Covid et confinement : une certaine idée de la mort

Par Nabil BAYAHYA
Executive Partner en charge de la Practice Consulting au sein de Mazars Maroc

Avec le coronavirus, l’humanité a renoué subitement avec les grandes épidémies qui jalonnent nos livres d’histoire et que l’on croyait définitivement vaincues par la science et le progrès. Mais à la différence des époques anciennes, elle y fait face avec un mélange de technocratie et d’hystérie, qui interroge sur le rapport de nos sociétés au destin et à la mort.

Eviter l’hécatombe ?

Pour prendre toutes leurs décisions face à la crise, les gouvernements ont fait des calculs à la logique imparable. Le taux de mortalité, qui désigne la gravité de la maladie, associé au taux de reproduction, qui donne sa contagiosité, permet d’estimer le nombre de morts probable si aucune mesure n’est prise. Les confinements ont eu pour fonction de ramener ce chiffre en deçà des capacités de réanimation, avec une chute contrôlée du PIB.

Cette apparente rationalité est pourtant fragile, puisqu’elle repose sur des projections réalisées à partir de modèles théoriques, dans lesquels ont été introduits des chiffres incertains voire faux. Les deux indicateurs qui sont à la base des décisions sont calculés à partir de variables mal comptabilisées qui sont le nombre de contaminations, inconnu à cause du nombre de porteurs sains, et le nombre de décès, approximatif à cause des facteurs de co-morbidité.

Tous ces biais font que les chiffres donnés ci et là sur le taux de létalité, et donc la dangerosité du virus, vont de 1 pour 1000 à 3 pour 100, qui à ce jour aurait provoqué près de 300 000 aux Etats-Unis, 57000 décès en France, et plus de 6 500 au Maroc. Or malgré ces marges d’erreur, force est de constater que la menace Covid ne fait pas partie des plus grands risques pour l’humanité, si l’on compare avec la peste du Moyen Âge, qui dépasse les 60%, ou même le plus récent virus Ebola qui tourne autour de 50%. Certains affirment même que le coronavirus n’est pas plus mortel que la grippe saisonnière qui tue environ 1 patient sur 1000. Sans parler des autres fléaux comme les guerres ou les catastrophes naturelles qui ont pu tuer bien davantage.

Du côté du ratio coût/bénéfices, un chercheur de la Banque Natixis a tenté d’évaluer le coût d’une vie sauvée par les restrictions Covid prises en France lors du premier confinement. Là encore, l’exercice est complexe et repose sur des hypothèses impossibles à démontrer, parce qu’il s’agit d’estimer d’une part la richesse non produite du fait des mesures de restrictions, et d’autre part d’estimer les morts qui n’ont pas eu lieu du fait de ces mêmes restrictions, indépendamment des autres causes, et donc de se représenter une année 2020 sans épidémie. Il a néanmoins estimé que chaque vie sauvée par le confinement a “coûté” environ 6 millions d’euros, soit à peu près 7 fois la richesse moyenne produite par un Français tout au long de sa vie.

Cette manière de calculer le prix d’une vie a certainement quelque chose de choquant, mais elle fait pourtant partie des éléments d’arbitrage des politiques publiques, surtout en temps de crise. Elle sert en théorie à mettre de la rationalité dans les décisions, un peu à la manière d’un assureur dont le métier est de calculer le coût des malheurs. Or en l’occurrence, la statistique montre surtout un excès de précautions, voire un emballement irrationnel qu’il reste à expliquer.

“10 morts c’est un drame, 10 000 morts, c’est une statistique”

La précaution est en effet devenu un principe juridique qui permet à des victimes de catastrophes de demander des comptes aux politiques. Plusieurs procédures sont d’ores et déjà en cours dans des pays comme la France ou les Etats Unis contre des gouvernants accusés d’être responsables de certains décès. Or à la différence de la prévention, qui consiste à gérer un risque connu et quantifiable par des moyens mathématiques, le principe de précaution vise à prévenir des risques qui ne sont ni connus ni quantifiables, parce qu’ils sont des scenarii qui ne sont jamais arrivés, autrement dit des fictions, voire des fantasmes. C’est ce qui fait dire à ses détracteurs que la seule façon d’appliquer le principe de précaution est de ne rien faire, et de s’abstenir de tout, ou, dans le cas de l’épidémie, de tout interdire.

Mais au-delà des tribunaux judiciaires, les politiques craignent encore plus les tribunaux médiatiques. L’opinion publique s’émeut très facilement d’une photo macabre, alors qu’elle peut rester de glace face à tous les conflits qui font des milliers de morts sans être relayés par les médias. Dans ce contexte, s’il est une image fatale pour des dirigeants, c’est celle d’hôpitaux où un patient décèderait dans le couloir faute de lit, sans parler du scandale que provoquerait la sélection des patients admis en réanimation faute de place. Beaucoup de dirigeants ont admis volontiers que c’était la vraie raison des confinements, et donc de la ruine des économies.

“10 morts c’est un drame, 10000 morts c’est une statistique”, aurait dit Staline. La citation est en fait apocryphe, mais elle traduit bien la puissance de l’image sur l’opinion. Le problème est qu’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les 10 000 morts sont mille fois 10 morts qui peuvent se retrouver sur instagram ou devant les tribunaux, ce qui oblige les gouvernements à combattre des phénomènes de masse avec des méthodes ciblées.

La fin de l’humanisme

Mais pourquoi une telle sensibilité de l’opinion à l’image de la mort, alors que la mort est le destin de tout être vivant ? L’historien Philippe Ariès a étudié les rites funéraires, les pratiques testamentaires, et l’iconographie macabre de l’Antiquité à nos jours, et en a déduit que jusqu’au XIXè siècle la mort était “apprivoisée”, comme faisant partie du quotidien, alors que depuis le XXè siècle l’idée même de la mort a été méthodiquement sortie de notre imaginaire.

Depuis le XIXè siècle en effet, la science a sauvé un nombre incalculable de vies, ou plus exactement, fait gagner un nombre de jours de vie considérable à l’humanité. La plupart des maladies ne sont plus des fatalités. Même le sida, dont la contamination était encore dans les années 80 synonyme d’espérance de vie réduite au mieux à quelques années, se traite désormais suffisamment pour ne plus craindre d’en mourir à brève échéance. Dans les années 90, les Américains se sont vantés d’avoir gagné la Guerre du Golfe avec zéro morts grâce à leur technologie militaire.

C’est dans ce contexte que Nietzsche avait fait dire à Zarathoustra que “Dieu est mort”. Car dans toutes les religions, la grande rencontre avec Dieu se fait au moment de la mort, où l’on se présente nu pour être jugé. La science a permis à l’Homme de s’éloigner de cette perspective pour ne plus s’y intéresser qu’au grand âge. Alors que la religion dédramatise la mort en offrant une survie à l’âme, la science a repoussé la mort en offrant une longue vie terrestre que l’homme peut consacrer à son confort davantage qu’à son salut.

Dans ces conditions, une pandémie mortelle constitue pour notre époque bien plus qu’une crise sanitaire qu’il faut gérer. C’est la remise en cause des fondements même de la société matérialiste occidentale basée sur la tout puissance de l’individu, que Nitzsche appelle justement le surhomme. Mais débarrassé de l’idée de Dieu, ce surhomme n’a plus ni les codes culturels ni l’imaginaire qu’il faut pour faire face, et gérer de manière rationnelle un virus qui tue. Au contraire, en sacralisant les individus au détriment du groupe, nos sociétés les laissent livrés à eux-mêmes dans leur condition de mortels. L’humanité a tout à y perdre, car aux crises sanitaires et économiques, s’ajoutera la crise morale d’une puissance déchue.

Où sont les religions ?

Mais si le rapport à la mort est ainsi étroitement lié à l’environnement culturel, on peut s’interroger sur l’uniformité des réactions à travers les cinq continents. Les sociétés les plus religieuses devraient en effet être mieux à même de supporter la fatalité que les sociétés matérialistes. Paradoxalement, ce sont les Asiatiques qui semblent le moins paniquer face au virus, sans doute parce que dans l’imaginaire confucéen la survie du groupe sur le long terme l’emporte sur l’intérêt des individus. L’islam est plus subtil, et nous a transmis un éternel débat entre le fatalisme d’un futur écrit par Dieu, et le libre arbitre qui légitime l’épreuve de la tombe, pour mieux nous rappeler à nos devoirs de vivants. “si la peste se déclare quelque part, n’y va pas si tu n’es pas déjà sur place, mais si tu y es, restes-y”, a dit le Prophète alayhi salätou wa saläm. Il recommande un stoïcisme intelligent face à la mort. Notre rapport à la vie se serait-il trop occidentalisé pour en faire un atout ?

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