Boycott de produits français : Et le Maroc ?

Les appels au boycott se sont multipliés dans le monde musulman, après les propos du chef d’État français, Emmanuel Macron, lors de son discours à la Sorbonne, le mercredi 21 octobre. « Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent », déclarait-il. Des propos qui ont aussitôt indigné certains pays musulmans, à commencer par la Turquie d’Erdogan. Face à l’ampleur du mouvement qui s’est étendu des pays du Golfe jusqu’au Pakistan, et au sentiment anti-français qui n’a cessé de s’accroître ces derniers jours, quels sont les réels enjeux d’une telle initiative ? Le Maroc pourrait-il suivre la même voie ?

Il s’agit d’une grande première. Le monde musulman, qui comprend près de deux milliards de personnes, consommateurs de près de six milliards de dollars, s’unit pour boycotter des produits d’une économie souveraine comme la France, nous rappelle Driss Effina, professeur d’économie à l’INSEA : « Nous n’avions jamais vu ce genre d’initiative auparavant. Nous assistions, certes, à des cas de boycott, mais au sein même d’une économie, pour contester une décision par exemple ». Une arme qui peut tout de même s’avérer pertinente et dissuasive estime l’économiste Omar El Kettani, selon qui, la sortie française est parfaitement condamnable : « il ne s’agit plus d’un journal français, mais d’une position officielle d’un président de la République (…) c’est inacceptable, sur le plan diplomatique, historique et culturel (…) de justifier les attaques à un personnage très respecté par près de deux milliards de personnes dans le monde ». À ce titre, il constate que cette succession de sorties polémiques de la part des représentants français – de la remise en question des rayons Halal des supermarchés par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, à la minimisation de la gravité de la colonisation par le Premier ministre, Jean Castex – n’a d’autre objectif que de remplir un agenda politique et de « récupérer une partie de l’électorat de droite », à plus d’une année des élections présidentielles.

« Après lecture très attentive du discours que je trouve, malgré tout, remarquable, le président français n’a jamais évoqué les caricatures du prophète, mais a parlé de caricature et de dessins de manière générale »

Du côté de la Turquie, dont le président s’est montré particulièrement virulent envers le chef d’État français, et qui a explicitement appelé ses citoyens à boycotter les produits Made in France, il semblerait que les motivations soient aussi d’ordre politique et géostratégique nous explique le professeur d’économie, Mekki Zouaoui : « Nous connaissons le contexte difficile des relations entre Erdogan et Macron, sur les sujets de l’intervention turque en Libye, de la Méditerranée orientale ou encore du Haut-Karabakh. D’ailleurs, la France est le seul pays de l’OTAN qui a pu clairement condamner la politique étrangère turque. » Ainsi, il explique que le dirigeant turc souhaite avant tout se positionner en tant que leader de l’islam sunnite, face à l’Arabie Saoudite. Et plus particulièrement, en ce contexte de perte d’audience, rappelle-t-il, où l’opposition a pu gagner les élections municipales d’Istanbul.

Le Maroc, pas intéressé ?

Si le boycott s’est répandu comme une trainée de poudre dans certains pays comme la Jordanie, le Koweït ou encore le Qatar, où les grandes surfaces sont allées jusqu’à vider les rayons de supermarchés des marques françaises, il semblerait qu’au Maroc, le mouvement se soit limité uniquement à quelques posts sur les réseaux sociaux. Le citoyen marocain aurait-il saisi les enjeux des relations qui lient ces deux pays ? ou bien s’est-il tout simplement senti peu concerné par cette affaire ? Une chose est sûre, la diplomatie marocaine a fait preuve de bon sens et a su faire la part des choses à travers son communiqué qui condamne la publication de ces caricatures « outrageuses à l’Islam », remarque Mekki Zouaoui. En effet, bien que nos intervenants s’accordent à qualifier l’utilisation de ces caricatures d’« obscènes » et « d’une vulgarité qui n’apporte rien d’un point de vue pédagogique », l’économiste Mekki Zouaoui appelle à une analyse plus prudente du discours de Macron. « Après lecture très attentive du discours que je trouve, malgré tout, remarquable, le président français n’a jamais évoqué les caricatures du prophète, mais a parlé de caricature et de dessins de manière générale ». Par ailleurs, au-delà d’une éventuelle mauvaise interprétation faite des propos du chef d’État français, les enjeux économiques seraient de taille pour le Royaume.

La diplomatie marocaine a fait preuve de bon sens et a su faire la part des choses à travers son communiqué qui condamne la publication de ces caricatures « outrageuses à l’Islam »

Selon Driss Effina, le cas marocain est totalement différent de tous ces pays. Si nous analysons l’action des pays du Golfe, elle revêt une part d’« hypocrisie » (…) Pourquoi ne boycottent-ils pas les grandes marques de luxes et s’attaquent-ils uniquement à l’agroalimentaire ? » s’indigne-t-il. Car effectivement, si des rayons entiers de fromages et de confitures ont été vidés, l’industrie de l’armement par exemple, qui représente une des composantes majeures des échanges commerciaux entre la France et les pays du Golfe, fait partie des produits qui n’ont pas été touchés. Entreprendre une telle initiative au Maroc « serait se tirer une balle dans le pied » juge Mekki Zouaoui. « Pour des pays comme le Bangladesh, ce boycott ne change pas grand-chose, ils importent, et la plupart de ces produits français sont très chers pour les consommateurs ». Alors que pour le cas du Maroc, il s’agit d’une production locale. Ainsi, nuire économiquement à la France est une absurdité selon lui, compte tenu de nos relations historiques et très étroites. Cela nous impactera forcément : « Pouvons-nous boycotter Renault et Peugeot dont on est si fiers et qui emploie des milliers de techniciens, d’ingénieurs… peut-on boycotter la Dacia ? ». Cela reviendrait alors à boycotter notre propre marque puisque la valeur ajoutée est marocaine ajoute-t-il. Par ailleurs, nous ne sommes pas sans savoir que la présence économique française est très importante au Maroc, rappelle Effina. Nous recevons près de 300 milliards de dirhams d’IDE français, ces derniers sont aussi très présents dans la vie quotidienne du citoyen maghrébin. Si cette décision est prise au sérieux au Maghreb, cela va impacter l’industrie où il y a des capitaux français : « si le chiffre d’affaires de la multinationale est touché, cela impactera forcément l’emploi et les investissements futurs, si des décisions d’extension prises, elles peuvent être influencées », explique-t-il. Pour rappel, les échanges commerciaux entre le Maroc et la France ont enregistré un taux de croissance moyen de 4,5% de 2000 à 2017. Par ailleurs, la France est le premier fournisseur et importateur du Royaume qui compte également 900 filiales d’entreprises françaises. En 2018, le Maroc a enregistré un excédent commercial de 919 millions d’euros avec la France.

Nuire économiquement à la France est une absurdité, compte tenu de nos relations historiques et très étroites

Omar El Kettani se veut quant à lui plus optimiste. « L’impact pour le Maroc ne serait pas aussi important qu’on l’imagine, dans la mesure où il existe des produits de substitution marocains. D’ailleurs, une partie des produits français a le monopole et concurrence les substituts marocains ». Il rappelle également que ces multinationales sont implantées dans d’autres pays, elles ne perdraient donc pas la totalité de leurs consommateurs. Et ce, même si les 20 premières entreprises de la sixième puissance économique, ont un « chiffre d’affaires de 1.400 milliards de dollars, qui concerne à hauteur de 32% le monde musulman » rappelle Effina. Mais en principe, « ce boycott durerait uniquement le temps de la mémoire humaine » déclare El Kettani. Une situation néanmoins plus délicate lorsque la structure est composée de capitaux français, mais aussi marocains comme c’est le cas par exemple de Lafarge, reconnaît-il.

Ainsi, un boycott des produits français pourrait s’avérer préjudiciable pour l’économie marocaine, d’autant plus que le Royaume est déjà familier avec cette expérience, comme en témoigne le mouvement d’ampleur, lancé en 2018 contre certaines marques nationales. Deux ans après, quelles leçons pourrait tirer la France de l’expérience marocaine ?

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