« Sophia », ou quand Meryem Benm’barek porte le cinéma social au cœur de Cannes

Par Hassan Alaoui

Rien n’est plus réjouissant que de voir l’image d’un pays comme le notre hissé sur le pavois des grands honneurs, de surcroît par la grâce d’une femme. Elle, c’est Myriem Benm’barek. Son métier ? Le cinéma, septième art auquel elle a conféré sa dimension marocaine, trempée néanmoins dans le réalisme des années soixante-dix, dominées à l’époque par les productions italiennes et françaises. Avec son premier long métrage « Sophia », tourné dans les labyrinthes de Casablanca, au moyen d’un budget dérisoire, toutefois retenu et distingué du prix du meilleur scénario par le Festival de Cannes, elle a vite fait de séduire un public difficile. C’est le moins que l’on puisse dire, blasé voire réticent. Un public exigeant qui a besoin de fraîcheur et d’un « certain regard » !

Le prodige accompagne cette belle réalisation franco-marocaine qui est à l’histoire du cinéma marocaine, ce que le miracle est au désespoir, autrement dit l’inattendu. Car en concevant et mettant à exécution son projet, avec un scénario mêlant le défi à l’audace, mettant le doigt sur une plaie sociale – une grossesse et un accouchement sans mariage -, Meryem Benm’barek a défié tous les tabous de notre société : la règle de mariage, la religion, l’interdit, la justice, la loi et, surtout, le regard des Autres, plus pesant et accusateur. Pour réaliser son film, elle a tout entrepris, les démarches officielles, légales et privées, avant de s’adresser à l’Etat, sans pour autant rencontrer un quelconque intérêt, encore moins un soutien pourtant combien méritoire.

Le CCM (Centre cinématographique marocain), puisqu’il s’agit bel et bien de lui, l’a simplement récusée, boudant son talent et par conséquent brisant ses espoirs, sans pourtant la décourager, tant s’en faut. N’était le Centre National de la Cinématographie français, son film n’eût jamais vu le jour, non plus gagné le prix de la compétition du Festival de Cannes qui a rendu hommage à son talent prometteur et à son tempérament de battante.

« Sophia » incarne toutes les femmes

Un hommage international d’autant plus méritoire qu’elle a produit un film-reportage inouï, une enquête en profondeur nous révélant un ou plutôt des vérités qui sont au creux de notre société et qui bouleversent nos certitudes et nos mœurs figées. Meryem Benm’barek y est allée, non pas de main morte, dans le détricotage du gros mensonge appelé « tolérance » ; mais le scalp à la main, sondeuse et exploratrice de nos mythes qu’elle décortique à travers une histoire qui parait simple, quotidienne, anodine même à première vue quand, de l’autre côté, elle dévoile à l’inverse notre détresse en matière de législation. Car, Sophia , visage d’Archange meurtri, incarne toutes les femmes qui souffrent, elle est le porte-voix des milliers de mères célibataires, qui se battent contre les préjugés, les anathèmes et l’ostracisme des hommes et de la loi inique qui protège ces derniers. Le Jury de Cannes a salué à coup sûr, outre l’audace thématique du scénario, le courage d’une femme qui est au cinéma d’aujourd’hui ce que la fraîcheur est l’écriture de témoignage.

La cinéaste s’est battu becs et ongles pour mener à son terme un projet qui doit sa survie à quelques soutiens amis, elle était confrontée à des difficultés financières, mais le rêve chevillé au corps, la volonté irréductible et la conviction de surmonter tous les obstacles ont constitué ses atouts. Est-ce à dire, et c’est la leçon qu’elle nous administre, que Meryem Benm’barek a donné la preuve par deux qu’animée, mue par le désir de lutter contre les atermoiements d’un Establishment campé dans la complaisance et rongé par ses préjugés, la libère et lui donne les coudées franches à plusieurs niveaux : institutionnel, sociétal, politique, moral…Le parcours de Sophia est douloureux, il nous prend à la gorge tant son destin est piétiné, familier aussi en ce qu’il dévoile l’incommensurable altérité d’une société frappée au sceau de l’hypocrisie et de la violence antiféministe que, passifs et désarmés, nous observons depuis longtemps.

Un cinéma social sans clichés

Simpliste, le thème d’une fille qui tombe enceinte et ne le découvre qu’au seuil de l’accouchement tombé comme un météore ? Et refuse de dévoiler le nom du père, provoquant à la fois l’ire et une solidarité exemplaire de la famille ? Oui et non , en effet, sauf que la part de la culpabilisation, la course labyrinthique dans les sillons de la morale sociale, la quête désespérée du géniteur en compagnie d’une volontariste et solidaire cousine, l’étang profond des lois et des mots qui éclairent ceux-ci, enfin la course folle que Meryem  Benm’barek dessine au pointillé, haletante et sinueuse comme l’est le destin de toute femme au visage ravagé par les mépris et les sommations sociales qui sont avant même qu’elle n’en prenne consciences des sentences et des condamnations, tout cela participe d’une technique de l’écriture scénique sans commune mesure avec ce que nous connaissons. Le « tenant d’un cinéma social plus classique », a écrit notre consoeur de « Libération » en France, Elisabeth Franck-Dumas, critique cinématographique connue qui évoque à juste titre un « délit de grossesse » !

Les personnages , héros déchirés, sont campés par Maha Alemi, et Hamza Khafif, la cousine incarnée par Sarah Perles, Sara Elmhamdi Alaoui, Loubna Azabal et autres figures de ce cinéma qui est en train de porter le coup de dague aux vieux démons.

Comment une fiction peut-elle nous interpeller au point de nous prendre à témoins directs d’un contexte dramatique réel ? Par la magie d’une cinéaste inspirée plus, comme elle le dit, par la réalité sociétale que par le cinéma. C’est la réalité qui l’inspire, elle la porte en colifichet. Et cette réalité, elle la puise dans la condition de la femme arabe, marocaine surtout. Sophia est donc une manière d’hommage à la femme, le témoignage poignant par lequel nous pénétrons les souterrains arcanes d’un immense iceberg , exploré dans sa brutalité, pointant du doigt nos règles et nos traditions, brisant les interdits et nous dévoilant non sans cruauté à nous-mêmes.

Il y a dans ce premier long métrage de Meryem Benm’Barek-Aloïsi comme la preuve de la continuité d’un talent déjà confirmé par ses courts métrages, consacrés en 2014 au festival de Rhode Island (USA), Jennah notamment en compétition aux Oscars 2015, Nor, l’Aftershave, etc…Sur les sentiers de la gloire, consacrée à Cannes en 2018, la cinéaste entend caracoler…

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