L’impudeur du mal

Par Youssef  Wahboun

La galerie La Palette de l’Art de Casablanca expose les peintures récentes de l’artiste Abdellatif Mehdi à partir du jeudi 4 mai. Dans le texte du catalogue, l’écrivain Youssef Wahboun interroge cette fascination de la mort et de l’abject qui traverse l’œuvre du peintre.

Vous ne regarderez les toiles d’Abdellatif Mehdi que si vous vous apprêtez à vivre une expérience esthétique des moins jubilatoires, que si vous acceptez de livrer votre regard comme vos entrailles aux agressions de l’angoisse et à l’imagerie la plus lancinante de la mort. Abrégé noir de la condition humaine, l’art du peintre met en scène des êtres qui semblent purger leur damnation au cœur même de cet enfer à ciel ouvert qu’est la vie terrestre, des parias décharnés par le désespoir et que le temps s’amuse à accumuler dans l’antichambre du néant. D’un expressionnisme aigu qui sacrifie souvent la sûreté du dessin à l’intensité de la vision intérieure, la peinture cherche à porter à son plus haut degré l’accent tragique dont elle imprègne la symbolique macabre qu’elle adopte, bravant toute pudeur à tutoyer l’horreur, à dévisager les plaies incurables de l’homme, à clamer sa fascination pour la cruauté de l’existence. Il semble même que le geste de peindre se délecte de ces mises en scène de la morbidité la plus spectaculaire : un homme marche sur une ribambelle de têtes coupées ; une série de cadavres placés dans des cercueils attendent leur tour pour être engloutis dans le vide; une silhouette compressée rampe, tel un reptile ulcéré, sous une avalanche de ténèbres. Quand les corps disloqués débarrassent le support de leur carcasse de charogne, c’est pour donner lieu à un insatiable acharnement sur le visage, trituré sous de larges traits aussi offensants que désinvoltes. Le sujet de certaines toiles n’est autre qu’une multitude de visages, qui s’appellent et s’ignorent à la fois, incrustés dans les cavités d’un édifice sans commencement ni fin. Figures froissées à l’excès, elles font entendre jusqu’à leurs râles les plus inaudibles. De qui sont ces visages borgnes, ces grimaces à la fois familières et abjectes ? De toute évidence, l’œuvre de Mehdi affectionne ces épaves humaines que sont les ivrognes. Elle y voit un douloureux emblème de la déchéance, l’incarnation d’un monde sans dieu ni repères. Accoudés à une table bancale,  des personnages vous toisent d’un regard qui n’est plus de ce monde, à la fois résigné et menaçant. Ils sont enfermés dans un décor dont l’architecture disharmonieuse imite les chairs poncées et chancreuses, ployant sous des murs noirs qui, dans de stridents contrastes, s’accompagnent d’un rouge ou un orange sirupeux pour dire « le ranci de la désolation » et la consistance du mal, pour faire voir la profondeur de la blessure.

Peindre le peintre et la peinture

La solitude de l’homme n’est souvent peuplée que d’un animal aussi désabusé et malade. Une poétique est de mise dans l’iconographie cauchemardesque de l’artiste, celle de la rencontre de l’homme et de la bête. Suivant l’homme jusqu’aux contrées les plus arides, l’animal est moins adjuvant qu’encombrant et tristement spéculaire. L’homme n’y voit que lui-même, à savoir un ennemi à abattre. Non sans prolonger cette lignée de peintures où s’opère un fatidique face-à-face entre l’homme et l’animal, de Goya, Picasso, Bacon ou El Hayani, un tableau montre sur une sorte de ring un nu masculin qui prend le temps de respirer pour s’enquérir de la mise à mort qu’il vient d’infliger à une bête inidentifiable. Dans d’autres toiles, l’animal, en forme d’oiseau rapace trônant dans un ciel sans soleil, prend sa revanche en déployant ses ailes pour escorter une foule de vies humaines vers la nuit éternelle. C’est certainement dans les tableaux consacrés à la foule que la peinture de Mehdi conjugue l’expression de l’horreur à une soigneuse volonté de composition. Une tripartition de la toile place un ciel rouge et noir au-dessus d’un cortège funèbre et d’un corps nu gisant au premier plan. Alignés en désordre les uns après les autres, une kyrielle de visages se renfrognent à contempler la mort. Parfois, le ciel s’efface au profit d’une architecture dont la violente torsion rappelle les paysages de Cagnes de Soutine. La géométrie urbaine semble s’écrouler sous un séisme qui menace d’engloutir la foule enragée de faire éclater les frontières du support. Dans certaines pièces, c’est une marine qui occupe le fond, barrée verticalement de silhouettes rassemblées autour d’un mort recraché par les eaux meurtrières. Par autant sa composition que son intention narrative, une toile serait le sombre écho d’un tableau de Drissi, peintre de prédilection de l’artiste, dit Autoportrait à la palette et au chat. Avec cette différence que, devant le corps retrouvé sur une plage que peint Mehdi, c’est un chien étrange qui vous fixe d’un œil vide, un Cerbère agonisant dans l’odeur de la mort. Le cadavre que représente Mehdi est celui d’un noyé, alors que le moribond de Drissi est un artiste, la main indéfectiblement accrochée à une palette. C’est l’une des constantes dans l’œuvre des deux artistes : peindre le peintre et la peinture. Dans les toiles d’Abdellatif Mehdi, l’atelier, le personnage du peintre et les attributs du métier sont une interrogation à la fois inquiète et cocasse sur la création artistique. L’artiste y paraît frappé de la même fatigue existentielle que ses personnages, en quête d’une issue à son destin, à l’instar de ces âmes calcinées qu’il arrache à l’abîme. Une toile montre nu un peintre au pinceau dressé devant un tableau où il a esquissé les contours d’une difformité à venir. Des spectateurs s’interposent debout, entre le tableau et l’artiste, le dos tourné au premier, le regard fixant le second, comme pour le dissuader d’en rajouter un autre aux innombrables cadavres qui, chaque jour, martèlent la laideur insoutenable du monde.

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