Journalisme : notre métier dans un miroir
Par Hassan Alaoui
Dire que la presse, de manière générale et au-delà de nos frontières, est en crise relève de l’euphémisme. S’entêter à souligner sa fragilité en temps de Covid-19 et ses incessants variants, ne nous fait guère oublier que sa chute remonte à plus loin que la pandémie, autrement dit à il y a vingt-ans au moins. En effet, avec l’arrivée et l’adoption du modèle numérique, le tournant a été nettement décisif. Sauf à sacrifier à une naïveté proverbiale, l’évolution et le succès de la presse dépendent très largement des recettes publicitaires. Celles-ci n’ont jamais été aussi réduites qu’en ces dernières années, et aussi drastiques pour la presse écrite…
La presse papier a déjà signé, comme on ne cesse de le dire, sa propre mort. La diminution cruelle de ses ventes voire leur absence depuis deux ans au moins porte un coup d’arrêt aux journaux, quelles que soient leur nature et couleur. Elle handicape gravement leur marche dont les recettes sont également soumises au rouleau compresseur de l’indomptable hausse vertigineuse du coût du papier. Leur diffusion se réduit, de ce fait, à une peau de chagrin. Le schéma est classique, répétitif à l’envie : désastre climatique, déboisement planétaire avec l’arrêt de la production du bois et du papier qui est la pièce maîtresse et le premier matériau de la fabrication des journaux, renchérissement conséquent sur la grande presse qui meurt partout à petit feu, prive ainsi les millions d’habitués au papier de leur exercice de tous les jours…
Le cercle vicieux dont nous sommes les premières victimes n’a pas fini de nous enrouler dans son redoutable spectre.
La parade du numérique
Bien sûr, diront quelques esprits malicieux qui jouent les roquets : il faut se convertir au numérique. C’est la parade, en tout cas la seule alternative qui s’offre à une industrie en proie à de graves difficultés. De grands journaux aux Etats-Unis, en Europe et en Asie se sont reconvertis au modèle digital, comme Newsweek, le New York Times ou d’autres titres prestigieux qui, abandonnant le papier, pensant pouvoir réaliser des économies, sont en revanche confrontés à de nouveaux défis qu’implique la reconversion numérique. Au Maroc, la presse écrite a fait son deuil de ses années de gloire, elle s’est progressivement investie dans le digital , bon gré mal gré, dans un contexte où la Loi n’était pas encore totalement définie et la réglementation titubante, voire claudicante. Le législateur lui-même a appris à légiférer en même temps que fleurissaient comme des champignons , sauvagement même, des centaines de titres…
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La presse quotidienne traditionnelle est morte de sa propre mort, après avoir été emportée et engloutie par la vague du numérique. Hegel disait que « la lecture de la presse est le pain quotidien du philosophe »…Il ne croyait pas si bien dire, comme à lui, elle ne remplit plus ce rôle, nous laissant orphelins de l’objet qu’elle incarnait comme une conscience, la notre désolée en ces temps du fugace voire de l’inutile que le digital nous impose. Un autre philosophe et pas n’importe lequel, bien contemporain mais décédé il y a vingt ans, Michel Foucault pour ne pas le citer, soulignait « l’intime complicité entre le livre et son lecteur , cet objet perpendiculaire que l’on s’approprie, enfoui dans notre sac et dans les mains »…L’écran de verre, fût-il réduit à quelques doigts, a remplacé la page et le papier chaleureux, sorti des rotatives, dont le parfum d’encre exhale une sensation particulière.
Liberté et responsabilité
Les nouvelles générations ne peuvent nullement imaginer ce passé récent fait de nostalgie et de figures emblématiques qui ont couronné la presse écrite. L’écran de verre s’enfile dans notre intimité à toute heure, ne nécessite aucun effort pour aller chercher, comme autrefois, l’exemplaire de notre choix. Ici, les titres comme des flaches se superposent, se suivent , l’un remplaçant l’autre au rythme fol , nous happant au vol, et imposant une lecture infernale, jamais assidue…
Il existe au Maroc des centaines de titres de la presse digitale, autorisés ou non, qui s’inscrivent dans cette aventure de l’expression spontanée, donnant libre cours, au nom de la liberté de publier, à tout venant. Tout un chacun désireux de s’exprimer – ils sont des milliers pour ne pas dire plus – lance son site, son canal, son propre « journal » et s’adresse plus ou moins directement au public. On dira que c’est légitime, car la démocratie c’est aussi la liberté de parole. Sauf que cette même liberté a son propre corollaire, son miroir d’exigence : la responsabilité. Homme de religion , personnalité politique célèbre du XIXème siècle en France, et journaliste, Henri Lacordaire disait : « C’‘est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » C’est, jusqu’à preuve du contraire, notre devise.
« L’information », si tant est que l’on puisse l’appeler ainsi , libre comme le vent, « vérifiée » et validée par le seul émetteur, susceptible de l’inventer lui-même et de lui conférer l’habillement qu’il veut, ne garantit pas pour autant sa crédibilité et encore moins sa véracité.
D’où le doute voire la mise en cause de ce fourmillement des réseaux sociaux qui a fait dire au philosophe italien, Umberto Eco, cette sentence lapidaire : « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. » Elle suscite chez certains populistes des cris d’Orfraie, bien entendu. Elle n’en est pas moins interpellative.