Lettre ouverte à Monsieur Houcine El Ouardi ou quand la santé mentale citoyenne se fait violer

Monsieur le ministre,

L’horreur est à nos portes.

Il y a quelques jours, nous nous sommes réveillés avec ce poids sur le cœur, celui de se sentir honteux dans une société qui nous met face à nos défaillances. La vidéo de la jeune fille du bus qui s’est fait agresser par six maudits adolescents est un acte d’une violence fracassante qui doit secouer nos consciences jusqu’à les commotionner. Nous sommes face à un crime odieux qui doit remettre tout en question et changer les paradigmes.

Aujourd’hui, cette agression sexuelle est une atteinte à tout un pays et doit nous interpeller toutes et tous. Et vous Monsieur le ministre, encore plus. Oui Monsieur le ministre. Cette jeune fille, souffrant de troubles mentaux, est la fille de cet Etat dont vous représentez la Santé.

« Ce sera Bouya Omar ou moi » ! Vous rappelez-vous de cette phrase qui est la vôtre Monsieur le ministre ? Vous rappelez-vous que vous avez fait la Une des journaux, à notre grand bonheur à nous tous, qui y voyions une délivrance du pays des chaînes de l’obscurantisme, du charlatanisme et du business d’une mafia sans scrupules ? Le plan national de prise en charge psychiatrique que vous aviez présenté au Roi Mohammed VI en juin 2013 et l’évacuation du triste temple qui accueillait les patients atteints de maladie mentale en 2015 nous avaient emplis d’espoirs. Votre engouement, à ce moment-là, nous impressionnait au point que nous imaginions que nos « fous » allaient enfin retrouver leur dignité grâce à l’opération Karama initiée par vos soins. Ce programme  ne prévoyait-il pas à la fois la construction de nouveaux centres d’accueil et des mesures de réintégration des patients dans la société comme vous l’aviez brandi ?

Nous attendions avec impatience l’alchimie que vous alliez opérer dans ce secteur de la santé mentale au Maroc. A ceux qui se demandaient craintivement ce qu’adviendrait des malades de Bouya Omar, nous répondions victorieusement que Monsieur le ministre s’était emparé à bras-le corps de cette tanière «d’internement» qui avait, maintes fois, soulevé la polémique et qu’il allait enfin réhabiliter les pauvres patients et leurs familles et essuyer d’un revers de main cette tache noire que constituait cette « institution de la honte ». Les malades y étaient torturés, drogués et affamés. Un « centre » qui entachait l’histoire du Maroc. Mais Lhoucine Elouardi allait redorer le blason de la Santé du pays, nous disions-nous. Vous aviez annoncé que vous alliez donner une large place à la santé mentale dans votre stratégie sectorielle 2012-2016. Vous vous étiez engagé dans une prise en charge sérieuse et la construction de nouveaux centres spécialisés dans le traitement des troubles mentaux. Qu’en est-il aujourd’hui ? Combien d’hôpitaux sont-ils sortis de terre depuis ? Nous vous faisions confiance Monsieur le ministre mais les mesures concrètes qui tardaient ne se font toujours pas voir.

Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Depuis, nos malades mentaux sont devenus notre grand mal, notre drame et notre fardeau. Depuis, le martyre des « fous enchaînés » de Bouya Omar par des familles désespérées de trouver un lieu adapté à la maladie mentale de leurs proches qu’ils préféraient mettre en « détention » est devenu celui des familles qui sont la proie convoitée d’un marché fructueux en raison d’une déficience totale des services spécialisés.

Ceux-ci avec les centres d’internement pour recevoir ces patients se comptent sur le bout des doigts et les spécialistes pour les traiter encore plus rarissimes (psychiatres, infirmiers spécialisés, etc.). D’autant plus que certains hôpitaux qui datent de l’ère coloniale sont insalubres et inadaptés.

Monsieur le ministre,

Prenez sur vous et allez visiter ces hôpitaux -sans aviser bien entendu les responsables des locaux à l’avance-, vous en sortirez avec des haut-le cœur. Allez jeter un coup d’œil et vous verrez le manque ou plutôt l’absence de moyens et d’équipements. Allez faire un tour du côté de ces pavillons psychiatriques et vous y trouverez des « bagnes » où les malades sont traitées comme des  bêtes immondes dans des caves collectives ou des chambres d’isolement fermées à double tour où l’obscurité des lieux s’alourdit par la dureté des cœurs. Une jungle où c’est le plus fort et le plus fou qui fait la loi. Avez-vous déjà mis les pieds dans le centre de Tit Mellil, l’hôpital psychiatrique de Berrechid ou le pavillon 36 où les malades ne sont plus que des légumes qu’on manie comme des automates ?

Vous avez fermé le centre de « la honte » mais ne voyez-vous pas que les malades ne font que survivre dans des « isoloirs inhumains » ?

« Si des familles emmenaient leurs proches à Bouya Omar, et je le dis en tant que médecin, c’était de ma faute et celle du ministère. Ils n’ont pas trouvé où mettre leurs proches dans des hôpitaux du royaume du Maroc. Il n’y avait pas de place, pas d’effectif et il était temps que nous assumions nos responsabilités » aviez-vous déclaré lors d’une interview accordée à Telquel en juin 2015. Aujourd’hui Monsieur le ministre, désemparées parce qu’elles assument seules les crises de violence et de démence de leurs proches, ces familles se voient dans l’impasse et abandonnent leurs malades qu’elles n’arrivent plus à contrôler. Des familles s’isolent pour protéger leurs malades quand elles n’éloignent pas leur « mal » dans des chambres ou des fermes, à des kilomètres, pour épargner le reste de la famille. Ces familles sans soutien de l’Etat vivent dans le désarroi total et dans l’angoisse quotidienne que leurs malades mentaux  ne commettent l’irréparable.

Monsieur le ministre,

Et si on parlait un peu de l’hôpital Arrazi de Salé ? « Nous avons réussi à y mettre Rachid après plusieurs interventions. Tout le monde ne peut pas y trouver une place bien sûr parce que les 260 lits ne sont pas à la portée de tous les malades. Il est vrai qu’on avait de la chance de l’y faire admettre grâce à une connaissance, et Dieu merci, il en est sorti plus calme et plus docile après quatre mois de traitement. Mais cela nous a coûté dans les 36.000 dhs rien que pour l’internement (l’hébergement). Chaque dix jours, il fallait payer 3.000 dhs à raison de 300 dhs/ jour. Sans parler du traitement qui n’est pas donné bien entendu». Cette maman s’estime heureuse d’avoir eu l’aide de la famille pour pouvoir payer tous ces frais. Mais quel est le sort de ceux qui ne mangent même pas à leur faim, Monsieur le ministre ? Ceci quand on accepte –et cela arrive rarement- de garder le malade pendant un peu plus d’un mois. Normal ! Dans la majorité des hôpitaux, on n’accueille plus que des hommes sous prétexte que les femmes n’agressent pas et donc leurs familles peuvent se charger de leur faire suivre le traitement à la maison. Or on est à mille lieues d’imaginer ce qu’endurent les proches de ces malades qui vivent sur les nerfs parce que la solidarité familiale à elle seule ne peut en supporter tout le poids. Sauf que même ces hommes chanceux le temps d’un internement, n’y passent, généralement, que deux semaines ou trois au grand maximum –alors qu’ils ont besoin de suivi pour éviter les rechutes- et sortent munis d’une ordonnance parce que voyez-vous, ces services psychiatriques qui ne répondent pas au 1/100ème de la demande sont inondés et donc se voient dans l’obligation de se débarrasser de certains patients pour en accueillir d’autres. Combien de malades dont la famille s’est éclipsée sont relâchées et abandonnées, pendant la nuit, dans des villages alentour pour finir en clochards agressés et agresseurs.

Si vous-même nous aviez horrifiés avec les chiffres que vous avez annoncés en déclarant que 48,9% des Marocains souffrent ou ont souffert de troubles psychiques, 26,5% souffrent de dépression, 14% ont déjà tenté de se suicider au moins une fois, entre 2 à 3 personnes sur cent sont schizophrènes, et si au total le Royaume compte dans les 2453 lits pour les 35 millions d’habitants, ne devrait-on pas s’attendre au pire ? Faut-il rappeler que pour 100.000 Marocains, le pays compte un psychiatre, 33 infirmiers spécialisés et 0,04 psychologue ?

Monsieur le ministre,

Le manque d’infrastructures, les ressources en personnel spécialisé laissent à désirer. Nous sommes loin d’être couverts et la santé mentale est loin d’être une priorité pour l’Etat qui n’alloue pas de budget conséquent. Nos malades sont abandonnés et délivrés à la rue. Des familles se sont éclatées. De jeunes filles sont violées quotidiennement. De nouveau-nés sont jetés tragiquement si leur cri n’est pas étouffé de la pire des façons. Des crimes sont commis par des gens qui ont besoin d’assistance mais que l’Etat exclut de ses projets. Des incestes sont tus.

Les familles, dépassées et sans assistance, baissent les bras et vous, votre souci est plutôt de répondre aux instructions des institutions internationales.

Vous avez du pain sur la planche, monsieur le ministre, parce que voyez-vous, votre responsabilité est flagrante dans cette agression sexuelle qui n’est pas la première et ne sera pas la dernière. Si cette jeune femme était prise en charge par vos services elle n’aurait pas subi cette humiliation par des adolescents travestis en bêtes sauvages et nous n’aurions pas subi cette torture morale que nous ne risquons pas d’oublier de sitôt.

 

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