Y a-t-il une critique littéraire au Maroc?

Dossier du mois

La parole aux écrivains et critiques

Moha Souag, écrivain

Maroc diplomatique : Y a-t-il une critique littéraire au Maroc et à quels critères obéit-elle?

Moha Souag : Non, il n’y a pas de critique littéraire au Maroc. Puisqu’il n’y a pas de presse ni d’émissions radiotélévisées spécialisées, les personnes qui écrivent des critiques sont souvent des lecteurs qui ont aimé un livre ou des critiques de copinage : tu me fais un bel article, je t’en fais un. Cependant, ceci n’est pas spécifique au Maroc où la critique littéraire, dans le sens scientifique du terme, est faite par une poignée de professeurs universitaires dont on n’entend jamais parler. Ils encadrent leurs étudiants et font un travail très sérieux sur des œuvres marocaines en licence, en master et en doctorat. Malheureusement, on n’a pas souvent accès à ces travaux.

Quel genre de critique littéraire existe-t-il au Maroc?

Je dirais plutôt qu’on assiste ces derniers temps à une critique de marketing : vendre la marchandise livre en créant autour d’une œuvre ou une autre ce qu’on appelle un buzz, pour parler la langue de son temps.

À part la critique journalistique qui est faite pour annoncer et présenter un livre, la critique littéraire en bonne et due forme n’est donc pas vraiment présente. Est-ce faute de personnes spécialisées?

Non, il y a énormément de personnes spécialisées en littérature dans les universités marocaines. Mais reste à savoir d’abord si ces personnes lisent ou pas et que lisent-elles. Les professeurs qui lisent et qui portent les soucis du Maroc n’ont malheureusement pas voix au chapitre, puisqu’ils n’ont pas de support médiatique digne d’eux. Les rares expériences de revues littéraires grand public s’étaient révélées de grandes arnaques ou des fiascos retentissants.

La fonction de l’écrivain n’est-elle pas aussi de lire les autres, de décortiquer les œuvres littéraires produites et de porter un regard sur la littérature afin de créer le débat?

Le débat ne doit pas se limiter entre les écrivains, sinon il ne sert à rien d’écrire.

Y a-t-il vraiment une littérature marocaine sachant qu’elle n’a pas une grande Histoire et qu’elle est encore en débat contre elle-même afin de se trouver un aspect qui lui serait propre?

Oui, bien entendu, il y a une littérature marocaine qu’on le veuille ou non. Il y a d’abord une tradition littéraire orale très riche, la littérature écrite a commencé en arabe classique dans les genres connus par les Arabes. Ensuite, comme partout dans le monde, on a adopté les genres occidentaux. Un demi-siècle est largement suffisant pour donner une idée de ce qu’est cette littérature marocaine. Ceci dit, la littérature n’est pas figée, elle bouge avec la société qui la crée. Personne n’a encore fait une étude historique pour étudier l’évolution de cette littérature. Qu’on se souvienne des attaques portées contre Ahmed Sefrioui par les uns et contre Driss Chraïbi par d’autres. Quand un écrivain dé- range son monde, on l’accuse de rage. Le monde de la créativité est vaste, et le nouveau sang est toujours bienvenu. Que les jeunes générations donnent un coup de pied dans la termitière au lieu de critiquer sans avoir lu. Que les gens qui n’aiment pas la littérature marocaine écrivent pour nous donner l’exemple à suivre. En plus des deux langues enseignées à l’école, les Marocains écrivent maintenant en amazigh, en darija, et la diaspora a donné des écrivains en catalan, en flamand, en italien et en anglais. Je crois qu’aucun peuple ne se trouve dans une situation aussi riche et aussi foisonnante que le Maroc. J’allais oublier la diaspora juive qui écrit en hébreu. Que ce soit au niveau de la quantité, de la qualité ou de l’ancienneté de la littérature au Maroc, il faudrait réviser un peu les «opinions» et passer à des approches scientifiques au lieu de parler.

On a tendance à dire que la bonne littérature marocaine est celle qui s’est faite pendant les années 70 et que depuis il n’y a plus vraiment de grands livres. Qu’en pensez-vous?

D’abord qui est «on»? Et qu’attend «on» pour écrire de grandes œuvres et nous montrer le henné de ses mains de 2015? Les deux ou trois écrivains qui ont écrit lors de cette décennie sont toujours vivants et continuent à publier en France pour les uns et au Moyen-Orient pour les autres. Faut-il obtenir la consécration de ces pays pour plaire aux potentiels critiques marocains? Dans ce cas, l’écrivain qui publie ailleurs sera suivi par des comités de lecture, des correcteurs, des critiques et des journalistes de ces pays. Il jouera le «10» comme on dit et on lui parlera avec respect, car il a obtenu la bénédiction de Lala Tour Eiffel ou de Sidi Fichawi. «Les autochtones» resteront les indigènes de l’esprit indigent de gens qui ont de l’entregent et de l’argent avec certains agents de l’ingérence rance.

Il y a une certaine effervescence culturelle et un foisonnement de la production littéraire de talents et de plumes qui émergent. Pourtant il y a un manque d’intérêt de la part des lecteurs. Est-ce un dénigrement ou un rejet de tout ce qui est local ou est-ce que la culture est quelque chose de superficiel pour les Marocains?

Comment cet intérêt doit-il se manifester? Ce que peut faire un lecteur, il le fait : il lit. C’est toute la structure du métier du livre qui doit bouger : l’information, la distribution, l’accompagnement des libraires, l’animation des clubs de lectures dans les établissements scolaires, les débats dans les écoles des professeurs. S’il y a un dénigrement, c’est que le pauvre Maroc est en face de grosses machines de production littéraire qui l’écrabouillent. Les journaux dits nationaux n’ont pas intérêt à se la ramener, car pendant des décennies, ils ont récolté tout ce qui pouvait l’être comme écrivains poètes et penseurs sans que personne n’ait daigné publier en un livre les meilleures nouvelles de l’année, ou les meilleurs poèmes ou les meilleurs essais reçus et publiés par leurs fameux suppléments culturels. Ces journaux avaient des imprimeries, du papier, de l’encre à gogo, ils n’avaient pas daigné créer un prix littéraire, même symbolique, pour encourager un ou une jeune qui leur aurait envoyé des textes toute sa vie. Pire, on était obligé d’acheter le journal pour lire notre texte publié. Être payé pour son texte était une insulte à ces gens qui vous faisaient l’honneur de vous publier et qui vous rendaient célèbre ! Cela a duré et dure encore depuis et avant 1970. Pire encore, plusieurs des membres des partis politiques et des directeurs de ces journaux ont occupé des postes où ils pouvaient aider à développer la culture et la créativité au Maroc. Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est de voir, en feuilletant les revues et les journaux de l’époque, tant de plumes brillantes disparaître dans le néant de l’indifférence totale, faute d’avoir eu l’occasion de s’épanouir.

Que faut-il faire pour susciter une critique littéraire digne de ce nom?

Rien. Ceci n’est pas une réponse comme on dirait «ceci n’est pas une pipe». Je veux dire que l’on ne peut pas forcer quelqu’un à devenir critique littéraire. Comme j’ai dit que mes lecteurs sont ceux qui lisent le français et qui ont de l’argent pour acheter mes livres. Ce qui veut dire que nous écrivons, qu’on le veuille ou non, pour une élite en attendant que les taux d’analphabétisme et de pauvreté baissent. La critique et la lecture sont des passions qui naissent presque involontairement chez les gens grâce à ce qu’on peut appeler «une heureuse rencontre» avec un livre, avec une personne passionnée qui vous transmet sa passion pour la lecture ou pour le cinéma, la musique, le théâtre ou autre chose.

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