L’héritage démantelé de Abderrahman El Youssoufi

Il est des hommes dont le nom s’imbrique à tout jamais dans l’Histoire de toute une nation, en caractères d’or pour se graver de façon infrangible dans la mémoire du peuple. Des hommes qu’il faudrait créer s’ils n’existaient pas, sinon il manquerait une case dans le puzzle du pays. Abderrahman El Youssoufi est l’une de ces figures emblématiques, acteur essentiel, militant au long cours du mouvement indépendantiste au Maroc, dont le patronyme à lui seul évoque un parcours exceptionnel et un pan de l’Histoire entier du Maroc. Étrange et admirable destin que celui de ce grand homme de gauche qui, qu’on le veuille ou non, aura assuré le succès de la gauche et de l’alternance et qui a conduit les socialistes au pouvoir.

C’était donc en février 1998, une année avant la disparition du Roi Hassan II, après de longues années d’exil, dans la salle principale du Palais, la Salle du Trône, il est aux côtés du défunt Roi et entouré de la nouvelle équipe gouvernementale, composée pour l’essentiel de ministres affiliés à l’USFP. Une photo de famille qui bouscule le paysage politique de l’époque, marqué jusque-là par la méfiance entre pouvoir et opposition, celle-ci ayant été des décennies tenue à l’égard, voire marginalisée. À vrai dire, l’échiquier politique était comme anémié, une «majorité gouvernementale» poussée à bout et une société en attente… Lorsqu’il est nommé Premier ministre par le Roi Hassan II, le premier secrétaire de l’USFP (Union socialiste des forces populaires) a alors 74 ans… Sa mission? Conjuguer, marier le pouvoir avec la stabilité…

Un homme, une vie.

Né à Tanger, le 8 mars 1924, Abderrahman El Youssoufi est un homme politique marocain de grande envergure. Né en pleine guerre du Rif, il germera dans un climat de résistance et de militantisme familial. Son frère aîné, Abdeslam, n’hésitait pas à exprimer publiquement ses opinions et finit par être enlevé par la police spéciale franquiste. La famille ne le reverra plus jamais. Le berbère et le français étant les langues utilisées dans sa famille, c’est à l’école qu’il apprendra l’arabe. Une fois son certificat d’études en poche, en 1936, il rejoint le collège de Marrakech, le fief du pacha Glaoui, féodal aux ordres du pouvoir colonial. L’ambiance régnante suscite chez le jeune homme une grande prise de conscience qu’il mettra en œuvre une fois à Rabat. Au collège Moulay Youssef, il fait preuve d’un grand engagement politique qui n’échappe pas au grand dirigeant Mehdi Ben Barka, de quatre ans son aîné et dont il restera toujours un proche. Celui-ci l’introduit dans le parti de l’Istiqlal en lui faisant prêter serment, la main sur le Coran comme il était de coutume dans le temps, il adhère donc au parti de l’Istiqlal et participe au combat pour la libération, à dix-neuf ans. Force est de rappeler que Mehdi Ben Barka, le leader dont le dynamisme était légendaire, a pu faire du collège Moulay Youssef une vraie pépinière de nationalisme qui repose sur le don de mobilisation et le talent d’organisation de l’âme qu’il représentait.

Parmi les meneurs, il récolte son lot de châtiment.

Le 11 janvier 1944 restera à jamais une date critique dans l’Histoire du Royaume du Maroc, célébrée après l’indépendance comme le premier combat contre le pouvoir colonial. En effet, 32 ans après le Traité du protectorat imposé au pays, un groupe de jeunes nationalistes dont beaucoup appartenaient à l’Istiqlal présente le Manifeste de l’indépendance, ce qui engendre une réaction brutale de la part des autorités coloniales. Ainsi, partout des manifestations, dans lesquelles les élèves du collège Moulay Youssef sont en première ligne, font écho aux massives arrestations qu’a connues le Maroc. Incontestablement, Abderrahman El Youssoufi compte parmi les meneurs et récolte son lot de châtiment. Le 29 janvier 1944, il est renvoyé du collège et rayé de l’ensemble des établissements de la ville. Bien entendu, il va chercher refuge sous d’autres cieux en faisant appel à l’hospitalité de ses amis. De Safi, il ira à El-Jadida et finira par s’installer à Casablanca comme aimanté par les appels des dirigeants du parti qui étaient à sa recherche. Ceux-ci lui confient la mission de l’alphabétisation au sein d’usines du quartier industriel afin d’approcher les ouvriers et leurs familles. Il arrive non sans peine à former un réseau du parti grâce à une forte organisation syndicale au sein de la classe ouvrière dont il s’est particulièrement chargé depuis son adhésion au parti.

Une vraie conscience politique

Comme tout Marocain qui, piqué par le désir d’apprendre, devait s’envoler en France qui représentait un passage obligé, Abderrahman El Youssoufi fait, pour la première fois, le voyage à Paris, où il compte faire des études supérieures. À vingt-cinq ans, El Youssoufi est conscient qu’il faut séduire et convaincre l’autre France de la Révolution et des droits de l’homme. Là-bas, une forte antenne de l’Istiqlal rassemblait une partie de l’élite marocaine pensante, celle qui dirigerait le Maroc indépendant plus tard. Il s’active donc au milieu de cette ruche du mouvement national qui comprenait Abderrahim Bouabid, Moulay Ahmed Alaoui, Abdellah Ibrahim, Mohamed Hassan Ouazzani, Ahmed Balafrej, Abdelmajid Benjelloun, Mohamed Cherkaoui, époux de la Princesse Lalla Malika pour ne citer qu’eux.

Mais ce groupe d’intellectuels investis ne se limite pas juste à l’action parmi les étudiants. Ce mouvement de nationalistes touche aux émigrés, aux commerçants et aux ouvriers et plaide aussi auprès des partis politiques français. Il va même jusqu’à envahir les rédactions parisiennes où il tisse des liens avec de grands journalistes et écrivains, tels François Mauriac, Charles-André Julien, Jean Daniel, Jean Lacouture et bien d’autres. Leur engagement était l’image d’une position admirablement intelligente du Maroc à travers ses jeunes qui œuvrent constamment sans s’incliner. El Youssoufi séjourne en France de 1949 à 1952 où il obtient un DES en Droit et sciences politiques. En 1952, il rentre à Tanger et devient avocat puis bâtonnier de l’Ordre des avocats de sa juridiction.

Au début des années 60, le destin du Royaume bascule sous divers événements qui ont éclaté et qui ont façonné l’histoire du pays. Abderrahman El Youssoufi participe à l’organisation et à la direction du mouvement de résistance et de l’armée de libération. Il est ainsi appelé à participer à la constitution de l’UNFP (Union nationale des forces populaires), parti de gauche issu d’une scission de l’Istiqlal  survenue à Agadir – qui marquera la vie politique marocaine jusqu’à nos jours – avec Mehdi Ben Barka, Fquih Mohamed El Basri, Mahjoub Ben Seddik, Abderrahim Bouabid et Abdallah Ibrahim, et devient l’un des principaux opposants au régime. Et la même année, il est arrêté avec Mohamed El Basri suite à la publication dans le journal Attahrir (qui fut saisi) d’un communiqué dans lequel l’UNFP revendiquait la responsabilité du gouvernement face au peuple et non devant le Roi. Le parti est accusé de vouloir renverser la monarchie et les ennuis s’enchaînent alors. Au prix d’un procès retentissant, plusieurs condamnations à mort sont annoncées. En 1963, El Youssoufi est condamné, par contumace, avec l’ensemble des membres de la commission administrative de l’UNFP à deux ans de prison avec sursis pour avoir comploté contre le régime.

Leader de la résistance sous toutes ses formes

Après mars 1965, des émeutes éclatent à Casablanca et sont sauvagement réprimées. Plus tard, Feu le Roi Hassan II décrète l’amnistie des leaders de l’opposition, ce qui redonne à la politique ses droits. Mais l’enlèvement puis l’assassinat, en 1965, du fondateur de l’UNFP dont il partageait les idées, Mehdi Ben Barka, rendra impossible toute collaboration entre la gauche et le Palais. El Youssoufi se voit dans l’obligation de quitter le Maroc pour Paris afin de participer à l’organisation du procès. Contre toute attente, il ne rentre pas au pays, mais entame un exil volontaire de quinze ans qu’il passera en France. Ayant bien saisi très tôt l’importance et la dimension des droits de l’Homme dans la lutte pour la démocratie, il en fera son bâton de pèlerin et ne cessera pas de plaider pour les droits de l’Homme au Maroc que ce soit à New York ou à Paris et pour ce faire, il intègre un certain nombre d’ONG, notamment l’Union des avocats arabes dont il a été le secrétaire général adjoint de 1969 à 1990, puis l’Organisation arabe des droits de l’Homme, SOS torture et l’Institut arabe des droits de l’Homme, il est également vice-président du Comité spécial des ONG pour les droits de l’Homme. Mais durant cette période, le procureur requiert contre lui la peine de mort lors du procès qui s’est déroulé à Marrakech entre 1969 et 1975.

En revanche, c’est en 1975, après le congrès exceptionnel du parti de l’UNFP, qui change de nom pour écarter tout amalgame, que l’USFP (Union socialiste des forces populaires) voit le jour. Il est alors désigné comme délégué permanent à l’extérieur du Maroc avant de devenir membre du bureau politique du parti, trois ans plus tard.

La grâce royale étant prononcée, il regagne son pays en août 1980 où il poursuit ses activités. Ce retour sera toutefois mouvementé puisqu’il fallait affronter les conséquences de 1981, de la grève générale, de la répression et surtout des arrestations des leaders politiques et à leur tête Abderrahim Bouabid.

Douze ans après, en 1992, la mort de Abderrahim Bouabid donne une autre tournure à l’histoire du parti. En effet, Abderrahman El Youssoufi devait s’acquitter d’une mission : le testament politique laissé par le défunt et qui contenait toutes les réformes constitutionnelles et politiques nécessaires pour le redressement du pays pour lesquelles il fallait œuvrer. Qui d’autre qu’Abderrahman El Youssoufi, alors numéro deux du parti, pouvait prendre les rênes de l’USFP? Il en devient alors le premier secrétaire.

Seulement, et comme le militantisme est sa deuxième nature, il récidive et quitte le Maroc pour protester contre la machination électorale qui a arraché la victoire à la Koutla (Istiqlal, USFP, PPS, OADP) lors des législatives de 1993. Pressé par ses camarades, il rentre au pays, s’active dans la perspective de nouvelles réformes démocratiques et reprend son poste de premier secrétaire. Deux défis s’annoncent : organiser la campagne pour la réforme constitutionnelle et les élections anticipées.

Par ailleurs, en 1996, Hassan II fait voter un nouveau texte constitutionnel qui accorde de plus grandes prérogatives à l’institution parlementaire et au Premier ministre. Les partis de la Koutla (excepté l’OADP) applaudissent et participent en masse aux élections législatives du 14 novembre 1997. Les socialistes connaissent un franc succès et arrivent en tête.

Et le 4 février 1998 était le dernier rendez-vous à ne pas manquer pour le Maroc. Une rencontre devait avoir lieu. Après un long exil de Abderrahman El Youssoufi, Feu le Roi Hassan II, conscient, non sans enthousiasme, qu’une page de l’histoire allait être tournée, fait appel au chef de l’opposition socialiste pour former et diriger le gouvernement. Et c’est l’ère d’un Premier ministre pas comme les autres. Lui qui a toujours combattu pour la démocratie allait mieux la servir, au cœur de l’État. C’est ainsi qu’après de laborieuses négociations, l’alternance est sur les rails. Il parvient à former quarante jours plus tard un gouvernement «d’alternance», constitué pour plus de la moitié (22 sur 41) de ministres de la «Koutla», le regroupement des partis d’opposition. Le 14 mars 1998, les 41 ministres représentant 9 partis (de sensibilités politiques contradictoires, des communistes à la droite modérée en passant par les socialistes et les nationalistes) sont reçus en grande pompe au Palais royal de Rabat où le Souverain manifeste son soulagement et sa joie. Il parle même d’un moment historique «d’une alternance que nous avons tant espérée», rendue possible grâce à un «Premier ministre pragmatique et nationaliste».À 74 ans, Abderrahman El Youssoufi était l’homme de la situation pour le grand tournant dans l’histoire du pays.

Il accède enfin à la Primature et s’engage à apporter les solutions nécessaires au développement du pays malgré les obstacles qui le guettaient, à savoir l’éclatement de la carte politique. Abderrahman El Youssoufi apporte donc un nouveau souffle d’ouverture et d’espoir à un Maroc qui découvre de nouveaux visages et se réconcilie petit à petit avec la politique. Même si au cœur de la même coalition Driss Basri menait la vie dure au nouveau Premier ministre. Les premiers mois s’avèrent difficiles pour l’homme discret qui devait faire face aussi aux actions sournoises de ses alliés de l’Istiqlal et au mécontentement de la jeunesse et du syndicat de l’USFP. Il sera par excellence le Premier ministre le plus critiqué et sévèrement par une presse jeune et indépendante qui occupait déjà le terrain. L’homme, mis dans le collimateur, encaisse les coups et ne réagit pas.

Le chef de gouvernement s’attelle et mène le Maroc à de grands progrès en matière de respect des droits de l’Homme malgré la relation très tendue avec le ministre de l’Intérieur d’alors Driss Basri dont la présence dérange les bases.

Mais face à un Palais qui n’était pas prêt à lâcher son emprise et une nouvelle «majorité» qui s’était vite emballée aspirant à une libération absolue du régime, El Youssoufi vivait un dilemme. Et par conséquent, son pouvoir limité a fini par décevoir une grande partie des Marocains.

Un socialiste pour assurer la transition monarchique

Un an et demi plus tard, le Maroc est secoué par une triste nouvelle : le Roi succombe à une longue maladie le 23 juillet 1999. Mais bien que l’après-Hassan II ait été appréhendé, la transition monarchique se fait dans la sérénité et Abderrahman El Youssoufi est maintenu à la tête du gouvernement, alors que quelques mois plus tard, Driss Basri, le puissant ministre d’État, ministre de l’Intérieur depuis 1979, est finalement limogé par le Roi Mohammed VI. Contre toute attente, Abderrahman El Youssoufi organise une réception d’adieu dans son logement de fonction en l’honneur de Basri, ce qui lui vaut de bruyantes manifestations devant chez lui de la part des militants de gauche et des défenseurs des droits de l’Homme.

Homme aux principes inébranlables et d’une humilité hors pair, il n’avait pas le goût du pouvoir, lui qui est connu pour sa discrétion, toutefois la principale motivation qui l’animait à cette époque-là était la stabilité de la monarchie et l’intégrité territoriale du Royaume.

Cette lourde responsabilité est alors assumée et assurée jusqu’au lendemain des élections législatives du 27 septembre 2002 qui, au lieu de reconduire l’USFP, mènent à la Primature, le technocrate Driss Jettou, nommé par le Roi Mohammed VI. Nomination qui a fortement contrarié les membres de l’USFP qui la jugent abusive et même contraire à la «méthodologie démocratique». Ainsi, la parenthèse aura duré quatre ans et demi, époque charnière dans l’histoire contemporaine du pays, durant laquelle le gouvernement de l’alternance a été remanié à quatre reprises sous deux Rois.

Le grand homme à qui Hassan II disait une année après sa nomination : «Maintenant je peux dormir tranquille» démissionne de son poste du premier secrétaire de l’USFP, le 28 octobre 2003, et quitte la scène politique. L’ancien Premier ministre coule des jours tranquilles entre Cannes – sa retraite –et Casablanca loin de la politique qui n’est plus ce qu’elle était.

Comment un tel destin pourrait-il s’accommoder de l’évolution en déclin que l’USFP connaît depuis son départ? Son remplacement par Mohamed El Yazghi entre 2003 et 2007 a redonné espoir aux militants et aux sympathisants sans pour autant ranimer la flamme à laquelle le parti nous avait habitués. En 2007, est arrivé Abdelouahed Radi, notable s’il en est de la politique, au parlement depuis… 1963, loin de faire avancer le parti, il a précipité sa chute. En témoignent les résultats aux diverses élections : si en septembre 2002 l’USFP obtient 50 sièges aux élections législatives et se présente comme la force majoritaire, il n’en recueillera cinq ans plus tard, en septembre 2007, que 38 sièges à la Chambre des représentants, soit la 5ème place, largement devancée par l’Istiqlal, le RNI, le MP et l’UC… Cette «maudite» 5ème place, il la gardera aux élections législatives du 25 novembre 2011 qui a vu arriver au pouvoir le Parti de la justice et du développement (PJD). Il rejette la proposition de Abdelilah Benkirane de faire partie de la coalition gouvernementale et choisit de faire l’opposition pour, avait-on affirmé, mieux asseoir sa crédibilité et, surtout, prévenir l’exsangue descente en enfer…

Le départ de Abdelouahed Radi de la tête de l’USFP, baron contesté en interne, a ouvert les portes à des ambitions affichées : Fathallah Oualalou, Habib El Malki, Driss Lachgar se sont échinés pour en prendre le contrôle… Sans compter le malheureux Ahmed Zaidi qui avait créé son propre groupe, et qui incarnait le renouveau démocratique, décédé dans un accident de voiture. En 2012, le IXème Congrès de l’USFP élit, au deuxième tour, Driss Lachgar en même temps qu’il ouvre une ère de contestation et une crise meurtrière du parti…

Aux élections communales et régionales du 4 septembre 2015, l’USFP recueillera 48 sièges régionaux, soit 7,5%, alors que les grandes villes urbaines ont été son fief et sa base politique, happée et arrachée par le PJD qui semble séduire mieux un électorat urbain et «ouvrier» ! Le plus significatif est la perte du fief du Souss, région et ville… sous la coupe de l’USFP depuis 40 ans…

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