe. –Daech a lancé une entreprise de coagulation des milices islamistes. Celles qui lui ont fait allégeance contrôlent une partie de la Cyrénaïque et à l’ouest, elles sont sur la frontière tunisienne. Partout, elles font régner la terreur. – L’Égypte est directement menacée ainsi que la Tunisie et l’Algérie. Au sud, le Tchad et le Niger sont en première ligne alors qu’avec BokoHaram, un second front islamiste s’est ouvert sur leurs frontières. – Les gangs islamo-mafieux déversent des dizaines de milliers de migrants sur les côtes européennes. Au lieu de les refouler, la marine italienne les récupère en mer pour les installer en Europe… d’où ils ne repartiront plus. Or, tout le monde sait que des terroristes se dissimulent parmi eux et qu’ils vont créer des cellules «dormantes» au sein de l’«espace Schengen». BokoHaram qui contrôle une partie du Nigéria opère désormais au Niger, au Cameroun et également au Tchad. Dans un premier temps, sa stratégie fut d’exacerber la fracture entre le nord et le sud du Nigéria afin d’imposer l’indépendance d’un État théocratique nordiste inscrit dans la tradition des émirats du XIXe siècle. Une rupture s’étant ensuite produite entre les Haoussa et les Kanouri, ces derniers formant la base ethnique du mouvement, la stratégie de BokoHaram a changé. Désormais, son objectif est le pourrissement de la région péri-tchadique à travers la zone de peuplement kanouri qui déborde largement du Nigéria puisqu’elle s’étend au Niger, au Cameroun et au Tchad. Une évolution qui n’a pas été vue par les observateurs et qui change d’autant plus en profondeur les données du problème que BokoHaram commence à recruter parmi les populations arabes péri-tchadiennes.

 Les attentats de Paris et la marche de soutien à Charlie Hebdo ont-ils envenimé les choses?

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Parlons vrai : que cela plaise ou non, pour une grande partie de l’Afrique, l’odieux assassinat des journalistes de Charlie Hebdo est vu comme la «juste punition de blasphémateurs». Quant aux imprudents responsables africains qui furent littéralement convoqués à la marche parisienne des «Charlie», notamment les présidents Ibrahim Boubacar Keita du Mali et Mahamadou Issoufou du Niger, les voilà dé-signés comme des ennemis de l’Islam. Ils sont donc politiquement affaiblis, et cela alors qu’ils sont en première ligne contre le jihadisme. Les conséquences géopolitiques qui vont découler de cette situation ne peuvent en-core être mesurées. Notamment au Niger où BokoHaram, qui jusqu’à présent ne s’était pas manifesté, a pris le prétexte de la livrai-son du numéro spécial de Charlie Hebdo publié après les assassinats, pour lancer des foules fanatisées contre les intérêts français à Zinder et à Niamey. Au même moment, les postes militaires avancés veillent aux frontières du pays pour empêcher le Niger de passer sous le contrôle des jihadistes… Vue d’Afrique, l’«affaire Charlie Hebdo » illustre les limites de l’universalisme européo-centré. Alors que les sociétés de l’hémisphère nord communiaient dans le culte de la liberté d’ex-pression, une partie de l’Afrique s’insurgeait contre la France des «Charlie». Du Sénégal à la Mauritanie, du Mali au Niger, de l’Algérie à la Tunisie et au Soudan, le drapeau français a été brûlé, des bâtiments incendiés et en «prime», des églises détruites. Quant aux imprudents chefs d’État africains qui participèrent à la marche des «Charlie», dont Ibrahim Boubacar Keita du Mali, les voilà désormais désignés ennemis de l’islam. C’est donc dans les larmes et dans le sang que les bonnes âmes et les idéologues vont de-voir constater que le «village Terre» n’existait que dans leurs fantasmes universalistes. Ce qui est bon ou juste aux yeux de leur «branchitude» est en effet une abomination pour une grande partie de l’Afrique et même de la planète.

 Que pouvons-nous faire pour endiguer le développement de ces conflits?

Je crains qu’il ne soit trop tard. Il faut revenir aux réalités du terrain, sortir des cénacles abscons.Alors que le résultat de cette guerre insensée est d’avoir offert aux islamistes, au Qatar et à la Turquie, la possibilité de prendre le contrôle de la Libye, donc d’une partie des approvisionnements gaziers et pétroliers de la région.Le président du Niger, Mahamadou Issoufou, vient de lancer un cri désespéré : «Il faut une intervention militaire pour réparer les dégâts liés à la chute de Kadhafi, sinon nous aurons Daech à nos portes». Mahamadou Issoufou est d’autant plus fondé à exiger cette intervention que, lors du sommet du G8 de Deauville au mois de mai 2011, il avait fortement demandé au président Sarkozy de renoncer à sa guerre. Il ne fut, hé-las, pas davantage écouté que les présidents Déby, Zuma et tous les autres responsables africains…Conséquence : aujourd’hui, soutenus par la Turquie et le Qatar, les islamistes sont en passe de conquérir la Tripolitaine. Ils sont déjà sur la frontière tunisienne, cependant qu’au sud, dans la région de Mourzouk, ils ont pris le contrôle du champ pétrolier d’El-Sharara avec l’aide de certaines fractions touareg.

 La situation étant aujourd’hui ce qu’elle est, est-il encore possible d’empêcher la création d’un «État islamique d’Afrique du Nord» avec toutes les conséquences régionales qu’aurait un tel événement?

Les Européens et au-delà d’eux, les instances internationales, n’ont comme d’habitude qu’une seule solution à proposer : encore et toujours la démocratie. Le 4 août dernier, jour de sa première réunion à Tobrouk, ils ont ainsi reconnu la légitimité du nouveau Parlement libyen pourtant élu par à peine 10% des électeurs, et ils ont appelé ses membres à une «gouvernance démocratique»… Il est difficile d’être davantage déconnecté des réalités, d’être plus prisonnier des nuées, de l’idéologie…La solution réaliste comporte deux volets, l’un est militaire, l’autre politique :Une triple intervention de l’Égypte, de l’Algérie (en dépit des déclarations contraires du Premier ministre Sellal) et de la France est dans les cartons. Si une telle intervention n’a pas encore débuté, c’est parce qu’elle doit impérativement se faire en appui à une résistance libyenne. Or, le général Haftar a perdu sa crédibilité. Il devient donc urgent et nécessaire de reconstruire le système d’alliances tribales qui existait du temps du colonel Kadhafi. Sans lui, il n’y aura pas d’intervention étrangère permettant d’abord de contenir, puis ensuite de réduire les salafistes d’Ansar Al-Charia et leurs alliés en Cyrénaïque, les résurgences du GICL (Groupe islamique combattant en Li-bye) en Tripolitaine et les Frères musulmans de Misrata. Or, que cela plaise ou non, Seif al-Islam, le fils du colonel Kadhafi, est le mieux placé pour constituer un tel rassemblement. À dé-faut, toutes les forces islamistes risquent d’être engerbées et coagulées dans un futur «État islamique d’Afrique du Nord» à l’imitation de l’EIL d’Irak.Au Mali, la guerre risque de reprendre également, car en dépit de sa réussite militaire, l’Opération Serval, n’a pas résolu le problème de fond qui n’est pas islamiste, le jihadisme n’étant que la surinfection d’une plaie ethnique millénaire, mais ethno-raciale et géo-ethnographique. Quant aux élections de l’été 2013, elles n’ont fait que confirmer la mathématique ethnique locale, l’ethno-mathématique.Tant que les idéologues – médias, politiques et faux «experts» – refuseront de voir que le Sahel, monde contact entre les civilisations sédentaires des greniers au Sud et l’univers du nomadisme au Nord, est un Rift racial le long duquel, et depuis la nuit des temps, sudistes et nordistes sont en rivalité pour le contrôle des zones intermédiaires situées entre le désert et les savanes, aucun espoir de solution ne sera en vue. Tant que ces mêmes idéologues s’accrocheront à l’utopie crisogène et mortifère consistant à vouloir faire vivre dans un même État agriculteurs noirs sédentaires du Sud et nomades berbères ou arabes du Nord, la guerre sera résurgente. La solution est pourtant évidente : repenser en profondeur l’organisation politique du Mali sur base d’un véritable fédéralisme ou d’un confédéralisme. Mais pour cela, il conviendrait de faire enfin comprendre au pouvoir de Bamako que le Mali «unitaire» n’existera jamais plus. Il n’a d’ailleurs jamais existé.L’option de sortie de crise pourrait être celle d’une très large autonomie des trois Azawad autour de ses trois grandes composantes eth-no-géographiques, à savoir la partie sud, le long du Niger, notamment peuplée par des Songhay et des Peul ; la partie nord autour de Kidal, territoire des Touaregs et l’ouest saharien «arabe».

Plus au Sud, pourquoi la France a-t-elle décidé d’abandonner la Centrafrique à la Séléka?

Les affrontements qui opposent actuellement anti-balaka et Séléka montrent que la Centrafrique est plus que jamais en perdition. C’est une décision ahurissante et insolite tout à la fois. Des élections présidentielles étant «pré-vues» en 2015, le retrait français va laisser le champ libre à la Séléka qui occupe déjà le centre, le nord et l’est du pays, ainsi que les zones minières. Dans les territoires qu’elle contrôle, les chrétiens sont persécutés ou islamisés et les élections seront «arrangées». Comme les 8 000 hommes du volapük militaire baptisé Minusca (Mission des Nations unies pour la Centrafrique) seront incapables de se faire respecter, le pays va donc être de fait abandonné à la Séléka. L’opération Sangaris n’aura donc finalement servi à rien.

Dans le dossier de la RCA, François Hollande a constamment tergiversé et accumulé les erreurs : La première date de la fin de l’année 2012 quand, avec peu de moyens, il était possible de «traiter» rapidement et efficacement les coupeurs de route de la Séléka. Mais François Hollande hésita.Au mois de mars 2013, alors que tous les connaisseurs du pays le pressaient d’agir, il laissa la Séléka prendre Bangui. La Centrafrique sombra alors dans le chaos, ce-pendant que les chrétiens – 95% de la population de souche–, étaient persécutés. Début 2014, face au désastre humanitaire dont ses hésitations étaient la cause, François Hollande décida finalement d’intervenir, mais en précisant que l’entrée en scène des forces françaises n’avait pas de but militaire… Nos troupes ne reçurent donc pas d’ordres clairs puisque ni l’«ami» ni l’«ennemi» ne furent désignés, Paris demandant simplement à nos soldats de jouer les «bons samaritains». Le déploiement de notre contingent se fit d’une manière insolite. Alors que l’objectif militaire prioritaire aurait dû être le verrou de Birao dans l’extrême nord du pays, il fut au contraire décidé d’enliser les forces françaises à Bangui dans une mission d’interposition relevant de la gendarmerie mobile. L’intérieur de la Centrafrique fut donc laissé à la Séléka qui eut tout le loisir d’y poursuivre ses massacres. L’actuelle situation catastrophique est clairement la conséquence de ce choix in-compréhensible par tous ceux qui connaissent la Centrafrique, car la prise de Birao aurait forcé la Séléka à se replier au Soudan et donc à abandonner le pays. Dès le début de l’opération Sangaris, au lieu de leur demander de détruire les bandes de la Séléka, Paris demanda à nos soldats de simplement séparer agresseurs et agressés, bourreaux et victimes. Alors qu’il fallait leur donner les moyens de sidérer l’adversaire et de saturer l’objectif, les chiches moyens alloués à nos troupes ne leur permirent que de lancer des patrouilles, non de quadriller et de tenir le terrain. L’impression d’impuissance fut accentuée par le fait qu’à Bangui, au lieu d’être désarmée, la Séléka voulut bien accepter d’être cantonnée… en conservant ses armes et en gardant ses gains territoriaux à travers le pays. Alors que la solution était d’abord militaire, le Quai d’Orsay ne cessa d’affirmer que la résolution de la crise se ferait par la reconstruction de l’État à travers un mirage électoral prévu pour 2015. L’aveuglement des diplomates semble sans limites, car le fossé de sang creusé entre nordistes et sudistes interdit toute reconstitution d’un «État» centrafricain lequel n’a d’ailleurs jamais existé, sauf peut-être à l’époque de Bokassa. Quel administrateur sudiste osera en effet s’aventurer dans le Nord pour s’y faire massacrer et quel fonctionnaire nordiste décidera de venir se faire lyncher à Bangui? Aujourd’hui, après avoir désolé une grande partie de la RCA, les bandes de la Séléka tiennent plus de la moitié du pays. Les mal-heureuses populations occupées sont ainsi revenues aux temps des raids à esclaves lancés depuis le Soudan et dont leurs grands-parents avaient été délivrés par la colonisation. Elles avaient naïvement cru que les troupes françaises étaient venues pour les libérer. Leur illusion fut de courte durée, car l’Élysée n’avait décidé qu’une gesticulation humanitaire sous habillage militaire.Pourquoi un tel gâchis? Pourquoi François Hollande abandonne-t-il au pire moment la Centrafrique à des bandes islamo-mafieuses qui vont être tentées d’en faire une base idéalement située au cœur du continent? Pourquoi avoir décidé de lancer l’opération Sangaris si c’était pour lui donner une fin aussi «discutable»? Ces questions, comme beaucoup d’autres sont sans réponse.

ProPos recueillis Par olivier stevens

Bio-express

Bernard Lugan, né le 10 mai 1946 à Meknès est un historien français, spécialiste de l’Afrique. De 1972 à 1983, il enseigne à l’Université nationale du Rwanda, pays dans lequel il mène également des fouilles archéologiques. De 1984 à 2009, il est maître de conférences à l’Université de Lyon III, où il assure différents cours autour de l’histoire de l’Afrique et de la Francophonie. Il dispense également pendant cette période des conférences à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) ainsi qu’à l’École de guerre au sein du module «Histoire et géostratégie de la francophonie». En 2009, il publie une histoire universelle de l’Afrique sous le titre «Histoire de l’Afrique, des origines à nos jours». Il a également publié «L’Histoire du Maroc», aux Éditions Ellipse, et «Printemps arabes : l’histoire d’une tragique illusion» et une toute récente «Afrique : la Guerre en cartes».

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