A propos du livre de Zeina el Tibi sur « La condition de la femme musulmane »

Par le professeur Jean-Yves de Cara

Professeur émérite à l’Université de Paris

Avocat au barreau de Paris

« Parmi les facteurs d’incompréhension dont souffre l’Islam, la condition de la femme est une source inépuisable de quiproquos et de polémiques. La femme musulmane vivrait en marge de la société, dans une situation d’infériorité, dominée par l’homme et empêchée d’évoluer. »

Les dérives conservatrices ou extrémistes ont considérablement contribué à cette vue erronée. Partant de ce constat, le Dr Zeina el Tibi, dans son livre remarquable consacré à « la condition de la femme musulmane entre texte et pratique », aux éditions du Cerf, plonge aux sources de la religion musulmane pour dresser un tableau nuancé, intelligent et sensible du sujet[1]. L’auteur, peut-être inspirée par la formule de Rabelais selon laquelle « l’ignorance est mère de tous les maux », inscrit sa réflexion dans une vision globale de la civilisation islamique. Cela explique les deux volets de son ouvrage : la femme dans le référent islamique, la femme musulmane dans la modernité.

L’Islam, il est vrai, est mal connu. Cela résulte de plusieurs causes: la mauvaise foi, l’instrumentalisation politicienne, la confusion avec une immigration de moins en moins bien acceptée, le rôle des médias, une méfiance réciproque qui, dans une vision binaire du monde, risque de conduire au « choc des civilisations », alors que la mondialisation aspire à effacer leur diversité. Les conflits durables et les péripéties de la vie internationale surgissent dans le quotidien par l’information continue souvent lapidaire et de qualité médiocre ; ils accentuent l’incompréhension ou le rejet du monde islamique jugé violent par nature.

La méconnaissance de l’Islam suscite des fantasmes qui réduisent une des grandes religions du monde à un ennemi de la « modernité ». Il est vrai que les théories du gender, l’institution du mariage homosexuel ou certains débats sur la bioéthique dans les sociétés occidentales peuvent créer un malaise dans les sociétés islamiques dès lors que leurs propagandistes voudraient les étendre à la terre entière. Une vision cosmopolite en la matière contredit la reconnaissance de la diversité des civilisations et le droit à la différence, au mépris du droit international qui garantit l’indépendance des États. Elle revient à négliger un ensemble socioculturel et géopolitique de première importance qui s’est constitué depuis quatorze siècles.

Brillante, la civilisation islamique ne s’est pas seulement illustrée par l’art et les sciences de la dynastie des Abbassides. Très tôt, l’humanisme des penseurs musulmans a affirmé la dignité de l’être humain fondée sur la liberté, la justice et l’égalité. L’Islam n’a pas à entretenir de complexe en matière de garantie des droits de l’homme à l’égard des grands textes internationaux des Nations Unies ou autres. Surtout, à la différence de ces derniers fondés sur des concepts abstraits, la doctrine islamique a une base spirituelle qui tient à la relation privilégiée de l’être humain à Dieu.

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Aussi, relevant que l’Islam est à la fois religion, communauté et loi, Zeina el Tibi s’attache à expliquer qu’il s’agit d’une religion du « juste milieu », loin des exagérations et des excès. Elle démontre que la misogynie de certains extrémistes est contraire au texte du Coran, à la Sunna et à l’histoire des origines de l’Islam à laquelle les femmes ont contribué autant que les hommes. Outre le rôle de Khadija auprès du Prophète, l’auteur rappelle l’importance des femmes Compagnons dans la transmission du Message de l’Islam et même leur participation aux combats puis au développement de la civilisation islamique. Disculpée de la responsabilité du péché originel, la femme est égale de l’homme sur le plan spirituel.

Il en découle d’abord, que le respect lui est dû et selon la parole du Prophète : « les meilleurs d’entre vous sont ceux qui sont les meilleurs avec leurs femmes ». Il en résulte ensuite la complémentarité dans le couple et dans le cadre familial et enfin un statut de la femme dans la société d’ordre légal, politique et économique dont l’auteur expose les linéaments et les conséquences. Ce livre n’élude pas les sujets controversés telle la polygamie, ni le « faux problème » du voile dit « islamique » replacé dans le contexte de la bienséance qui s’impose lors des actes pieux et qui n’est pas propre à l’Islam ; l’auteur rappelle que le Coran ne veut pas la difficulté pour les croyants : « point de contrainte en religion ».

Avec réalisme, Zeina el Tibi constate que les prescriptions du Coran et de la Sunna, ignorées ou détournées par des interprétations douteuses, n’ont pas toujours été respectées. En revanche, les penseurs réformistes, soucieux de la modernisation des sociétés musulmanes, ont placé au premier plan le statut de la femme. Il s’agit, en vérité, d’un retour aux origines de l’Islam, aux premiers siècles de son histoire, au principe de l’égalité spirituelle foncière de la femme et de l’homme. A cet égard, la réforme est « au cœur de l’Islam », ainsi que le rappellent les penseurs de la fin du XIXe et du XXe siècles (la Salafiya) en se fondant sur les hadith du Prophète.

En pratique, certains Etats ont légiféré pour briser le conservatisme, sortir les femmes de la stagnation, en se réclamant de l’ijtihâd et de la nécessité de retrouver le Message progressiste de l’Islam. Les précurseurs du renouveau de la condition féminine sont connus. Dès 1956, en Tunisie, Habib Bourguiba fit adopter un code du statut personnel. Au Maroc, le lien entre les réformes et l’Islam est encore plus net. Le rôle de la monarchie a été déterminant en raison de la personnalité du sultan qui en sa qualité de Commandeur des Croyants et chef de file du malikisme modéré, a donné une impulsion définitive à l’évolution de la condition de la femme. Dès 1947, la jeune fille du futur roi Mohammed V, la princesse Lalla Aïcha s’était distinguée par un discours prononcé, tête nue, au Grand Socco, invitant les femmes à évoluer et à, prendre part à la construction du Maroc moderne. Nombre d’autres femmes marocaines ont été à l’avant garde du combat nationaliste qui devait aboutir à l’accès à l’éducation moderne et à l’égalité des droits politiques et civiques. Ce fut une des premières préoccupations du Roi Mohammed V qui incarnait la conscience de la nation, artisan des grandes évolutions et modèle pour le monde arabo-musulman.

A la faveur du nationalisme et de l’influence du parti Baas, un élan fut imprimé au progrès de la condition de la femme par Nasser en Egypte et, surtout, Saddam Hussein. Le Dr el Tibi, qui est présidente déléguée de l’Observatoire d’études géopolitiques, décrit ces évolutions et jusqu’aux plus récentes dans les pays du golfe Arabe. A ce mouvement s’opposent les idéologies extrémistes, illustrées par une tyrannie cléricale rétrograde en Iran ou par « l’aberration afghane » dans laquelle les efforts de la monarchie pour moderniser la société ont été anéantis par le retour des coutumes tribales et le régime des Talibans. L’Islam devient un prétexte pour masquer une idéologie politique révolutionnaire, marquée par le marxisme, issue de la doctrine des Frères musulmans et mise en œuvre de façon tragique.

Cependant, l’ouvrage de Madame el Tibi se poursuit et s’achève sur des pages d’espérance. Il évoque les changements récents et surtout il souligne « l’exception marocaine ». Echappant aux affres du chaos des pays arabes, le Maroc donne l’exemple « d’une évolution continue et méthodique, guidée par une volonté politique précise ». Inspiré par ses prédécesseurs, le Roi, Mohammed VI a mis le statut et le rôle de la femme au cœur des enjeux fondamentaux de la modernisation du pays. Quatre grandes étapes marquent ce règne inspiré. La Moudawana, réforme du code de la famille établit l’équilibre entre l’homme et la femme dans le droit du mariage, les rapports patrimoniaux et la famille. L’Initiative nationale de développement humain (INDH) offre un cadre social, économique, culturel et environnemental à l’épanouissement des droits de chaque citoyen. Puis, cela s’est accompagné d’un renforcement de la place des femmes en politique et dans les affaires publiques. Leur représentativité politique s’est accrue et même les femmes ont pénétré dans le champ religieux. Enfin, la Constitution de 2011 a consacré le principe de l’égalité entre les sexes (article 19) et le législateur a mis en œuvre les directives royales. Aujourd’hui, les femmes marocaines peuvent encore compter sur leur Roi.

Au terme de cette lecture passionnante et qui apporte un regard nouveau sur le sujet, une conclusion s’impose : l’Islam n’est pas une religion qui opprime les femmes. Evoquant l’ambiguïté du « féminisme islamique », l’auteur s’écarte des extrêmes, le féminisme radical de combat et l’ultraconservatisme obscurantiste. Elle invite à une troisième voie, celle du juste milieu qui permet de concilier foi et modernité pour retrouver la vérité de l’Islam. Un livre indispensable, savant sans être pesant, au style alerte, qui s’inscrit dans la grande tradition des études islamiques tout en gardant un charme…féminin.

[1] La condition de la femme musulmane, Paris, Le Cerf, 2021

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