La Moudawana, démantelée et ruinée par la gouvernance islamiste?

Entretien avec Mohamed Saïd Saadi, ancien ministre

En 1998, le gouvernement de l’alternance de Youssoufi avait donné le ton, dès le discours d’investiture et a fait de la question de la femme, une priorité. Secrétaire d’Etat chargé de la Protection sociale, de la Famille et de l’Enfance alors, Mohamed Saïd Saadi était et reste le «père du Plan de l’intégration de la femme». Celui-ci avait très largement contribué, en 2004, à la rédaction et à la mise en oeuvre du Code de la famille (Moudawana), conformément aux voeux de S.M. Mohammed VI. Il s’est passé quelque treize années depuis sa promulgation. Dans l’entretien qu’il nous accorde, sans concession aucune, il se livre à une pertinente analyse de la situation de la femme et conclut plutôt à un saccage et une régression de la Moudawana.

Maroc diplomatique : Comment voyez-vous, aujourd’hui, le destin de ce texte fondamental?

Mohamed Saïd Saadi : Je crois qu’il faut d’abord attirer l’attention sur le fait que le nouveau Code de la famille a ouvert de nouvelles possibilités à la femme marocaine pour défendre ses droits, au sein du foyer conjugal. Je pense par exemple au divorce judiciaire pour raison de discorde (chiqaq) ou consensuel (par consentement mutuel) et il y a aussi les nouveaux droits quant à la tutelle matrimoniale qui a été supprimée et rendue facultative. Sans oublier, bien entendu, que le foyer a été mis sous la responsabilité partagée des deux conjoints. Autant de possibilités qui n’existaient pas avant. Cela dit, il faut absolument être objectif et relever les failles, notamment en matière d’application saine du Code sachant que celui-ci n’a pas instauré la parité parfaite en matière de droit civil entre l’homme et la femme. On sait très bien que cela constitue un progrès par rapport au passé mais il reste beaucoup à faire en matière de la marche vers l’égalité. Je pense surtout à la polygamie qui n’a cessé de croître et au mariage des mineures qui est devenu un vrai fléau social. Figurez-vous qu’en 2013, on a enregistré quelque 35.000 mariages de filles mineures. Il faut dire aussi que l’aspect de l’accompagnement n’a pas été mis en place. A titre d’exemple, il était prévu de construire 72 tribunaux de famille, or je crois qu’on n’en est même pas arrivé à la moitié, au regard de la politique d’austérité mise en oeuvre depuis l’arrivée du gouvernement islamiste ou islamo-conservateur en 2011. Donc on a serré la vis, et fermé les robinets pour les ministères à caractère social. Aussi faut-il souligner qu’il y a aussi un énorme problème de sensibilisation et de travail sur les mentalités. Pour ne citer que le Haut-Atlas, une grande majorité des femmes rurales ne connaît pas les nouveaux droits qui sont inscrits dans le nouveau Code de la famille faute de sensibilisation.

Certes, quelques initiatives au niveau de l’aspect civil ont été lancées mais sans plus alors que c’est une question qui devrait être du ressort d’abord de l’Etat en s’outillant d’une vision, d’un plan, de moyens, de ressources et puis d’une politique d’évaluation permanente. Or sur ces chapitres, il y a beaucoup à dire. Et cela n’a pas été une réussite.

Les textes et les réformes constitutionnelles ne cessent de brandir et de souligner des avancées quant à la participation des femmes dans l’évolution du pays. Pourtant, l’effectivité est loin d’être satisfaisante et laisse à désirer au simple constat de la place accordée au sexe féminin dans le fonctionnement des institutions et sur le plan économique. De plus en plus de gens estiment que, par rapport à l’époque qui a précédé la Moudawana, le statut de la femme s’est dégradé considérablement. D’où la réaction un peu injuste qu’elle n’a, finalement, rien changé. Qu’en pensez-vous ?

– Absolument. D’ailleurs, dans mes rapports avec les hommes je sens qu’effectivement, ils sont en train de prendre conscience que le patriarcat est sur la défensive. Et donc il y a une certaine résistance parce qu’il s’agit bien d’une question de pouvoir et il ne faut pas se leurrer à ce niveau-là. Il ne faut pas se cacher la face, c’est une question de partage du pouvoir au sein de la famille, au sein du foyer et au niveau de la société tout entière.

 Et de toute façon, on ne peut pas parler de démocratie alors que les droits de la femme sont bafoués au foyer, au sein de la famille et dans la vie publique. Et sur ce point, il me semble qu’il y a un changement mais de la résistance, en face. Cela dit, il ne faut pas oublier qu’il y a des femmes qui ne sont pas conscientes de la nécessité de donner de la voix pour se faire respecter. En même temps, dans le milieu où j’évolue, je sens une certaine affirmation chez les femmes marocaines, ce qui est de bon augure parce que c’est un problème de prise de conscience, parce que l’ordre social est fait tel que la femme est perçue comme un être mineur. En plus, l’éducation, l’intégration dans la vie publique, les changements légaux, le nouveau Code de la famille, l’interaction avec le milieu extérieur, à l’international, tout cela fait qu’il y a une mutation en profondeur qui s’opère, qui se produit au sein de la société et dont les effets ne sont pas encore tout à fait nets. C’est comme une sorte de frémissement vers la liberté et l’émancipation de la femme marocaine et cela me réconforte.

Il est vrai que des avancées sont là, mais tout en étant réelles, elles cachent de graves déficiences qui attestent de la précarité de la condition féminine au Maroc. Or une vraie démocratie ne repose- t-elle pas initialement sur l’égalité des sexes dans la vie économique, politique, sociale et culturelle afin d’assurer l’équilibre de la société ? Le mécanisme de quota n’est-il pas l’illustration même de la discrimination ?

– C’est une discrimination positive. D’ailleurs, ce mécanisme a été instauré par les Nations unies. Et il a montré son efficacité dans plusieurs pays à travers le monde. Mais c’est un mécanisme qui est censé être provisoire, l’objectif étant d’aller vers la parité par rapport à l’accès aux postes de décision. Et cela ne concerne pas seulement les instances élues, c’est aussi le gouvernement, les partis politiques, les organes dirigeants des partis politiques, les syndicats, le secteur privé, les Conseils d’administration, les entreprises de médias où vous travaillez et où vous donnez le bel exemple de l’initiative féminine .

La parité est une politique stratégique qui est censée être transversale et ne pas concerner seulement les instances élues, le Parlement, les communes même si à ce niveau-là il reste beaucoup à faire parce que ce n’est pas seulement une question de quantité ou de nombre. Les 22 % atteints ne sont pas suffisants. Il faut aller vers le tiers pour qu’on commence à sentir les effets de manière palpable et nette. Donc le seuil considéré comme masse critique, je crois qu’on ne l’a pas encore atteint.

 Il n’y a pas de démocratie dans un pays qui bafoue les droits de la moitié de la société. Comment parler de démocratie alors qu’une bonne partie de la société est marginalisée ? Ce qui est d’ailleurs le cas en matière de genre, en matière de rapports sociaux entre les sexes parce que ce n’est pas seulement une question biologique mais il s’agit des rôles assignés aux hommes et aux femmes au sein de la société et c’est un construit historique, culturel et social.

Par conséquent, il faut pouvoir démonter ce construit pour le remplacer par de nouveaux rapports basés sur l’égalité, le respect mutuel, la solidarité, l’entraide, l’entreprenariat et non sur l’hégémonie d’un sexe qui serait supérieur à l’autre.

Les discriminations à l’égard des femmes font que le Maroc est toujours à la traîne dans les classements internationaux qui le catégorisent au coeur des pays de culture traditionaliste par rapport à l’acceptabilité du rôle socio- économique de la communauté féminine au sein de la société. Pourquoi la question féminine n’est jamais abordée en tant que priorité politique et stratégique pour le développement et la modernisation du pays ?

– C’est une question fondamentale. Là vous tombez en plein dans le mille et vous soulevez la question de savoir pourquoi on n’avance pas suffisamment. D’abord, il y a la responsabilité des partis politiques qui ne sont pas suffisamment sensibles à l’importance de la question de l’égalité entre les sexes et qui tiennent un discours qui peut paraître égalitaire. Mais dans les faits, les rouages de fonctionnement des partis, l’accès aux postes clés au sein des partis, organes dirigeants, dans la répartition des circonscriptions électorales entre hommes et femmes, la présentation des profils de ministrables, à ce niveau-là, on sent effectivement que les hommes ne veulent pas lâcher prise.

Le pouvoir continue à motiver beaucoup de décisions au sein des partis politiques dans le sens où très peu d’hommes politiques sont prêts à partager le pouvoir avec les femmes et à faire des concessions pour que la société puisse proposer des profils féminins qui sont là et qui ne demandent qu’à s’affirmer. Mais le fait qu’il y ait des barrières au sein desdits partis fait que les femmes sont réticentes à s’engager dans la politique. Il faut aussi avouer que moi-même ayant fait l’expérience du travail gouvernemental, je dois dire que le courage politique n’est pas la meilleure des qualités de nos hommes politiques. D’autant plus qu’un travail de fond est à engager sur les mentalités bien que ce ne soit pas pris en considération.

 Quand l’actuelle ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement social a décidé de remplacer l’«Agenda gouvernemental de l’égalité» par «le Plan gouvernemental de l’égalité vers la parité» (ICRAM), elle a veillé juste à le rebaptiser sans rien ajouter de plus par rapport au plan qui avait été proposé en 2011, à l’époque du gouvernement Abbas El Fassi. En revanche, elle a supprimé tout un chapitre qui était destiné à la diffusion de la culture de l’égalité et le travail sur les mentalités alors que c’est un axe fondamental.

Et là c’est une grave régression. Cela montre qu’en fait, les islamistes ne sont pas convaincus de l’importance du changement des mentalités ni de la nécessité de communiquer autour de la problématique de l’égalité entre les sexes et de l’intérêt qu’il y a pour notre pays à adopter une politique volontariste, systématique et ambitieuse. Et dire que nous avons besoin de faire un saut qualitatif ! Nous ne pouvons plus nous limiter à accommoder des mesurettes. Tenez- vous bien que dans la déclaration des politiques générales du gouvernement Benkirane, présentée en 2011, il y avait une demi-page consacrée à ce qui était appelé «Les questions de la femme» et où il n’y avait pas un seul mot sur «l’Agenda de l’égalité». Ce n’est qu’en 2013 qu’on a ressorti cet agenda, qui date de 2011, du tiroir pour le rebaptiser ICRAM.

D’un autre côté et en plus des choix économiques et sociaux, il faut relever un déficit énorme dans le rôle des médias où certains sont conditionnés, en partie, par le business, le sponsoring, la publicité… etc… Une grande partie de cette presse, malheureusement, véhicule une image déformée et réductrice des femmes. C’est pourquoi celles-ci doivent s’engager davantage, ou dans des partis politiques ou dans la société civile ou le mouvement social. Ce combat devrait être une affaire de la société mais étant donné l’état socio-culturel dégradé dans lequel nous nous trouvons, très peu d’hommes porteront le flambeau très haut pour soutenir la cause féminine. Toutefois, il faut les interpeler parce que ce sont des partenaires indispensables qui sont au gouvernement et sont majoritaires partout. Donc si nous arrivons à les sensibiliser et à les avoir de notre côté, cela facilitera beaucoup de choses.

Une enquête nouvellement présentée par la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) dans le cadre du Global Media Monitoring Project, a constaté que les hommes représenteraient 80% des sujets et sources des nouvelles au Maroc contre seulement 20% pour les femmes. Elles sont également peu visibles en tant qu’employées du gouvernement (25%), membres du gouvernement (14%) ou patronnes (17%). Qu’est-ce que cela reflète-t-il à votre avis ?

-Là vous touchez à la question de l’intégration de la femme dans la vie publique. Quand seulement 25 % des femmes sont employées du gouvernement cela montre l’inefficacité des politiques publiques. C’est le biais de genre qui est toujours là et quoi qu’on en dise, il y a beaucoup de responsables qui pensent que la place de la femme est d’abord au foyer. Et puis, il faut rappeler qu’au niveau des différents départements ministériels, l’initiative est laissée au ministre de promouvoir ou de proposer telle ou telle femme à tel ou à tel poste décisionnel, de directeur ou de chef de division … Le problème est qu’il n’y a pas de volonté réelle avec des critères et une obligation pour les ministres de veiller à ce qu’il y ait une parité dans toutes les propositions faites des candidats et des candidates à différents postes de décision et de responsabilité. Si on veut vraiment aller vers une meilleure représentation des femmes, notamment, dans les postes de décision cela est fondamental d’abord pour l’image du pays et puis pour donner l’exemple et de la visibilité, attendu qu’on a des femmes compétentes qui peuvent accéder à la responsabilité, s’acquitter de manière honorable autant si ce n’est mieux que l’homme de leur fonction et de leur mission.

Et donc on revient à la question de la volonté politique et de la capacité des partis politiques à faire de la question de l’égalité entre les sexes une question prioritaire, une question internationale. Bientôt on dévoilera le programme gouvernemental et je ne serai pas étonné de voir que cette question ne figure pas à l’avant-poste et au top des priorités du gouvernement.

Le rapport d’analyse présenté, le mardi 7 mars, par le Comité chargé du suivi du Plan gouvernemental de l’Egalité est plutôt alarmant. Suite à 37 points constatés, le CSPGE déduit « l’absence de la volonté politique nécessaire pour traduire dans la réalité les dispositions constitutionnelles en matière des droits des femmes et d’égalité entre les sexes ». Quel constat peut-on faire surtout après le passage du gouvernement islamiste dont l’ancien chef de gouvernement ne cachait pas ses positions quant à la femme ?

– Je vais résumer le bilan de ce gouvernement en matière d’égalité entre les sexes, en trois chiffres. En 2011, on était classés 129e sur 145 pays dans ce qu’on appelle le gender gap, dans le rapport publié par le Forum économique mondial, chaque année, sur les écarts et les discriminations en matière de genre. En 2015, on a rétrogradé à la 139e place et en 2016, on est passés à la 137e place. Cela veut tout dire. Parmi les causes fondamentales de cette régression, il y a d’abord la baisse du taux de participation à la vie économique et les discriminations en matière d’éducation alors qu’on a constaté une légère amélioration en matière de ségrégation dans le domaine de la santé et celui de la représentation politique parce qu’effectivement, il y a eu un effort comme je l’ai souligné.

Pour conclure, quel est votre mot de la fin à propos de l’expérience marocaine d’intégration de la femme au développement ? Peut-on parler d’un échec des politiques publiques en matière de promotion de la femme ?

-Je dirais que c’est un bilan en demi- teinte. Il y a eu des efforts mais qui se sont révélés insuffisants. Par contre, on peut relever une absence de volonté politique, notamment, depuis l’arrivée du gouvernement islamo-conservateur. C’est une lutte de longue haleine, et la marche vers l’égalité est tout sauf un long fleuve tranquille. Pour moi, la reconduction des islamistes à la tête du gouvernement n’augure rien de bon. Au contraire, ceci doit nous inciter toutes et tous à plus de vigilance et de mobilisation.

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