Couverture médicale de base : « La cotisation du secteur informel a toujours été un casse-tête pour les décideurs »

Acteur de premier plan, lors de l’élaboration du code de la couverture médicale de base, Moulay Driss Zine Eddine ElIdrissi était Chef de la Division de la planification et des études au ministère de la Santé en charge de toutes les études sur ces sujets entre 1997 et 2005. Aujourd’hui Lead Health Economist à la Banque Mondiale à Washington DC, ElIdrissi a bien voulu partager avec nous sa vision, dans le cadre d’un entretien accordé à MAROC DIPLOMATIQUE, et nous livre son diagnostic sans concession de l’état actuel de la couverture médicale de base. Nous tenons à préciser ici que ses opinions exprimées dans ce contexte ne reflètent en aucun cas celles de l’organisation internationale pour laquelle il travaille.

MAROC DIPLOMATIQUE : Le constat est unanime, la couverture médicale de base (CMB) a montré ses limites, d’où la nécessité d’une grande réforme. Mais, alors, comment éviter les erreurs de ces deux dernières décennies?

– Moulay Driss Zine Eddine El Idrissi : En effet, lors de sa préparation (vers la fin des années 90 et début des années 2000), la CMB a été difficilement appréhendée par les décideurs qui craignaient une flambée incontrôlable des dépenses de la Santé (contrairement aux techniciens). Donc, le manque d’expérience à l’époque et la crainte de gros déficits n’a pas permis de mettre en place une réforme ambitieuse, cohérente et efficiente. S’ajoute à cela quelques pressions de la part de quelques parties prenantes qui voulaient garder des acquis et des petits régimes en plus de la CNOPS et la CNSS. Ce qui a créé un système fragmenté et incohérent. Maintenant avec plus d’expérience et moins de crainte concernant la flambée des dépenses, il serait nécessaire de réfléchir en termes d’universalité, non pas en additionnant plus de bénéficiaires des différents régimes pour dire que tout le monde est couvert, mais à travers la mise en place d’un régime universel (une politique et un panier de soins pour toute la population), qui pourrait être géré par un nombre limité d’institutions (déjà existantes ou d’autres), au maximum 3 ou 4 (à l’instar de la CNSS et la CNOPS).

Par ailleurs, les moyens de communication avec les citoyens et la société civile devraient être développés pour que la responsabilité ne soit pas limitée aux seuls « usual suspects » : État, Employeurs et Syndicats.

MD : Une couverture sociale au profit de tous les Marocains dans un délai de 5 ans, est-ce réalisable sur le plan technique ?

M.D.Z.E : Oui. D’ailleurs d’autres pays l’ont fait comme la Turquie, le Thaïlande, le Mexique… Mais il faudra s’y prendre très vite et établir un leadership fort (tout en garantissant un processus participatif). Le grand défi est le secteur informel, surtout qu’il s’agit d’un groupe hétérogène : activités ambulantes mais organisées, activités non organisées, etc. Il faudrait à ce stade privilégier une approche de discrimination positive pour toucher tous les sous-groupes du secteur informel.

MD : L’un des prérequis de la généralisation de l’AMO concerne l’identification de tous bénéficiaires, y compris les indépendants. Or, c’est l’un des chantiers qui a pris le plus de retard. Comment faire pour y remédier ?

M.D.Z.E : Il n’y a pas de panacée à ce stade. Mais, il faut se demander : ceux qui œuvrent dans le secteur informel et les indépendants, qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Une chose est sure, ils ont un tous un portable/téléphone cellulaire. C’est déjà un début de solution pour l’identification et l’adhésion (comme pour la CIN aussi).

MD :La fixation de l’assiette de cotisation est également un point névralgique. Sur quelle base va se faire cette fixation en sachant que pour un même métier plusieurs disparités existent ?

M.D.Z.E : La cotisation du secteur informel a toujours été un casse-tête pour les décideurs des pays qui ont travaillé sur la couverture sanitaire universelle (CSU). Plusieurs pays ont essayé des forfaits mensuels et/ou annuels. Mais cela n’a pas bien marché pour deux raisons essentiellement: le forfait est fixe alors que la capacité contributive est très variée (on ne peut pas comparer les revenus d’un artisan avec un vendeur à la sauvette par exemple, comme on ne peut pas le faire non plus pour un petit agriculteur du secteur comparé à un fermier qui travaille dans des zones irriguées). Cela crée une iniquité aiguë et une régression en termes de cotisation donc, un système qui ne permet pas une progressivité du financement (plus on est riche et plus on cotise). Le deuxième problème se pose au niveau de la non-adhésion du secteur formel «pauvre» qui ne génère pas assez de revenus mais qui ne permet pas d’être éligible à l’assistance (ex. RAMED au Maroc). Ce groupe (mitoyen ou «missing middle ») ne participe que si un ou plusieurs membres de la famille est sérieusement malade. Au contraire, en cas d’absence de maladie sérieuse, ils ne participent pas normalement. Ce comportement (on dirait opportuniste) s’appelle la « Sélection Adverse ». En vue d’éviter ces problèmes, beaucoup de pays ont formalisé les activités informelles sédentaires autant que possible (cela est possible avec des activités informelles mais localisées, avec pignon sur rue, et payant des taxes comme la Patente). Une fois ces activités sont sous le chapeau de la Sécurité Sociale (CNSS au Maroc), il restera le secteur informel non-localisé et pour cela les pays à revenu intermédiaire (comme le Thaïlande) ont préféré que l’Etat subventionne les cotisations de ce sous-secteur (sous forme de forfait par bénéficiaire ou de subvention globale)

MD :Quid de l’offre de soins qui n’est pas équitablement distribuée sur le territoire. Les efforts consentis pour élargir la couverture de santé ne risquent-ils pas d’échouer face à la disparité de l’offre sur le terrain ?

M.D.Z.E : C’est en effet un point important. La couverture sanitaire universelle n’est pas uniquement une question de financement mais aussi une question d’offre de soins et de bonne gouvernance. Cette offre devrait être répartie équitablement, de bonne qualité, disponible pour tous et à un coût raisonnable. Souvent on oublie la maitrise des coûts des prestations. Rappelons que la dépense de santé est une somme de la multiplication de millions de quantités par des coûts unitaires. L’idée, pour une même enveloppe, est de maximiser les quantités (utilisation des services de santé) et de minimiser les coûts unitaires (prix des médicaments et des dispositifs médicaux, cout des équipements biomédicaux, etc.). Le manque de qualité induit aussi un coût additionnel évitable tout autant que les sur-prescriptions et les fraudes. Si la Thaïlande est arrivée à un niveau élevé de CSU c’est entre autres grâce à la maitrise des coûts unitaires. Toutefois, cela ne doit pas empêcher les décideurs de travailler sur la CSU sur tous les fronts pendant les 5 années à venir en même temps pour couvrir tous les gens et progressivement mettre à niveau le système de santé, particulièrement dans sa composante «offre ».

MD :Est-ce que l’absence d’une stratégie nationale de la Santé entrave la généralisation de la protection sociale ?

M.D.Z.E : Je ne sais pas s’il y a ou non une politique ou une stratégie officielle de la Sante au Maroc. Mais si elle n’existe pas, cela constitue un handicap pour la réforme, parce qu’il faudrait une politique claire de Couverture Sanitaire Universelle. Sans oublier qu’il y a également le chantier de la régionalisation avancée qui peut aider. En effet, la décentralisation et la déconcentration sont très importantes pour un service assurantiel de proximité.

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