Crise au Liban : la colère du peuple

Depuis le 17 octobre dernier, le pays connaît un mouvement de contestations sans précédent, dé­clenché par l’annonce d’une taxe sur les appels passés via certaines applications de messagerie mobiles. Cette nouvelle a fait l’effet d’une bombe, pour la jeunesse libanaise, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Alors que le pays est en proie à l’une des pires catastrophes environnementales jamais connue, l’annonce de la taxe par le gouvernement est vécue comme un coup de massue. En effet, celle-ci survient au lendemain d’un important incendie qui ravage le pays et pousse les responsables politiques à demander de l’aide à Chypre et à la Grèce pour combler les manques de moyens. La réponse ne se fait pas at­tendre, les libanais descendent dans les rues manifester leur colère.

La poudrière du Proche-Orient

Alors qu’il avait échappé à l’embrase­ment du monde arabe en 2011, le pays est aujourd’hui confronté à une grave crise économique et politique. Comment le pays des Cèdres a pu en arriver là ? Que cherche la population libanaise et pour­quoi décide-elle, aujourd’hui, de mener sa révolution ?

Si les Libanais se sont montrés plutôt calmes ces dernières années, les nom­breuses défaillances du système lais­saient présager une explosion de colère imminente. Sur fond de tensions poli­tiques avec, notamment, la paralysie ins­titutionnelle due à l’absence de président entre 2014-2016, l’économie est à l’arrêt depuis plus d’une décennie.

Le pays entre en récession, le taux d’inflation qui s’élève à 6% menace le pouvoir d’achat des Libanais, et la dette publique s’enfonce de plus en plus, attei­gnant un taux record de 150% du PIB, soit l’un des plus élevés au monde. Le pays souffre également d’importants problèmes de clientélisme et de corrup­tion. L’indice Transparency International classe le pays 138e sur 180 avec un score de 28/100, soit, au même rang que la Russie. Pour couronner le tout, le peuple fait face à des difficultés qui impactent directement leur quotidien, à savoir des coupures d’électricité récurrentes, un faible débit d’eau, importante précarité avec un taux de chômage estimé à 20% en 2018, pour une population dont le taux d’alphabétisation avoisine les 100% chez les 15-24 ans. A ce titre, le Liban fait par­tie d’un des pays les plus inégalitaires au monde, avec un taux de 30% de la popu­lation vivant sous le seuil de la pauvreté selon la Banque Mondiale.

La crise du «dégagisme»

Malgré les multiples propositions et promesses des représentants pour tenter de sortir le pays de l’impasse, les Libanais ne décolèrent pas. L’annulation de la taxe sur les appels Whatsapp, l’annonce de certaines réformes comme la baisse des salaires des hauts fonctionnaires, ou en­core la démission de Saad Hariri ne satis­font plus. Ce qu’ils réclament, c’est le re­nouvellement de la classe politique dans sa totalité. «Killon yaani killon!», «Tous, c’est à dire tous ! » scandaient-ils dans les rues, accusant le système de servir ses propres intérêts depuis plusieurs années. Mais leur souhait de voir un gouverne­ment composé de technocrates indépen­dants va être aussitôt critiqué par le pré­sident Michel Aoun, le 13 novembre.

Lors d’une déclaration télévisée, ce­lui-ci répond : « Où est-ce que je peux aller les chercher ? Sur la lune ? », « Y-a-t-il une révolution sans leader ? », « Si au sein de l’Etat, il n’y a personne qui leur plaît, qu’ils émigrent ». Il estime avoir fait l’effort nécessaire pour sortir le pays de la crise, en annonçant qu’il est « prêt à rencontrer les représentants du mouve­ment et à les informer de mes efforts pour répondre à leurs demandes. ».

En effet, pour Michel Aoun, un gou­vernement de technocrates ne serait pas apte à faire de la politique. Un avis que les Libanais ne partagent pas, dénonçant alors le parcours de leurs représentants : un Ministre des Affaires Etrangères di­plômé en ingénierie civile et un Ministre de l’Agriculture diplômé en ingénierie mécanique. Les déclarations du président vont raviver les tensions et causer la mort d’un père de famille, deuxième décès de­puis le début du mouvement.

La proposition de trop

Comme tout système agonisant qui se respecte, le gouvernement va profiter de ces déstabilisations pour voter des lois controversées. Les plus contestées de toute est celle de l’amnistie géné­rale pour des crimes d’abus de pouvoir, de biens sociaux, de négligence et de crimes environnementaux. L’histoire se répète selon la diaspora libanaise qui précise dans une lettre ouverte qu’une « loi similaire avait été votée en 1991 à l’issue de la guerre civile libanaise afin de laver de leurs crimes de sang les seigneurs de la guerre, encore en poste aujourd’hui ». L’autre grand projet en discussion, est celui de la mise en place d’un tribunal spécialisé dans les crimes financiers ou liés à la gestion des fonds publics. Alors que les manifestants dé­noncent la corruption et le système clientéliste, ce projet prévoit la nomina­tion des juges par le Parlement, qui ne seront donc pas indépendants.

Les risques de l’ingérence étrangère

Plus le conflit perdure, plus les risques d’une ingérence étrangère s’intensifient. Le chef du Hezbollah dénonçait les ten­tatives d’interventions extérieures « le mouvement n’est plus spontané, il a été récupéré par des forces politiques pour servir des agendas régionaux et inter­nationaux ». Le Président Aoun, a lui aussi confirmé cette tentative d’exclusion du Hezbollah du gouvernement : «Mais elles ne peuvent pas m’imposer de me débarrasser d’un parti qui représente au moins un tiers des Libanais. L’étranger nous demande des choses que nous ne pouvons pas faire.» Alors que certains manifestants réclamaient le soutien de la communauté internationale, le 12 no­vembre, un rassemblement s’est tenu devant l’Ambassade de France pour pro­tester contre une éventuelle ingérence étrangère après la visite d’un émissaire français pour 3 jours.

ENTRETIEN AVEC DR ZEINA EL TIBI, PRÉSIDENTE DÉLÉGUÉE DE L’OBSERVATOIRE D’ÉTUDES GÉOPOLITIQUES

Le Liban a besoin d’un État au service du bien commun

  • M.D. : Pourquoi le Liban se ré­veille-t-il aujourd’hui ?

– Après plusieurs décennies de crises économique et sociale, le peuple se trouve dans une impasse. La classe politique régnante est in­capable de gérer les problèmes et ré­pondre aux attendes des Libanais. Et il y a eu la goutte qui a fait déborder le vase mais il faut bien voir que le ras le bol général est le résultat de l’incapacité et de l’avidité de la classe politique qui a montré sa nullité, lors des incendies qui ont ravagé les côtes libanaises en octobre. En effet, nous avons réalisé à ce moment que le seul canadair que possède le Liban est inu­tilisable faute de maintenance et qu’il a fallu demander de l’aide à Chypre et à la Grèce. À cela, il faut ajouter le chômage frappant les jeunes qui pour la plupart, sont diplômés, la présence de presque 2 millions de réfugiés syriens (pour 4 millions de libanais) qui ont encore aggravé le problème économique, la corruption des res­ponsables politiques, le fait que plus rien ne fonctionne et tout est hors de prix, etc.

  •   Quelle est la particularité de cette contestation ?

– La particularité est d’abord due à la jeunesse des manifestants et au fait qu’il s’agit d’un mouvement de fond anti confessionnel et antisystème. Les Libanais bougent dans tous les coins du Liban, de Tripoli à Tyr ou Naba­tiyeh, en passant par Beyrouth. Le peuple libanais demande des comptes aux mafieux qui ont dirigé le pays pen­dant des décennies. Ces personnes se sont enrichies sur le compte de la po­pulation. Les exemples sont nombreux et les Libanais les connaissent tous.

  • Ces contestations risquent-t-elles de se terminer comme dans les pays voisins ?

– Chaque pays a sa particularité. En Syrie le régime a été sauvé par les atermoiements des occidentaux et notamment des États-Unis, le soutien extraordinaire de l’Iran et du Hezbol­lah et finalement l’intervention russe. En revanche, la grande masse des Sy­riens qui contestent le régime a été tra­hie et abandonnée par tout le monde. Le régime a réussi à faire partir 6 ou 7 millions de Syriens sunnites qui ne reviendront pas tant que le système Assad sera là. En Irak, le peuple se révolte contre la mainmise de l’Iran et de ses milices sur le pays, il est in­téressant de noter que les révoltes ont lieu dans les zones à majorité chiite. Ce qui montre la vitalité du nationa­lisme arabe. Au Liban, c’est un peu la révolte de la dernière chance contre un système qui tue le pays à petit feu. Toute la question est de savoir si les forces de répression dont le Hezbollah seront plus fortes que le peuple.

  • Saad Hariri pourrait-il encore revenir comme premier ministre ?

– Saad n’est pas le pire des hommes politiques du Liban. Le premier mi­nistre Saad Hariri a été le seul homme politique à réagir dignement en dé­missionnant et en déclarant qu’il com­prenait les revendications des mani­festants. Mais malheureusement les réformes qu’il avait annoncées avant sa démission arrivaient trop tard. Il a essayé de faire avancer les choses mais de fait, il est très faible car ses alliés, saoudiens ou autres, sont timo­rés tandis que ses ennemis ont un allié puissant, l’Iran. Mais il faut être clair, les chefs politiques sont aujourd’hui contestés par le peuple qui exige une autre gouvernance.

  • Y a-t-il un risque de guerre civile comme l’a évoqué le chef du Hezbol­lah ?

– C’est un vieux chantage que fait la classe politicienne du style nous ou le chaos. Le risque n’est pas la guerre civile puisque les manifestants sont tous unis, solidaires et hors des partis et des communautés confessionnelles. Le risque c’est la capacité de nuisance des représentants du système qui ne veulent pas de changement. Pre­nez le Hezbollah, c’est un État dans l’État parce qu’il n’y a pas d’État et ce groupe n’a aucun intérêt à ce que l’autorité étatique soit rétablie. Pour sa part, le président Aoun, qui a plus de 84 ans, ne tient aucune manette et ne comprend pas le mouvement d’in­dignation. Je ne parle pas des profi­teurs qui feront tout pour empêcher le redressement du pays. En tout cas, les slogans et les affiches que nous voyons dans les rues du pays, de Tripoli à Tyr, montrent que le peuple libanais est assez mûr pour ne plus tomber dans le piège d’une guerre de religion. Par ailleurs, les manifestants ont décroché les photos des chefs politiques pour faire comprendre à la classe régnante que le problème est plus profond et qu’il concerne la justice sociale.

  • Existe-t-il un risque de regain d’influence du Hezbollah ?

– Non, au contraire, car les Libanais ont compris que le Hezbollah ne com­bat pas Israël mais que c’est un ins­trument de l’étranger, en l’occurrence l’Iran. Les Libanais n’oublieront pas que le Hezbollah a prêté mainforte au régime d’Assad, comme il encadre aussi le Wifaq au Bahreïn, les Houthis au Yémen ou le Polisario contre l’uni­té marocaine. En Irak le peuple se ré­volte contre la domination iranienne, cela met encore plus à jour la compro­mission du Hezbollah avec Téhéran. Les Libanais ne veulent plus d’État dans l’État mais un État nouveau, fort et non confessionnel. Donc le contraire du Hezbollah qui est un parti de guerre civile. Aujourd’hui, il semble que le Hezbollah est affaibli sur la scène na­tionale et internationale. Son alliance avec le parti chiite Amal lui pose ac­tuellement un problème de crédibili­té puisque la direction de ce parti est accusée de corruption. Sans oublier que les chiites libanais souffrent des mêmes problèmes économiques et sociaux que leurs compatriotes, et les manifestations à Nabatiyeh dans le sud du pays (fief du Hezbollah et du parti Amal) ont montré le niveau de contestation.

  • Certains manifestants ont expri­mé leur souhait d’obtenir le soutien de la communauté internationale, êtes-vous du même avis ?

– On n’a jamais vu la fameuse com­munauté internationale résoudre un problème. Qui va bouger pour le Li­ban ? Sûrement pas les États-Unis qui se désengagent de partout et ont une politique de gribouille. Sûrement pas l’Union européenne qui n’existe pas. Sûrement pas l’ONU qui, comme le disait le général de Gaulle, est un ma­chin. Sûrement pas la Chine qui s’en moque totalement… Il n’y a guère que la France qui s’intéresse encore au Liban mais hélas, son gouverne­ment ne semble pas à la hauteur. En fait, les Libanais ne peuvent – et ne doivent- compter que sur eux-mêmes et aller jusqu’au bout. Il est nécessaire que les Libanais puissent trouver seuls une solution à une situation devenue catastrophique. Quoi qu’il en soit la seule ingérence salutaire serait que les banques suisses et autres dévoilent les comptes ouverts par des dirigeants corrompus qui se sont enrichis d’une manière incroyable sur le dos du peuple libanais !

  • Quels seraient les risques d’une ingérence politique étrangère ?

– Depuis 1975 au moins, le Liban a subi toutes les ingérences étrangères, à commercer par celles d’Israël, des États-Unis et de l’Iran. On voit où cela a conduit.

  • La laïcité tant réclamée par les Libanais permettrait-elle de résoudre les problèmes du pays ?

Les manifestants réclament la fin du système confessionnel qui a nourri des divisions artificielles. Cela est sans aucun doute nécessaire car les groupes d’intérêts particuliers, féodaux ou confessionnels, ont utilisé le confes­sionnalisme pour endiguer le mécon­tentement du peuple en le détournant vers la haine des autres communautés religieuses Mais plus encore, il faut rétablir l’autorité de l’État. Le pays est privé d’État et livré à des maffias dont la corruption est extraordinaire. Le rêve libéral d’une nation sans État se révèle un crime quand on constate que seul l’État peut s’opposer à la main­mise des intérêts financiers et com­merciaux. Ainsi, jamais l’État n’a été aussi nécessaire avec son rôle de régu­lateur, de protecteur contre les inéga­lités et d’organisateur d’une société à visage humain : la nation. L’État juste et autoritaire est très exactement ce qui manque au Liban où il existe, en revanche, des milices surarmées et des profiteurs de tous bords, instrumenta­lisant un confessionnalisme qui fina­lement aura surtout permis de faire le jeu des intérêts étrangers (Israël, Iran et autres). Le Liban a besoin d’un État au service du bien commun, et avant tout, d’une autorité impartiale. C’est cela ou la mort du pays !

  • Quelles sont les perspectives d’évolution, notamment concernant le changement de gouvernement ?

– Tous les chefs politiciens restent accrochés à leurs positions de peur de perdre leur pouvoir politique ju­teux. Le président de la république refuse de former un gouvernement de technocrates et considère que ses « hommes » à commencer par son gendre, sont indispensables, alors que les Libanais n’en veulent plus. Ce n’est pas le gouvernement qu’il faut changer, c’est le système de mort qui est en place depuis trop longtemps. C’est ce qui rend les choses très diffi­ciles car ce système gouverne très mal mais il se défend bien. Du coup, le Li­ban est dans une impasse.

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