Bouthaina Azami, l’artiste aux mots et aux couleurs scalpels

Quand la plume et le pinceau s’entremêlent

En 1852, Flaubert écrivit à son amie Louise Colet, pour parler de son livre Un Cœur simple : « Que ce soit (le livre) clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme de La Bruyère et ruisselant de couleur, toujours. » Tel est le pari stylistique gagné par Bouthaina Azami, le pari de la prose et de la plume poétique. Le pari des phrases courtes auxquelles on peut donner la consistance du vers dans lequel la précision fait la force.

Bouthaina Azami n’est pas à son premier roman et son écriture des sentiments coule de source. Pas étonnant puisque passionnée de couleurs et artiste dans l’âme, notre romancière peint les mots en plus des toiles. Entre réalisme pictural et réalisme littéraire, son cœur ne balance pas.

D’une main de fée, elle crée avec la puissance d’un maître sûr de son art. L’histoire de ses portraits se fond dans celle des personnages de ses romans où le ressenti est immédiat. Sa peinture de visages troublants est une orgie de couleurs chaudes et criantes où tout est symbolique : des toiles expressives, des visages peints, qui dérangent et interpellent, des regards qui créent un désarroi innommable et frappent l’imaginaire par la profondeur et le questionnement.

tableau Bouthaina

La peinture de Bouthaina Azami incarne un certain renouveau. En effet, caractérisés par la richesse de leurs teintes contrastées, ses portraits présentent souvent un caractère intimiste, d’une beauté et d’une douleur intérieure flamboyantes où dominent une tristesse qu’on ne peut nommer, de la mélancolie et du dépit déstabilisants, émergeant des catacombes d’âmes en souffrance.

Le plan serré choisi dans ses tableaux, accentue le malaise existentiel de ses personnages, écorchés à vif. Dans un mélange de peinture et de graphisme, la femme-peintre offre une fabuleuse alchimie qui transmute les couleurs en un ailleurs tumultueux et torrentiel, un volcan latent d’émois et d’effervescence. Ses peintures, qui à elles seules, peuvent raconter toute une histoire, font écho à ses récits inspirés d’une réalité pressante.

D’une sensibilité aigüe, et d’une dévotion sans pareille à la beauté et à l’art, Bouthaina Azami, happée dans le tourbillon des lettres aussi, peint comme elle écrit. Le cœur y est de bout en bout et l’émotion est présente dans chaque détail. Les sentiments y sont, en effet, exprimés non seulement directement (ils sont décrits) mais aussi indirectement (ils sont suggérés). On assiste alors à une valse des mots à plusieurs temps, à un ouragan d’émotions.

Des histoires dans une histoire

Dans son dernier roman Au Café des faits divers, l’auteure nous plonge dans le fin fond de la souffrance d’amis dont les destins se croisent. Le titre nous met, d’emblée, dans l’univers d’une histoire saisissante de rencontres, dans un café genevois, comme tous les autres, où, entre extérieur et intérieur, entre espace fermé et espace ouvert, entre vie publique et vie privée, Bouthaina Azami nous propose un cadre dans lequel s’inscrivent notre quotidien, nos passions, nos angoisses et nous peint des existences abrégées mais ô combien mouvementées.

Soledad qui a l’habitude de lire, à haute voix, les faits divers des journaux, finit par provoquer la colère de Barbara. Celle-ci lui crie qu’elle-même a été, un jour, « un fait divers ». Voyons comment l’écrivaine nous introduit au cœur de son récit comme une exposition classique, nous fait glisser dans l’atmosphère du temps ; et les silences qui ont toujours soudés les personnages se transforment alors en confidences hurlantes et en voyages multidimensionnels qui traversent le Maroc, L’Argentine, l’Algérie, le Rwanda et le Congo. Ainsi, le mouvement de l’écriture, nous mène du texte au monde grâce au travail d’une langue qui suggère un tableau. Soledad, Barbara, Sofia, Yéyé et Karim cherchent à fuir les mémoires de leurs âmes mais les stigmates finissent par fondre et les inondent. Les protagonistes disparaissent derrière leurs propres sentiments. L’écho de leur douleur, qui n’a pas de frontières, résonne dans le texte d’un narrateur omniscient qui s’efface dans la vie de ses personnages et n’apparaît qu’à la fin du roman. La dissection des cœurs et des âmes reste une figure de style propre à notre écrivaine.

Brièveté qui rime avec densité

Ce livre présente la particularité d’être court et, en apparence, facile au point de l’avaler avec délectation, d’un seul trait. Mais cette forme brève présente une densité de style qui est le coup de génie de l’auteure pour qui le style n’est pas ornemental mais plutôt essentiel. Cette originalité stylistique mérite qu’on s’y attarde dans la mesure où elle se caractérise, en effet, par sa grande richesse en matière d’effets littéraires. Dans sa brièveté qui implique la teneur et la force, l’auteure a l’art de rendre ses personnages vivants et attachants, et obtenir l’épaisseur psychologique du roman. Dans ce texte criant d’émotions et de vérités, et en styliste de la prose, elle use de mots puissants qui savent prendre les tripes et percuter les sens. « Peu m’importe. Ici ou ailleurs. Cette prison ou une autre. »

De ses phrases courtes, elle a fait un style. Elle y opère même un renversement grammatical sans nuire au sens ou à la cohérence du texte. Elle invente sa langue avec une subtile modification de l’usage habituel qu’on en fait, des phrases qui portent la marque de ses choix et de ses goûts. Par cette beauté phrastique, elle remet en cause nos habitudes de lecture ou d’écriture, nous surprend par ce qui est tout simplement une manière nouvelle d’orchestrer les mots et les phrases et nous invite par son style à redécouvrir la langue. Le livre se tient à lui-même par la force interne de sa plume. Le texte dans lequel elle déploie toute sa maîtrise des outils stylistiques, repose sur une progression minutieuse et savamment orchestrée par l’auteur en dépit du procédé d’écriture contrapuntique qui consiste à mener plusieurs lignes de récits, de conversations, de pensées en contrepoint. Par cette méthode de dédoublement et d’alternance, elle donne la parole à ses protagonistes, à tour de rôle, dans des récits enchâssés.

Un style et une langue réinventés

au café

Lire Bouthaina Azami, c’est avant tout pouvoir se représenter ses toiles, prêter l’oreille à son chant, elle qui se livre à un exercice d’écriture à des gammes qui doivent lui permettre de se faire son propre son, et voyager dans son univers proprement original dont elle nous gratifie.

Après ses romans  La Mémoire des temps, Etreintes, Le Cénacle des solitudes, et Fiction d’un deuil, ce n’est pas donc gratuit si le succès est immédiat et unanime. Son dernier né et son premier roman publié au Maroc, Au Café des faits divers, reçoit un accueil enthousiaste. Le livre remporte le Prix littéraire féminin Sofitel.

 

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