Arrogance occidentale vs archaïsme musulman

Par Abdessamad Mouhieddine

Peu d’islamologues compétents ou autopro­clamés se sont attelés à une réflexion complexifiée sur l’état des lieux. « Islamisme » par-ci, « pro-occidentalisme », par-là…Les regrettés Moha­med Arkoun, Abdelwahab Meddeb et quelques rares autres authentiques penseurs muslmans modernes s’y sont essayé, souvent avec un cer­tain bonheur. Mais leurs tra­vaux sont noyés dans un océan d’écrits idéologiques.

Ce texte n’a aucune préten­tion autre que celle –ô bien modeste !- d’identifier les ac­teurs et le décor de cette adver­sité Occident-Islam qui n’en finit pas.

La période de mutation que nous vivons n’est rien d’autre qu’une confrontation historique entre l’image (pé­rimée) que nous nous faisons de nous-mêmes et la post mo­dernité qui nous submerge. Les Musulmans qui constituent la majorité écrasante de notre peuple arrivent difficilement à s’insérer dans un universa­lisme torrentiel de type occi­dental. Notre droit d’aînesse, nos codes sociaux seigneu­riaux, notre charia, nos ré­flexes patriarcaux et, d’abord, notre conception du monde sont mis à rude épreuve. Du coup, la concorde intercivili­sationnelle nous semble hors de portée. Depuis la liquida­tion du communisme, les dé­nominateurs communs cèdent la place aux dominateurs. Les premiers tombent les uns après les autres ; les seconds ne re­connaissent que la guerre des parts de marché. Fin de l’his­toire ? Clash des civilisations ? Bien sûr qu’il y a affrontement entre la sphère musulmane et la galaxie occidentale ! Bien sûr que les clashs se répètent et ne se ressemblent pas. Mais, acceptera-t-on jamais de reconnaître le fait que nous n’ayons à en vouloir qu’à nous-mêmes ?

Les décadences intermit­tentes accumulées par le monde musulman depuis le XIIIème siècle, c’est-à-dire depuis que nous eûmes claqué la porte au nez de l’ijtihad, sont seules coupables de notre dé­confiture actuelle. Nous avons collectionné les forfaits et les forfaitures culturels en collec­tionnant les pensées uniques. Dans une anthologie méri­toire, Ismaïl Larbi dénombre pas moins de 298 groupes (fo­roq) et doctrines ayant exis­té tout au long de l’histoire musulmane (1). Malgré les claques reçues aux XIXème, XXème siècles et jusqu’à ce jour, nos programmes sco­laires continuent à véhiculer une lecture arbitraire – parce qu’ethnocentriste – de l’his­toire des hommes. Que savent nos gamins du bouddhisme, du confucianisme, des subs­trats civilisationnels incas, hindous ou tout simplement pharaoniques ? « Si nous avons été colonisés, c’est bien parce que nous étions colonisables ». Une certitude historique à la­quelle nous continuons à op­poser négation et fausse fierté. Lorsque l’Orient avait conquis, parfois sauvagement, le Nord, des millions de femmes, d’en­fants et d’hommes virent leurs destins individuels et collectifs virer parfois à l’apocalypse. On a exposé les têtes de ca­davres aux portes de Bagdad, de Damas, du Caire, du Kosso­vo…etc. Comment oser zapper toutes ces monstruosités ?

C’est, depuis les Lumières, au tour de l’Occident opulent, conquérant et arrogant d’hu­milier le reste de l’humanité. Est-ce de bonne guerre pour autant ? Cela l’était jusqu’au jour où ce même Occident nous a gratifié de sa Décla­ration universelle des Droits de l’homme au lendemain de la seconde guerre mondiale. N’est-ce pas l’Occident qui s’est imposé à lui-même, jusqu’à l’extérieur de ses frontières, le fameux «devoir d’ingérence» ? Une ingérence qui passe par les interstices du droit international pour assou­vir la rapacité des intérêts mi­litaro-industriels, pétroliers, gaziers et maintenant hydrau­liques. Le dialogue de sourds a duré durant les cinq derniers siècles avant de se conver­tir en deux monologues l’un aussi suffisant que l’autre. Quand l’Occident nous parle de dignité, nous invoquons la fierté. Quand il privilé­gie les choses de la terre, nous nous référons à celles du ciel. Nous en sommes là. En fait, l’Occident et le monde musulman sont prisonniers chacun de ses propres certi­tudes. Le premier est piégé depuis plus de deux siècles par le tourbillon du tout ra­tionnel. Le second l’est par le fatalisme. Le premier s’est embourbé dans la «dictature technocratique» des classes moyennes, au point d’avoir parfois perdu de vue ses Lu­mières. Le second reste figé dans une configuration dog­matique de type pastoral ou agraire, ou les deux. L’Occi­dent s’est auto-encaserné dans un refuge méthodologique – le rationalisme – en croyant in­venter une morale plus exi­geante. Cinglé par la réussite matérielle occidentale, l’islam s’est cramponné à une vision intemporelle de l’homme. Armé d’illusio cognitus, le premier s’est drapé de trau­mas jouissifs, élevant ainsi le cynisme au rang du bon sens. Fatigué par ses ratés culturels et civilisationnels, le second s’est réfugié dans une gnose dépressive, victimologique et, de plus en plus, paranoïaque. L’un est ainsi soumis aux servitudes de la jouissance et l’autre aux jouissances de la servitude.

Malgré tout, l’histoire aurait pu « faire un geste » en réunis­sant les deux galaxies autour d’une belle complémentarité. Il n’en a rien été. L’Occident a choisi l’arrogance et il en eut pour son grade. Il a ainsi formé, financé et armé l’ex­trémisme religieux musulman et s’en mord aujourd’hui les doigts.

L’Asie musulmane, peu re­gardante quant aux subtilités stylistiques du corpus cora­no-hadithique, a pu contami­ner la sphère arabo-musul­mane de ses approximations. La promesse de Mohamed Ilyas, l’inventeur du mouve­ment des «Frères Musulmans» en Inde (1927), a été tenue : l’islamisme radical s’amplifie à la vitesse d’une infection vi­rale.

Casus belli permanent

En vérité, je vous le dis, l’Is­lam activiste tient mordicus à l’exclusivité de sa conception du destin humain sur notre planète. Il s’est emparé de quelques sourates politiques, essentiellement médinoises et, somme toute, conjoncturelles, pour imposer le casus belli permanent. L’Occident sort d’une foultitude de guerres dévastatrices qui l’ont forcé à se faire violence en faisant de la démocratie le point nodal de toute gouvernance. Il a ainsi gagné la guerre des idées et tient à le faire savoir. L’uni­versalisme moderne n’a plus rien de transculturel ; il est nécessairement, obligatoire­ment, forcément, occidental. Nous sommes donc en face de deux mundis imaginalis dia­métralement opposés, parce que farouchement exclusi­vistes. Deux textes, écrits par deux somptueux islamo­logues, illustrent assez bril­lamment les visions croisées islamo-occidentales. Fatima Mernissi et Maxime Rodinson méritent, en effet, d’être cités à cet égard.

Voici ce qu’a écrit la Ma­rocaine Mernissi : «Gharb, le nom arabe pour Occident, est aussi le lieu des ténèbres et de l’incompréhensible, et celui-ci est toujours effrayant. Gharb est le territoire de l’étrange, du gharib. Tout ce qu’on ne comprend pas effraie. L’étran­geté en arabe a une connota­tion spatiale très forte. Car Gharb est le lieu où le soleil se couche et où les terreurs sont alors permises. C’est là que la gharaba, l’étran­geté, a élu domicile» (2) Quant à Maxime Rodinson, il écrivit : «Les Occiden­taux ont tendance à juger de toutes les religions sur le mo­dèle de celle qui leur est (de beaucoup) la plus familière, le christianisme. Or (…) l’is­lam diffère du christianisme comme, également, du boudd­hisme. La différence vient de ce que l’islam se présente non seulement comme une asso­ciation de fidèles reconnais­sant une même vérité, mais comme une société totale (…) Le Fondateur du christianisme n’entendait nullement fonder un Etat et insistait sur la néces­sité de respecter les cadres éta­tiques existants. Il voulait en­seigner aux hommes de faire leur salut et cela seulement », écrit Maxime Rodinson (3). Le déphasage aurait pu en rester là. Mais les images sont arrivées par la télévision satel­litaire et l’Internet. Ceux qui sont frappés par la malédiction de l’ignorance ou – ce qui est encore plus insupportable – par la paresse intellectuelle ont pêché par simplisme en croyant pouvoir s’approprier la destinée du monde par la violence. Le «total-isla­misme» terroriste est venu en ce début de siècle rappeler aux démocraties leurs fragili­tés nées de l’utérus même de la liberté.

La sacralisation de la haine

L’islamisme activiste est nourri de haine envers l’autre, tous les autres, coreligion­naires pacifistes compris. Au Maroc, ses tenants ont décrété que le Royaume était devenu une «dar al harb», un territoire de guerre. Cette «fatwa» fi­gure en bonne place dans les derniers messages codés de Zawahiri et Ben Laden avant leur funeste fin, et figurera également en bonne place dans la littérature guerrière daéchienne. L’heure est donc grave et les démocrates de ce pays ne peuvent esquiver leur devoir patriotique de résis­tance à l’abjection. Car, pour ceux qui ne le savent pas en­core, la désignation par les ji­hadistes d’une contrée comme étant «Dar al harb» n’est pas une clause de style.

« Le choix modernitaire du Royaume, du moins tel qu’il a été solennellement et for­mellement affirmé par Mo­hammed VI et les forces du progrès, implique l’insertion du Maroc dans le mouvement du monde. Cela veut dire que nous sommes appelés à trou­ver notre place parmi tous nos frères de l’espèce, Gens du Livre en premier »

Ces derniers font appel à une batterie de versets mé­dinois particulièrement cir­constanciés pour prôner la « fitna » (l’anarchie). «La vé­rité au service du mensonge ». Ils zappent le contexte très précis de la «promulgation» de ces versets pour procé­der à leur universalisation forcée. Il n’est que lire ces quelques versets de la «Sou­rate des Femmes» pour s’en convaincre : «Les Croyants qui s’abstiennent de combattre – à l’exception des infirmes – et ceux qui combattent dans le chemin d’Allah avec leurs biens et leurs personnes, ne sont pas égaux ! Allah pré­fère ceux qui combattent avec leurs biens et leurs personnes à ceux qui s’abstiennent de combattre. Allah a promis à tous d’excellentes choses ; mais Allah préfère les combat­tants aux non combattants et leur réserve une récompense sans limites. Il les élève, au­près de Lui, de plusieurs de­grés en leur accordant pardon et miséricorde –Allah est Ce­lui qui pardonne, Il est misé­ricordieux – Au moment de les emporter, les anges disent à ceux qui se sont fait tort à eux-mêmes : «En quel état étiez-vous ?» Ils répondent : « Nous étions faibles sur terre » Les anges disent : « La terre d’Allah n’est-elle pas as­sez vaste pour vous permettre d’émigrer ? » Voilà ceux qui auront la Géhenne pour re­fuge : Quelle détestable fin ! (…) Celui qui émigre dans le chemin d’Allah trouvera sur la terre de nombreux refuges et de l’espace. La rétribution de celui qui sort de sa maison pour émigrer vers Allah et Son Prophète, et qui est frappé par la mort, incombe à Allah » (IV, 95-100).

Comment dès lors empê­cher un psychopathe, adroi­tement manipulé par quelque mouvance obscurantiste, de prendre ces versets au mot, étant lui-même incapable d’y voir l’empreinte d’un discours motivant les troupes à la veille d’un grand rendez-vous guer­rier tel ghazwat Badr, par exemple ? Faire du Maroc une «Dar al harb», c’est lui appliquer le jihad guerrier tel qu’il est énoncé dans les versets cités. D’autant que le choix modernitaire du Royaume, du moins tel qu’il a été solennellement et for­mellement affirmé par Mo­hammed VI et les forces du progrès, implique l’insertion du Maroc dans le mouvement du monde. Cela veut dire que nous sommes appelés à trou­ver notre place parmi tous nos frères de l’espèce, Gens du Livre en premier. Et c’est bien cette approche humaniste qui dérange les tenants du « ré­trorigorisme ». Que dire alors des versets suivants, lorsqu’on s’abstient sciemment de les contextualiser ? « Ô vous qui croyez ! Ne prenez pas pour alliés les Juifs et les Chré­tiens ; ils sont alliés les uns des autres. Celui qui, parmi vous, les prend pour alliés, est des leurs. Allah ne dirige pas le peuple injuste » (V, 51). Deux versets plus loin, le Co­ran émet la sentence suivante à l’encontre des Juifs : «Ceux-là, Allah les maudit ; Celui qu’Allah maudit ne peut trou­ver quelque allié que ce soit» (V, 53). Doit-on considérer que c’est le nom générique du Juif, où qu’il se trouve, quelles que soient son époque ou son extraction, qui est visé par cette sentence ? Dans son ou­vrage « Contextes de la révé­lation » (asbab annouzoul), le cheik et imam Aboul Hassan Ali Bnou Ahmed Al Wahidi Annisabouri établit – citant la chaîne des rapporteurs dignes de foi dont Saïd Ibn Qatada – les conditions dans lesquelles ce verset fut révélé. Les voici : Kaâb Ibn Al-achraf et Haïi Ibn Akhtab, deux juifs de la tribu des Bani Nadir, rencontrent des associateurs qoraïchites lors de la foire annuelle. Ces derniers leur posent la ques­tion : «Sommes-nous plus près de la vérité que Mohammad?» Les deux Juifs répondent : «Certainement, vous l’êtes ». Le Prophète récita alors le verset en question. Revenus dans leur tribu, les deux Juifs reconnurent avoir agi par ja­lousie.

Tous les versets évoquant négativement les Juifs et les Chrétiens désignent des adeptes des religions mo­saïque et chrétienne qui ont été les contemporains, parfois les voisins, du Prophète et qui ont pu entraver, à un moment ou un autre, la propagation de la nouvelle religion. Sinon, comment expliquer la glori­fication des « Enfants d’Is­raël » à maintes reprises dans le texte coranique? Les jiha­distes ne veulent pas y sous­crire parce que cela contredit leurs plans…diaboliques.

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