La chevauchée espagnole
Par Ahmed FAOUZI
Par un jour froid, le 2 janvier de l’an 1492, les forces armées des couronnes d’Aragon et de Castille sont au bas du palais Alhambra de Grenade. Dix ans de siège de 1482 à 1492 ont fini par achever l’ère musulmane en Espagne.
Le sultan Mohammed XII, Abuabdelah dénommé Boabdil, et surnommé Azzoughbi, l’infortuné ou le malchanceux en arabe, rend les clés de la ville et met un terme à une aventure civilisationnelle et humaine de presque huit siècles. C’est de cette période que l’Occident a pu bénéficier des sciences arabes et grecs, et jeter les bases de l’expansion espagnole vers des contrées lointaines en Amérique et en Afrique.
Selon certaines sources, le navigateur Christophe Colomb, qui découvrira plus tard l’Amérique, assiste à la reddition de Boabdil. Sur le chemin de l’exil, au lieudit le dernier soupir du maure, ce dernier se tourne vers Granada et pleure. Sa mère qui l’accompagnait dans son exil lui lance, selon la légende : ne pleure pas comme une femme sur ce que tu n’as su défendre comme un homme. On raconte aussi, qu’en quittant plus tard l’Espagne par mer, il jeta son épée par-dessus bord en regardant les côtes andalouses disparaître, en promettant de revenir reprendre l’Andalousie un jour. Il mourut à Fès, au Maroc, en 1533. Une page de l’histoire est donc tournée.
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Christophe Colomb part la même année de la chute de Grenade à la recherche de la route des Indes mais découvre les Amériques. La réussite de ce voyage est rendue possible par les savoirs des musulmans et juifs interdits de faire partie des expéditions. Colomb découvre d’abord l’île de San Salvador en 1492 et fonde la Navidad premier établissement colonial à Hispaniola, l’actuel Haïti. Herman Cortes, l’autre navigateur, fait la conquête de l’empire aztèque, le Mexique actuel, en 1519. Quant à Francisco Pizarro il conquiert l’empire Incas, région qui correspond à l’Équateur Pérou Bolivie et le nord du Chili réunis.
Les peuples locaux, subissent de plein fouet les agressions des conquistadors espagnols qui, de village en village, massacrent, sans scrupule, des populations entières et font des millions de victimes avec une violence inouïe jamais égalée. Entre la propagation des épidémies et les violences des conquêtes, ce sont des peuples et des civilisations entières qui sont décimés, voire effacés de la surface de la terre. Durant le 16e siècle, les espagnols étendent leur emprise sur ces immensités qui s’étendent de la Californie à la Floride jusqu’à la terre de feu au sud du continent.
Ces découvertes aguichent d’autres aventuriers avides de richesses faciles et abondantes. Jacques Cartier est envoyé en 1534 au nom du Roi de France François 1er puis suivent après les anglais, portugais et hollandais. Les espagnols, plus que tous les autres européens, initient ce qu’on peut appeler de nos jours les premiers nettoyages ethniques de l’histoire humaine, ou le vrai grand remplacement.
Prise en otage et dépeçage de l’Afrique
Les rapts et les viols sont quotidiens. Les mariages forcés sont courants pour créer des alliances matrimoniales nouvelles. Les conquistadors n’hésitent pas à se partager, sans scrupules, les femmes tombées en captivité. Avec la christianisation forcée et la disparition d’une large partie des populations locales, les besoins en main d’œuvre commencent à se faire sentir. Un autre drame se profile à l’horizon. L’esclavage et le dépeçage de l’Afrique commencent.
Les espagnols, installés sur les côtes africaines, commencent alors à organiser la traite des noirs en compagnie d’abord des portugais, puis par la suite des autres européens. Ils capturent eux-mêmes les africains, ou les achètent, pour les diriger ensuite vers les îles de Madère ou du Cap-Vert, puis vers leur destination finale en Amérique. Après les ravages qu’ils ont fait subir chez les peuples amérindiens, l’Afrique s’apprête, à son tour, à se faire vider de sa substance humaine et de sa force. Les conséquences de cette politique continuent, à ce jour, d’handicaper le continent africain.
Le commerce des esclaves devient, pour les espagnols aussi lucratif que la conquête de l’Amérique. Rien que vers le Brésil, on décompte un minimum de 5 millions d’africains déportés vers cette seule destination. Cette hémorragie que subit l’Afrique, par le départ de ses forces vives, dans des conditions inhumaines, déstabilisent des civilisations entières en Afrique de l’ouest. Pour multiplier encore plus les profits, les espagnoles externalisent ces activités vers des entreprises appelées Asientos. A travers ces sociétés, des contrats administratifs, au profit de l’État espagnol, sont établis pour accomplir les déplacements forcés de jeunes africains, moyennant finance.
Les rois, l’anglais Jacques II et le français Louis XIV, suivent l’exemple espagnol en instaurant pour le premier, la Compagnie royale d’Afrique, et pour le second, la Compagnie du Sénégal. Celle-ci remplace la Compagnie des Indes créée par Jean-Baptiste Colbert, qui ne rapportait pas suffisamment d’argent, pour finir le château de Versailles en construction. L’arrivée des français et des anglais sur les côtes africaines a eu comme conséquence de faire monter les prix des esclaves, entraînant inéluctablement de nouveaux circuits d’approvisionnement à l’intérieur même des terres africaines.
L’esclavage, moteur de croissance économique
Les africains achetés, ou kidnappés, étaient soit destinés aux exploitations minières développées aux Amériques, dont les mines d’or rapatriés à volonté vers la péninsule ibérique, ou alors au développement de l’agriculture, qui nécessitait également des bras. Des produits agricoles, non connus encore en Europe, comme le cacao coton tabac café et canne à sucre, se répandent en abondance sur les marchés européens.
L’esclavage, devenu l’autre moteur de la croissance économique espagnole, handicape le continent africain, et crée parallèlement des injustices et des inégalités aux Amériques comme en Afrique. Des voix d’intellectuels s’élèvent devant tant de souffrances, comme chez Michel de Montaigne, Victor Hugo, ou Montesquieu, pour ne citer que ceux-là. Ils étaient les alerteurs de leur époque.
L’abolition de l’esclavage ne sera décrétée qu’au 19e siècle sous la pression principalement des anglais. Les espagnols, sous la contrainte, lâchent du lest, mais le mal est fait sur les continents américain et africain. L’esclavage est alors interdit au Chili en 1810, Argentine en 1813, Colombie en 1821, et le Mexique en 1829. L’industrialisation et la mécanisation ont eu raison de la logique coloniale.
Les espagnols ont certes moins besoin de bras, mais ils esquissent déjà, avec les autres puissances européennes, un autre plan encore plus sournois et dramatique. Le troisième acte de la partition. Après avoir vidé l’Afrique de sa force vive, le temps est venu de la coloniser directement pour se départager ses richesses. Les européens préparent déjà, entre eux, la conquête directe et le partage de l’Afrique, qu’ils officialisent lors de la conférence de Berlin de 1884.
Du dépeçage, on passe à la colonisation pour étendre les empires européens et continuer l’exploitation sans réels états d’âmes. L’Afrique ne se relèvera de l’esclavagisme que pour tomber dans le colonialisme le plus abjecte. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 20e siècle que l’étau se dessert avec les luttes africaines pour la libération. A ce jour, l’Afrique traîne encore les affres de cette sombre période de l’histoire humaine, initiée par les espagnols.
De cet expansionnisme espagnol du 15e siècle, restent des traces indélébiles. Au nord du Maroc deux villes, Sebta et Melilla, ont été prises lors de cette période. Elles témoignent encore aujourd’hui de cette sanglante chevauchée espagnole, et demeurent les symboles vivants de ces conquêtes meurtrières. N’ayant plus d’atouts stratégiques aux temps des satellites et des nouvelles technologies, ces deux villes, attendent de revenir à la mère patrie pour qu’enfin on puisse panser les blessures et les amertumes du passé.
De cette prise de Grenade en 1492, deux grands mouvements humains se sont dessinés en Europe. D’un côté, la diffusion des sciences arabes à Tolède Grenade et Séville, qui vont annoncer la renaissance européenne. De l’autre, la conquête du monde par Christophe Colomb qui croyait découvrir les Indes, mais découvre l’Amérique. Son aventure a fait réduire en cendres des civilisations entières en terre américaine puis, par avidité coloniale, préparer la colonisation de la terre africaine. Sebta et Melillia, en terre africaine, nous rappellent encore aujourd’hui les drames de la colonisation espagnole. Il ne faut pas les oublier.
*Ancien Ambassadeur, Chercheur en Relations internationales