La qualité, maillon faible des télévisions nationales marocaines?

Dossier du mois

Des experts nous livrent leur avis

Fouad Souiba, auteur-réalisateur

La télévision joue-t-elle aujourd’hui son rôle comme il se doit ? A-t-elle suffisamment de moyens pour rivaliser de compétence avec la concurrence ? Occupe-t-elle son espace d’expression dans le total respect des valeurs de la société ? Remplit-elle sa mission au diapason des prouesses technologiques et autres contraintes financières grandissantes qui imposent, même aux chaînes nationales publiques, une inlassable récurrence dans le live et une présence tangible sur le terrain ? Il va sans dire que notre télévision est le reflet de notre société. Quoique l’évolution de l’une ou de l’autre ne roule pas à la même vitesse. Exposée comme elle est à des milliers de lucarnes ouvertes sur le monde, notre société, y compris l’infime partie conservatrice qui la compose, ne peut que constater les dégâts de la rude compétition qui oppose les chaînes privées (cryptées, câblées, ou claires) aux chaînes publiques et vice-versa. L’explosion des moyens investis dans la fabrication d’images est sans commune mesure. Son intrusion dans les espaces les plus intimes et réservés du citoyen fait de la télévision un compagnon incontournable à toute opération de mobilisation des masses, y compris leur manipulation lors des phases critiques des nations (comme en temps de guerre). Or, le phénomène qui déstabilise ce climat paisible est sans nul doute la nouvelle industrie culturelle qui écrabouille l’ancienne à l’aune de l’explosion des nouveaux médias et emprunte la voie royale des nouvelles traditions de consommation. Du coup, on fait du neuf (forme) avec de l’ancien (contenu) et on renvoie aux calendes grecques le modèle de consommation traditionnel dont le legs historique demeure cantonné dans l’écran cathodique. Une perte conséquente de millions de jeunes consommateurs (et même de vieux) en découle systématiquement. Elle provoque une désaffection d’une génération entière aux habitudes de consommation du produit culturel obéissant à un modèle robotisé et substantiellement sophistiqué. Voilà ce qui altère profondément le rôle de la télévision en tant que mobilisateur de masse et moyen d’information à l’influence jadis considérable. Il faudrait sans doute envisager le relâchement de sa puissance mobilisatrice tant et si bien qu’elle cède manifestement du terrain aux nouvelles formes de communication galopantes.

Le constat fondamental à émettre, de prime abord, est le cantonnement de la télévision dans une mentalité de gestion vieillotte par une ère de compétitivité et d’intelligence de marché. La passivité avérée de la télévision se vérifie dans le rythme de son management qui est en-deçà de la cadence d’il y a encore 15 à 20 ans.

C’est à croire que tout bouge sauf le secteur de l’audiovisuel qui, lui, recule substantiellement. Le peu de cas qu’il fait des questions névralgiques de société, ainsi que l’égard peu regardant sur l’intérêt immédiat des publics, au même titre que l’insouciance dont il entoure la qualité du rendu, jouent dé- favorablement contre l’adhésion du té- léspectateur au contenu, même lorsqu’il arrive, par miracle, à être exceptionnel. Dans ce cas de figure, il faut souligner que les attentes ressenties à l’orée de la libéralisation du secteur de l’audiovisuel en ce début du nouveau millénaire sont restées non satisfaites. La cruelle ressemblance des produits d’information aussi bien que de fiction diffusés par le triptyque constitutif du paysage audiovisuel marocain (SNRT, Soread 2M et Médi 1 tv), habitué à s’allaiter au même sein nourricier, en fait une fratrie siamoise, incapable d’enfanter de petits génies. De quoi renforcer l’indigence de la télévision à créer des vedettes appréciées et adulées et qui tiennent les rênes de programmes phares. Au contraire, elle continue sur sa politique de servilité envers les uns et de complaisance envers les autres, empêchant l’émergence de toute empathie avec une audience désemparée. Même les quelques produits, ô combien rares, auxquels le public aurait visiblement adhéré disparaissent curieusement, du jour au lendemain, de la carte de la programmation sans bonne raison. Ceci ne manque pas de vérifier un constat fort traumatisant ; il admet que le combat contre le succès est la seule vraie bataille engagée par la télévision. Un autre constat et non des moindres c’est de se rendre compte que nul directoire ne s’assigne la moindre stratégie visant à définir des objectifs propres identifiant la personnalité du médium et œuvrant pour une démarcation vis-à- vis de la concurrence. Bien au contraire, ce qui donne le tournis c’est que le top management se contente de livrer une piètre copie d’un labeur consistant à expédier les affaires courantes, sans jamais se soucier du créatif, de l’inventif, qui rappelle un soupçon d’évocation du génie artistique local. Admettons que des générations antérieures ont failli à leur responsabilité en négligeant la formation à ces disciplines. Une lacune profondément ressentie aujourd’hui et dont le bilan est peu flatteur. Mais, estce que cette faiblesse ne peut se rattraper autrement ?

Nul ne peut continuer à ignorer la morosité du secteur en matière de cadres supérieurs hautement qualifiés. Cette hallucinante réalité se révèle dès que le besoin en encadrement devient hyper urgent. Puisque en dehors de quelques universitaires rôdés depuis à un enseignement supérieur en audiovisuel et cinéma, et qui se comptent sur les bouts des doigts des deux mains, la triste réalité est là pour afficher un visage de souffrance.

Léthargique, l’enseignement manque cruellement de formateurs attitrés, et par voie de conséquence, de managers susceptibles de gérer à la pointe de la profession un tel secteur. En contrepartie, la relative réussite de quelques initiatives en radios indépendantes me semble pertinente en ce sens où la formation qu’impose le secteur, beaucoup moins lourde, tout aussi bien que l’investissement, moins coûteux que jamais auparavant, permettent d’emprunter une tout autre tangente. Le succès de certains programmes, si succès il y a, est à chercher dans l’écoute de l’auditeur, auquel on ouvre l’espace pour s’exprimer sur des sujets sensibles. Du coup, on se trouve à la lisière d’une attente qui n’a que trop duré. A l’opposé, à la télévision, où le live constitue l’arme fatale, et probablement l’ultime recours, il semble loin d’être d’actualité dans nos télévisions. Ce qui retarde toute velléité de changement ou de grignotement de nouveaux publics. Ceci étant, le public compare et voit ce qui se passe dans les pays de la concurrence : Golfe, Europe ou d’ailleurs ! Je suis porté à constater que la société a beaucoup plus évolué que l’offre de la télévision. Ce qui semble être une indigence à produire du bon cru, de la qualité, est un indicateur sur l’inégalité du produit local et du produit étranger. La différence est flagrante à tout point de vue. La vitrine internationale a particulièrement changé les habitudes d’écoute chez-nous, au point où on ne sait plus où donner des yeux et des oreilles. Hyper hallucinant encore, l’impression que laissent émerger les managers c’est que la qualité du produit n’est pas une fin en soi. En lieu et place, on assiste à une espèce de laisser-faire et de laisser-aller. Ce qui compte c’est de remplir l’antenne, quitte à puiser indé- finiment dans le frigo.

Cette situation de lutte contre le vide : le blanc à la radio et le noir à la télévision, vient de cette impression de sur-débordement et d’insuffisance de moyens à faire valoir devant la demande de l’ogre insatiable qui est la diffusion. Ce qui est à mon sens une cruelle aberration.

Les moyens mobilisés aujourd’hui pour et par la télévision sont si importants que la précédente génération des années quatre-vingt-dix en rougirait, et l’avant-dernière génération encore plus, si elle venait à prendre connaissance des chiffres actuels. La transformation de la RTM en SNRT suite à la libéralisation du secteur audiovisuel a transité, dans son volet financier, par l’arbitrage de l’ex-Premier ministre, Driss Jettou. Il fallait se prononcer, en toute âme et conscience, sur la requête de la SNRT qui exigeait un budget conséquent face aux mesures restrictives du département des Finances, à sa tête Fathallah Oualaâlou à l’époque, pour trancher cette question. Se penchant du côté de la société nationale naissante, le Premier ministre avait conscience du rôle capital du nerf de la guerre dans le fonctionnement de la télévision. Maintenant, est-ce que la télévision a réagi conformément au souhait des pouvoirs publics qui croyaient si bien faire en ordonnant de débloquer suffisamment de moyens, et même un peu plus? Lorsque nous évaluons la situation, aujourd’hui, nous en concluons qu’un autre élément est intervenu depuis janvier 2013, et qui aurait probablement mis du sable dans un engrenage pas encore entièrement huilé. Il s’agit de ces fameux Cahiers des charges auxquels se soumettent depuis les sociétés nationales à chaque entame de nouvelle saison de production. Un marché public garantissant la transparence est alors lancé via un appel d’offres. Il définit les projets souhaités par les chaînes et ouvre une concurrence « loyale » entre sociétés concurrentes. Cette initiative prise par le gouvernement est reçue comme une épée de Damoclès dressée au-dessus de la tête des managers de la télévision. Nul n’apprécie l’étendue de la probité qu’entend consacrer un tel texte. Résultat des courses : une gué- guerre éclate et impose un nouvel arbitrage dirigé par l’ancien ministre de la Communication, Mohamed Nabil Benabdallah, pour débloquer la situation. Si, aujourd’hui, la situation n’est plus au point zéro, elle n’en est pas très loin. Hallucinant ! Pourtant « informer, divertir, éduquer » telles sont les fonctions fondamentales de la télévision. Nos médias audiovisuels les rempliraient-elles ? La bonne question à poser est-ce qu’elles les rempliraient bien ? C’est selon ! La réponse pourrait sembler évasive ! Mais la réalité est là ! Les principaux commanditaires et diffuseurs des programmes du PAM, y compris les antennes de radios privées, ne sont pas loin de répondre au sacro-saint triptyque : informer, divertir, éduquer. En même temps, le bénéfice n’est pas démocratique, en ce sens où la radio et la télévision ne contentent pas tous les publics. La bonne foi y est, mais la manière n’y est pas! D’où la migration massive vers les chaînes satellitaires afin d’assouvir sa soif. Avant, lorsqu’il n’y avait qu’une seule et unique chaîne, nul n’avait le droit de comparer. Présentement, la comparaison est cruelle. Des milliers d’offres débordent la lucarne et proposent des choix multiples qui satisfont les plus récalcitrants.

Hier encore toute la population regardait le JT ou encore la fiction de la RTM. Aujourd’hui, moins de 10% de la population sont friands du JT ou de la fiction télé locale, contre une migration massive vers le produit du Golfe ou d’Europe.

Le tout est de savoir si on veut fabriquer un média audiovisuel qui constituerait un moment névralgique pour la communion de la population, et l’épanouissement des talents du pays, au lieu d’aller les chercher ailleurs, chez la concurrence, ou, si la priorité est de s’attacher à traîner cet héritage du passé. Un héritage qui sacralise la télévision au point d’en faire un outil servile, à l’usage iconoclaste, qui ne préfigure nullement la transfiguration de la société et sa nette évolution. La grande bataille à engager immé- diatement est celle du Web. En panne, nos médias audiovisuels cèdent l’espace et donnent toute latitude à leur audience d’aller se servir ailleurs. Investir dans la grande toile n’est pas de l’argent jeté par la fenêtre, si bien que l’identification numérique passe par cette contrainte technologique à la compétitivité plus accentuée. Attention ! Ceci ne signifie absolument pas que la migration de notre télévision sur la toile ferait avancer les choses. Beaucoup reste à faire avant de franchir le pas. Or, ce qu’il faut constater c’est qu’à la concurrence classique vient s’ajouter celle du Net, contre laquelle les armes de nos médias audiovisuels manquent sérieusement de munitions. A peine une barrière se lève, qu’une autre se dresse pour peser de tout son poids. Une multitude de fenêtres au ton libre trouve refuge dans la toile. On trouve pêle-mêle des journaux, des embryons de télévision actifs irrégulièrement mais présents sur la durée. Ils donnent la parole aux sans-parole et proposent une carte au menu tranchant avec le passé. Le ton libre de ces organes accentue le ressentiment éprouvé face aux anciens médias. Loin de consacrer quelque embrouille d’usage, le web offre une nouvelle opportunité de comparer les produits et la qualité du contenu. A la différence flagrante de l’alternative cré- dible proposée sur le web s’ajoute la célérité, l’aisance de l’accès. Des privilèges qui rendent justice à l’audience et démocratise l’accès à la bonne information, mais aussi à d’autres contenus inaccessibles à la télévision et à la radio. Aussi l’audience trouve-t-elle dans sa quête de la vérité son bonheur dans la navigation sur la toile. Un élément qui vient décrédibiliser davantage l’audiovisuel classique écrasé par les privilèges proposés par le Web.

N’oublions pas que toute une génération née dans l’ère de l’Internet a, aujourd’hui, du mal à apprivoiser les moyens d’information et de divertissement classiques. Elle a accès directement à toute cette panoplie de contenus, très rapidement aux programmes qui satisfont ses attentes dans la toile.

Pourquoi irait-elle se casser la tête devant un poste de télévision qui doit envisager de contenter tout le monde par un menu généraliste ? Par ailleurs, nul n’a le droit de monopole sur les images qui engagent l’intégrité des gens, ni de diffuser des images atroces sans consulter la victime, ses parents ou ses tuteurs. L’intégrité de l’individu passe au-dessus de tous les intérêts mercantiles. Les organes à sensation sont tenus de prendre leurs précautions avant la diffusion de toute image qui porterait préjudice à un être humain. Ce n’est pas cette flambée de violence que connaît le monde qui va changer quoi que ce soit à cet idéal. L’Homme doit être respectueux de son semblable, au moins dans des situations de cette trempe. La télévision doit être l’ultime recours pour préserver la mémoire des victimes de guerre, de catastrophes naturelles ou de tout autre calamité. En contrepartie, le consentement des familles doit être acquis avant toute diffusion d’images violentes quand elles ne sont pas jugées non diffusables.

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