Mohamed M’jid: Une vie au service de l’humain
Il est des personnes qui disparaissent, mais sans pour autant nous quitter et dont le souvenir reste éternel. Des personnes qui, bien qu’elles aient vécu longtemps, laissent ce goût amer de vide, de nostalgie et ce sentiment que toutes ces années n’ont pas été suffisantes pour saisir et retenir tous les enseignements qu’elles véhiculent. Feu Mohamed M’jid fait justement partie de cette catégorie de gens parce qu’il est, à lui seul, une école de vie. Décédé à 97 ans, on a l’impression tantôt qu’il est passé en coup de vent tellement il avait encore beaucoup de choses à donner. Tantôt on se dit que si l’on a l’âge de ses artères, M’jid, lui, a l’âge de ses œuvres et de ses actions et donc il reste immortel.
Né pour être nationaliste
Né le 14 avril 1916 à Safi et décédé jeudi 20 mars 2014, il a vécu, dans un premier temps, à Marrakech où il a fait le m’sid avant de retourner dans sa ville natale où il a obtenu un certificat d’études primaires, mais après sa seconde libération. En effet, M’jid a rejoint le courant de l’Histoire du Maroc très tôt alors qu’il était encore pubère. Force est de rappeler qu’il était fasciné par son pays et obnubilé par son indépendance ce qui a fait de lui un militant précoce. À l’école, ses camarades et lui scandaient des slogans du genre «Vive El Fassi!», «Vive Hassan El Ouazzani !» pour soutenir les grands porte-drapeau nationalistes. Il passera donc, inévitablement, par la prison qui l’a incontestablement raidi. Il en sortira la première fois avec un nouveau sang dans ses veines, nourri d’amour pour sa patrie et de rébellion contre l’occupant. Comme pour tenir une promesse faite à l’aube de sa jeunesse, le regretté, passionné du pays du soleil couchant, dédiera sa vie à sa patrie.
Se faisant déjà la réputation d’un bon sportif et d’un militant remuant, il quitte Safi pour aller rejoindre ensuite le collège Moulay Youssef à Rabat, berceau de l’élite intellectuelle et politique marocaine et noyau du mouvement national. Sa fougue d’adolescent lui fait découvrir la passion d’un pays qu’il portera à jamais dans son cœur. Le hasard faisant bien les choses, son voisin de table n’est autre que Mehdi Ben Barka. Il faut bien dire que M’jid est bien né pour faire partie de ces nationalistes marocains qui ont marqué, au fer rouge, l’Histoire du Maroc déjà aux années trente alors que la notion même du nationalisme est encore balbutiante. Il a fait l’école avec les grands leaders patriotiques du mouvement national, mais tout en gardant son indépendance d’esprit et sa liberté d’action.
À son arrivée à l’internat, les élèves étaient en grève de la faim pour protester contre l’instauration du Dahir berbère. Suite à ces manifestations, le directeur du collège se fait menaçant en s’adressant à Mehdi Ben Barka et au nouveau venu en disant avec beaucoup de cynisme : «Vous deux sangliers de la Maâmora! Tout ce que vous avez dans la tête peut être contenu dans ce petit carnet», et à Ben Barka de répondre : «Nous avons bien l’intention d’y ajouter quelques pages.»
Cet incident leur vaut, d’emblée, la reconnaissance de leurs compatriotes et notamment Mohamed Benjelloun Touimi qui offre à M’jid sa première raquette de tennis en 1933. C’était pour eux l’occasion de déceler des éléments prêts à constituer des cellules de militants qui animeraient l’action politique des jeunes dans les principales villes du pays.
Avec Mehdi Ben Barka et El Yazidi (l’un des principaux chefs du mouvement national et ancien ministre de l’Istiqlal), ils parviennent à tisser un réseau de nationalistes. Et pour toucher plus de Marocains, ils décident d’essaimer les élèves militants à travers tout le Royaume. M’jid intègre alors le collège Moulay Driss de Fès et Mehdi l’École française à Rabat. Leur tête pensante El Yazidi propose, en bon stratège, à l’un d’approcher et de dynamiser la jeunesse fassie par le biais du sport, et à l’autre d’user de ses atouts pour influer sur les jeunes élèves français.
Et c’est à Fès que M’jid approfondira sa formation, guidé par le pionnier du mouvement estudiantin El Hachmi El Filali, aux côtés de Abdelaziz Ben Driss, Allal El Fassi, Derkaoui et bien d’autres.
Durant tout ce temps, le sport était pour lui un mode de vie qui lui permettait de se concentrer sur ses objectifs et ses activités. On pourra dire que sa vie de jeunesse était exceptionnellement riche et bien remplie dans le contexte particulier que vivait la société marocaine sous la colonisation française. Une vie où tout le prédestinait à une carrière politique.
Le sport pour militer
Après l’École Normale qu’il a intégrée à son retour à Rabat, il est affecté en tant qu’instituteur à Azemmour, en 1939. Ses élèves sont, bien entendu, imprégnés de sa voix de nationaliste averti, ce qui entraîne son transfert d’ordre disciplinaire dans une école, à Meknès, dont le directeur était réputé pour ses capacités de «dompter» les professeurs «à la tête dure». M’jid retrouve son échappatoire dans le sport en intégrant le club de basket des cheminots, mais ses relations, de plus en plus, tendues avec le directeur ne tardent pas à lui faire quitter l’enseignement tout en ignorant que la voie de son destin prenait un autre tournant qu’il ne soupçonnait même pas.
Le sport lui permet de s’infiltrer, en compagnie de ses amis, au cœur des quartiers populaires et d’étendre son réseau de nationalistes. Quelque temps après, ils décident de développer ce concept à travers tout le pays suite au succès rencontré. Désormais, il était sur le terrain en bon militant activiste qui touchait la masse populaire dans les quatre coins du Maroc.
En parallèle, en pratiquant le tennis, cela lui permettait d’être en contact permanent avec les Français des courts.
La fin des années quarante a connu des allées et venues peu espacées des geôles lugubres dont l’occupation en a fait un squatteur un peu partout dans le Royaume au point qu’il en dit : «Je ne payais presque jamais de loyer tant je multipliais les séjours en prison.» Au moment des pourparlers d’Aix-Les-Bains, il participait aux protestations des prisonniers du centre Aghbalou N’kerdous pour l’amélioration des conditions de vie des détenus politiques.
Mais une fois dehors, le désenchantement ne tarde pas à prendre place face à une politique trébuchante. M’jid est plus que convaincu que celle-ci ou du moins ce qu’il en voyait n’était pas son terrain de prédilection. Toutefois, il se promet de continuer à former les individus tout en se consacrant à ses activités sportives.
M’jid dont la devise était «faire de la politique pour la politique» n’a cessé d’en faire, mais sous un aspect humaniste surtout après son expérience, dans les années quatre-vingts où il était député-représentant de sa ville natale. Certes, il a entamé sa carrière politique au parti de l’Istiqlal, mais il a réapparu sous les couleurs du Rassemblement national des indépendants (RNI).
En revanche, les qualités humaines de M’jid, son patriotisme sincère et poussé, son attachement aux principes sacrés et aux constantes de la Nation ont fait qu’il a vite été déçu! «Dans les locaux du RNI, les discussions portaient plus sur le prix du cheptel de moutons que sur les problèmes de société. Je me souviens même de certains qui venaient dans les bureaux simplement pour profiter du téléphone gratuit, évidemment dans le but de gérer leurs affaires. Tout cela m’a écœuré.» a-t-il confié lors d’une interview. Il criait à qui voulait l’entendre que le Maroc avait besoin d’actions concrètes et non de discours oiseux et creux : «La politique de ce pays doit se faire sur le terrain et non dans des bureaux feutrés». Ceci d’ailleurs rappelle la position de Mehdi Ben Barka alors que M’jid, grandement fidèle en amitié et en idéal, s’est rendu à Londres pour lui rendre visite, après la création du parti de l’Union nationale des forces populaires. Il lui a demandé, sans hésiter, pourquoi il ne rentrait pas au Maroc pour tracer les lignes stratégiques de l’éducation. Mais Mehdi Ben Barka répond avec beaucoup de sagesse: «Ecoute M’jid, un chef de parti s’occupe d’abord de sa propre formation politique. Nous avons encore tout à construire avant de songer aux responsabilités nationales.»
Pour M’jid, la politique n’a jamais été un projet de vie, mais il maintenait que la base de l’action politique reste la connexion avec les citoyens et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il suggérait toujours aux dirigeants d’aller vers le peuple, sinon si c’est lui qui vient à eux c’est que les ennuis ont commencé.
Une passion devenue engagement et devoir
Les désillusions de la politique «politicienne», comme il aimait à la qualifier, lui font comprendre que le sport constituait d’abord le meilleur moyen d’effloraison d’une jeunesse saine, consciente et d’un modèle de société fondé sur des valeurs humaines, à savoir la tolérance, le vivre ensemble et surtout le don de soi. Il prend, de facto, un serment solennel, celui de contribuer activement au développement du pays en général et de ses jeunes en particulier, la bouée de sauvetage de la jeunesse marocaine étant, pour lui, le sport et la culture. Cela servira de socle à son engagement et à son combat sur plusieurs fronts puisque les champs d’action sont pluriels.
Doyen des dirigeants sportifs marocains, feu M’jid a pris les rênes de la Fédération Royale marocaine de tennis (FRMT) en sa qualité de président, pendant près de quarante-cinq ans (1964-2009). Dès sa prise de fonction, il a permis au tennis de tenir une grande place dans le paysage sportif marocain. Il concourra ainsi à l’éclosion de grands champions, tels que Dlimi, Chekrouni, Outaleb, Alami, Arazi, Al Aynaoui et bien d’autres. Avec lui, le tennis s’est démocratisé pour ne plus être le sport d’élite, et ce, en mettant en application ses idées et ses programmes d’encadrement des jeunes Marocains sans tomber dans l’élitisme inhérent à ce sport. N’oublions pas aussi que grâce à lui, de «petits ramasseurs de balles» ont eu l’opportunité de se mesurer aux plus grands de ce sport.
Connu pour son grand apport dans la création du Grand Prix Hassan II et dans la mise en place de structures solides pour le tennis, il a permis au Maroc de voir défiler des raquettes «d’or» qui ont fait sa renommée.
À partir de 1968, il est également représentant du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) au Maroc, ce qui lui a valu d’ailleurs un Certificat Nobel de la Paix, décerné en 1981. En acteur associatif qui a fait preuve, durant toute sa vie, d’abnégation et de dévouement, il jouera un rôle salutaire au niveau de l’ONU, du HCR et du Comité international de la Croix-Rouge pour que ces institutions se penchent sur le sort des militaires prisonniers et des civils séquestrés dans les camps de Tindouf.
M’JID pour vivre dignement
En 2009, il quitte la présidence de la FRMT afin de se consacrer totalement à son combat pour les causes sociales justes. Son credo? Participer à la construction d’une société juste, démocratique, solidaire et surtout fidèle aux fondamentaux d’un Maroc dont il a fait une passion inextinguible. «Avant d’être musulman et Arabe, je suis viscéralement Marocain», avait-il l’habitude de dire.
La Fondation MJID (Fondation Marocaine pour la Jeunesse, l’Initiative et le Développement) voit le jour, appuyée par un groupe d’amis, des membres de la société civile, des enseignants, des professions libérales ayant une expérience dans le domaine associatif et pédagogique. Et c’est à travers elle qu’il va contribuer à la lutte contre l’inégalité sociale avec la mise en place d’une école, d’un centre de formation, d’une résidence universitaire et d’un centre d’hémodialyse au quartier El Hank pour soutenir les plus démunis.
La Fondation MJID accompagne aussi les jeunes pour les aider à s’affirmer, à se faire une place, à s’épanouir et à vivre dans la dignité. Elle les aide ainsi à réussir une insertion aisée dans la vie sociale et professionnelle en hébergeant, dans de meilleures conditions, des étudiants des facultés et des grandes écoles de Casablanca. Acteur associatif très dynamique dès sa jeunesse, il a toujours relevé que le travail de la Fondation tentait de «réduire les itinéraires pour pouvoir se rapprocher plus de la pauvreté noble et s’éloigner autant que possible du confort puant.»
Il a toujours considéré que la véritable richesse et le meilleur exploit est de sortir les jeunes marginaux du chaos du défaitisme afin qu’ils puissent trouver leur place dans une société qui les a toujours rejetés et qu’ils aient leur revanche en prenant activement part à toutes les initiatives de développement humain. Et ce n’est pas pour rien que l’un des points de la réforme les plus défendus par M’jid est l’implication des jeunes pour mettre fin à leur passivité face à la politique :«Il faut un coup de balai! dira-t-il. Nous avons besoin de choisir des jeunes compétents. Que les anciens se retirent dans la dignité et passent le relais, au lieu d’être éjectés de leur piédestal.»
À vingt comme à quatre-vingt-dix ans, M’jid a toujours insufflé la vie aux jeunes en leur transmettant son optimisme et les ondes positives qui émanaient de ce grand homme n’ayant jamais voulu quitter son âme d’enfant, chose qui l’a toujours rapproché des pauvres créatures en situation précaire.
Ornement d’une vie d’homme
D’une grande chaleur humaine, d’une extrême sensibilité, ouvert au dialogue et à l’écoute, homme de toutes les valeurs, activiste cultivé et respectable, débatteur jamais à court d’arguments, rebelle redoutable par les officiels et les hommes politiques, M’jid a su rester authentique. La voix du cœur, engagé à fond dans la cause de la patrie, lui a fait découvrir les voies de l’humanisme, de l’amour et de la paix.
Homme d’humour et d’éloquence, il a su conquérir les cœurs qui touchaient sa sincérité et son honnêteté dans ses combats et dans son militantisme à visage découvert.
Mémoire ambulante, il a été l’une des rares figures qui ont eu la chance d’être contemporaines des événements majeurs de l’Histoire du pays depuis le protectorat. De son empreinte bien propre à lui, il a marqué le Maroc politique et associatif durant toute sa vie qu’elle a mise au service des causes justes et nobles.
Cet homme de grande pointure, d’une modestie impressionnante, incarnait la blague et l’esprit, l’utile et l’agréable. Sa plume à la main, il a participé aux débats politiques par des écrits et des contributions dans plusieurs organes de la presse écrite. Il étonnait par sa capacité de mettre les mots justes sur les maux qui rongeaient la société. Pour ce fait, quelqu’un lui aurait dit : «M’jid, tu as une plume qui met à poil!»
Connu pour son franc-parler redoutable et ses critiques acerbes, ses coups de gueule faisaient trembler ceux qui les lui inspiraient et qui avaient des choses à se reprocher.
À quelqu’un qui lui avait demandé pourquoi il gênait et dérangeait, il avait répondu spontanément : «Je gêne parce que je dis la vérité et je dérange les dérangeables.»
Homme de positions, il écoutait les autres et exigeait d’être écouté.
Figure emblématique haute en couleur
En reconnaissance au grand homme qu’il était, il est décoré par le Roi Mohammed VI en février 2009, du Grand Cordon du Ouissam Al Arch après une vie entière dédiée à l’action.
Altruiste, désintéressé et proche des gens démunis qu’il a tenu à défendre contre vents et marées, il a tenu, même pendant sa mort, à reposer parmi eux en choisissant le cimetière Arrahma qui a pu, tout de même, privilégier d’égard et d’entretien grâce au défunt, ne serait-ce que le temps de ses funérailles, lui qui a placé son existence sous le signe de l’engagement et du combat pour la liberté, la justice et la dignité.