Daech : Une forme radicalement nouvelle d’opposition

La Ligue arabe, soutenue par les Émirats arabes unis et rejointe par certains pays occidentaux, a décidé de former une force militaire, composée de 20 à 40 000 éléments, pour combattre Daech. Le Maroc y participe. Au Moyen-Orient, nos soldats et nos stratèges seront confrontés à une forme radicalement nouvelle d’opposition. Les anciennes références tactiques, en passe de devenir obsolètes devant un ennemi inédit, sont à l’aube d’une révolution radicale.

Les pays de la Ligue arabe devraient finalement constituer la force de frappe terrestre de la coalition anti-Daech. Le projet initial porte sur la création d’une armée de 20 à 40 000 soldats.

Prenant le relais de l’«initiative» du SG de la Ligue, le président égyptien Abdelfattah Al-Sissi a appelé, dans un discours retransmis en direct par toutes les chaînes égyptiennes, à la nécessité de former une force arabe capable de faire face à l’extension de la menace terroriste. Cette «invitation», confiée médiatiquement à l’homme fort du Caire, a été précédée par une réunion des chefs militaires des pays engagés dans la guerre contre l’«État Islamique». En conclave à Riyad, en Arabie saoudite, le 17 février dernier, ils avaient discuté de la probable intervention terrestre.

Abu Dhabi, Le Caire et Amman ont convaincu leurs partenaires arabes d’adhérer au projet. Le Maroc ne s’est pas opposé à l’initiative.

L’exécution de 21 Coptes par l’antenne libyenne de l’EI a accéléré la concrétisation de la volonté saoudo-émiratie. En avril 2014, les deux États avaient sollicité l’expertise militaire marocaine, au même titre que celle de la Jordanie, en vue de prendre part aux exercices des armées du Conseil de coopération du Golfe. C’était bien avant le danger Daech. Un danger dont on ne prend que peu à peu la mesure réelle.

La récente invasion de l’Irak par les troupes de l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant) : Une révolution au niveau tactique

C’est la première fois historiquement qu’une guérilla parvient à un tel résultat : non pas la défense d’un terrain difficile d’accès (zone urbaine ou montagneuse, jungle), mais l’occupation offensive d’un vaste territoire. Les opérations de l’EIIL se sont en effet déployées en terrain désertique, avec de l’infanterie légère exclusivement, sans char, sans artillerie et sans appui aérien. Rappelons que, jusque-là, une guérilla qui passait à l’offensive devait se transformer en armée conventionnelle : par exemple, le Nord-Vietnam doit s’équiper en chars, transports de troupes blindés et artillerie lourde pour conquérir le Sud-Vietnam. Certes, l’armée irakienne organisée à l’occidentale avec des procédures rigides n’a pas opposé beaucoup de résistance. Néanmoins, le gain territorial obtenu par les djihadistes est considérable ; il se mesure à l’échelle de deux pays (Syrie et Irak). De plus, l’offensive de l’EIIL semble conduire à une redistribution radicale des cartes au Moyen-Orient : notamment, création possible d’un Kurdistan indépendant, morcellement potentiel de l’Irak et de la Syrie.

C’est donc au regard de l’ampleur des conséquences de cette opération réalisée uniquement par des unités légères que certains experts avancent l’idée d’une «révolution tactique». Que faut-il entendre à cet égard ? De leur point de vue, trois aspects entrent en considération : la maturation des tactiques dites «asiatiques» ; la rupture avec la technologie ; la nouvelle forme transnationale de l’organisation militaire.

Un adversaire qui change de nature

Depuis près d’un demi-siècle, les différentes armées confrontées à un adversaire disposant d’une puissance de feu «illimitée» ont développé des tactiques visant autant que possible à annuler ce différentiel de puissance et à rétablir un équilibre permettant de se battre à «armes équivalentes». Ces tactiques se caractérisent par la recherche de l’imbrication, l’utilisation du micro-terrain, la dispersion et la manœuvre des petits échelons (niveau groupe de combat et section). Si l’on parle ici de «révolution tactique», c’est parce que les opérations de l’EIIL montrent que ces tactiques ont désormais atteint leur maturité en ne se limitant plus à la défensive et à l’annulation du différentiel de puissance, mais en permettant dorénavant l’action offensive à grande échelle.

Si cette opinion est correcte, elle va impliquer alors une réorientation des armées régulières occidentales et ouvre sans doute la voie, à terme, pour une réactualisation du citoyen-soldat 2.0. Nous y reviendrons. Auparavant, il importe cependant de présenter la spécificité de ces tactiques afin de bien saisir en quoi il est légitime d’évoquer une révolution.

Celles-ci ont été principalement mises au point par ceux qui ont dû affronter la puissance de feu américaine, les Japonais à partir de 1943, les Chinois et les Nord-Coréens pendant la Guerre de Corée, les Nord-Vietnamiens pendant la Guerre du Vietnam : d’où leur désignation «asiatique». Elles ont été reprises ensuite par tous les combattants se trouvant dans une situation similaire – devoir faire face à une puissance de feu largement supérieure, «à l’américaine» : les Pasdarans iraniens lors de la Guerre Iran-Irak, les Moudjahidins afghans contre les Soviétiques, les Tchétchènes contre les Russes, le Hezbollah contre Israël et, aujourd’hui, Al Qaïda en Irak et en Afghanistan.

Ces tactiques ne sont toutefois pas une spécificité asiatique ni orientale. Selon Albert Munck, historien, professeur à l’École militaire de Paris, «leur origine remonte à la Première Guerre mondiale avec la création des Stosstruppen au sein de l’armée allemande. Constatant l’échec et le coût humain des attaques frontales d’infanterie face à un ennemi enterré, les Allemands développent des procédés d’infiltration basés non pas sur l’attaque massive, mais sur l’action de plusieurs groupes de combat qui progressent en utilisant le micro-terrain (fossés, lit de ruisseaux, cratères d’obus, autres couverts), qui cherchent à contourner les positions défensives de l’adversaire pour s’enfoncer dans la profondeur du dispositif et attaquer les postes de commandement, les armes d’appui ou les dépôts. Ce nouveau procédé de combat conduit à articuler les combattants en groupes d’une dizaine d’hommes conduits par un sous-officier.»

Et il généralise la portée de sa réflexion : «L’armement subit aussi une transformation. La priorité est donnée aux armes de combat rapproché : grenade, pistolet, couteau, apparition des mitrailleuses légères, des mitraillettes, du lance-flamme et du canon d’infanterie. Le but est de donner au fantassin à la fois une grande mobilité (articulation en groupe de combat) et une grande puissance de feu à courte portée (armes susmentionnées). L’adoption de l’Auftragstaktik rend les infiltrations non seulement possibles, mais efficaces : les groupes connaissent l’objectif à atteindre et les fuseaux de progression, mais restent complètement libres du choix de leur itinéraire et des actions à mener pour y parvenir. L‘initiative appartient au chef de groupe (sous-officier), le chef de section (lieutenant) se concentre “sur ses jumelles” afin de découvrir le contour précis des positions ennemies et de pouvoir ainsi orienter ses groupes dans le terrain. En défense, les Stosstruppen renoncent aux dispositifs linéaires de tranchées pour privilégier des positions échelonnées en profondeur et situées dans les accidents de terrain, en contre-pente ou dans les cratères d’obus afin d’échapper à l’observation et à la reconnaissance adverses. Chacune de ces positions dispose d’un chemin de repli permettant aux combattants de l’évacuer lorsque la pression de l’attaquant est trop forte et de la réoccuper ensuite, par exemple de nuit lorsque l’assaillant est épuisé par son attaque précédente. De la sorte, les Stosstruppen mènent un combat très mobile tant dans l’offensive que dans la défensive, en utilisant à fond le micro-terrain pour échapper au maximum aux effets des armes lourdes.»

L’héritage des guérillas traditionnelles en mutation

Les tactiques des Japonais, Chinois, Nord-Coréens, Nord-Vietnamiens, Tchétchènes, du Hezbollah ou des djihadistes s’inscrivent pleinement dans cet héritage des Stosstruppen. Présentons-en les caractéristiques principales :

  • infanterie légère équipée généralement d’armes d’origine soviétique telles que fusil d’assaut AK-47, lance-roquette RPG-7, fusil mitrailleur RPD et PKM, fusil de précision Dragunov, mitrailleuse lourde Dschk, ainsi que des explosifs divers (mines, bombes, IED);
  • actions décentralisées de petites équipes utilisant la surprise, la déception et une grande puissance de feu à courte distance (le RPG-7 joue un rôle majeur à cet égard); équipe composée d’environ 4 hommes (RPG, Dragunov, RPD, AK) donnant une certaine autonomie pour un combat mobile ;
  • actions très soigneusement préparées et répétées sur maquettes, fondées sur une collecte de renseignements précis via patrouilles, prisonniers et auprès de la population civile ;
  • déplacement et approche par infiltration en utilisant le micro-terrain la nuit et en fonction des renseignements obtenus ;
  • attaque d’une localité selon la technique de la «fleur de lotus», c’est-à-dire infiltration en différents points par les équipes susmentionnées se rejoignant au centre de la ville en faisant «éclater» le lotus au cœur du dispositif ennemi ;
  • instruction et entraînement à base de scénarios correspondant à l’opération prévue; scénarios répétés à de nombreuses reprises par les combattants, organisation des troupes en fonction de l’opération (embuscade, raid ou défense); cette organisation ad hoc calquée sur le scénario adopté accroît encore la mobilité de l’unité engagée ;
  • avec Al Qaïda, apparition d’un système d’instruction-entraînement open source; des sites sur le Net contiennent des manuels et des expériences de guerre dans lesquels les combattants peuvent puiser les informations dont ils ont besoin pour leurs opérations.

L’insistance de ces tactiques sur le renseignement, l’action décentralisée de petites équipes et l’utilisation du micro-terrain (infiltration) permettent de suppléer l’absence de moyens lourds.

Le but systématiquement recherché est le combat rapproché, autrement dit amener l’ennemi «à portée de sabre». Une des procédures privilégiées en la matière consiste à attirer l’adversaire dans une kill zone constituée soit par une embuscade, soit par des engins explosifs. D’ailleurs, cette infanterie légère est en mesure de demeurer inaperçue jusqu’au contact. L’engagement du combat se faisant à très courte distance, l’imbrication empêche l’adversaire d’utiliser sa puissance de feu. C’est ainsi que les Tchétchènes ont pu reprendre Grozny pourtant occupé par des troupes russes supérieures en nombre.

Comme en témoignent les premières relations, l’EIIL procède exactement de la même façon :

«En général, les insurgés font exploser une voiture piégée à proximité de leur attaque, ce qui a pour effet de disperser les soldats… Puis, ils arrivent dans leurs 4×4 en mitraillant tout sur leur passage. C’est la débandade». Ou encore, «la tactique des insurgés est de harasser les militaires par des opérations menées par des petits groupes qui préparent ainsi la grande attaque».

Dans ces brèves descriptions, on note immédiatement l’utilisation des méthodes précitées : puissance de feu à courte distance, utilisation de la diversion-déception (explosion de la voiture piégée), action décentralisée de petites équipes.

La technologie dépassée par la minutie de la préparation des attaques

Ces tactiques rompent avec l’approche essentiellement technologique. L’excellence et la réussite ne reposent plus sur un matériel sophistiqué, mais sur la préparation minutieuse, la compétence des combattants et l’initiative des petites unités. C’est là que réside le deuxième facteur autorisant à parler de révolution. Car, à l’heure des drones-tueurs, des bombes intelligentes, de la numérisation du champ de bataille et de l’omniprésence de l’électronique y compris dans l’équipement individuel du soldat, le succès fondé sur le savoir-faire du combattant individuel se place en porte à faux complet par rapport à l’approche technologique de la guerre adoptée par les armées occidentales. Il confirme également le pronostic de Martin Van Creveld considérant, en 1991 déjà : «les armements modernes sont devenus si coûteux, si rapides, aveugles, impressionnants, encombrants et puissants qu’ils entraînent à coup sûr la guerre contemporaine dans des voies sans issues, c’est-à-dire dans des milieux où ils ne fonctionnent pas».

La révolution technologique des armements n’a pas abouti… si ce n’est à grever des budgets militaires déjà faméliques, forçant les États à privilégier le matériel plutôt que les effectifs, à supprimer des unités au profit de l’acquisition des technologies de pointe. Cette révolution a aussi provoqué une centralisation quasi totale de la conduite du combat enlevant aux petits échelons toute liberté de manœuvre. En revanche, les tactiques considérées ici font preuve de leur efficacité. De plus, en ne se limitant plus uniquement à la posture de résistance face à un adversaire matériellement supérieur, elles ouvrent la possibilité de conquêtes territoriales comme vient de le faire l’EIIL. On peut suggérer dès lors qu’elles ont atteint leur «masse critique», qu’elles sont suffisamment bien maîtrisées pour entreprendre des actions offensives comme on vient d’y assister en Irak.

Une analyse militaire qui doit intégrer des «frontières mouvantes»

Avec l’EIIL, on est témoin de la naissance d’une véritable «force armée transnationale» : les hommes qui la composent ont combattu en Libye, au Mali, certains ont fait l’Irak et leurs chefs l’Afghanistan. Ils sont capables de se déplacer, en toute liberté et en toute discrétion, dans cette immense zone allant du Sahara à l’Hindoukouch, de se réunir en un lieu déterminé et d’y faire venir des armes via le trafic illégal. Certains géographes ont dessiné la carte de ces autoroutes de l’insurrection dans la région susmentionnée; les combattants y circulent «en civil» sans se faire repérer en se joignant aux flux de réfugiés ou en empruntant les circuits commerciaux. Ce caractère transnational est particulièrement frappant si on le compare, une fois encore, aux interventions des armées occidentales nécessitant avions gros porteurs, grandes bases aériennes et chaîne logistique complexe. Là également, la référence à Van Creveld s’impose : «Les lignes de communication seront détruites par coups de main rapides, les bases remplacées par des caches et des dépôts, les vastes objectifs géographiques, par une prise en main des populations au moyen de la propagande et de la terreur».

L’armée de EIIL apparaît ainsi taillée pour notre monde global : un monde où les frontières ont perdu leur importance, où les territoires sont fragmentés (les zones de chaos côtoyant les technoparks), où l’entropie croît au fur et à mesure que l‘économie grise gagne du terrain et, surtout, où les États tendent à devenir des coquilles vides et les sociétés de plus en plus hétérogènes. Dans un tel monde, une armée de type EIIL peut agir n’importe où, sa liberté d’action apparaît sans limite. C’est une substance, une organisation informelle qui monte en puissance, alors que les institutions perdent leur contenu. À titre d’exemple, elle peut se servir de l’immigration clandestine de masse pour entrer en Europe ou en Afrique du Nord, s’y reconstituer dans certaines zones de non-droit, se financer par le trafic de drogue et s’équiper en armes et munitions à travers les réseaux mafieux.

En ce sens, on peut conjecturer que l’affirmation d’une telle forme d’organisation représente un tournant historique comparable à celui qui, entre le Ve et le VIIIe siècle, a vu l’apparition des petits cavaliers de la steppe (Vandales, Avars, Magyars), puis les Arabes, tous capables de défaire les armées d’Occident grâce à leur extraordinaire mobilité. Cette comparaison vise à mettre notre «révolution tactique» en perspective pour en dégager quelques éléments de prospective. Car la réponse que l’Occident apporte aux invasions des cavaliers de la steppe est éclairante à plus d’un titre pour notre réalité contemporaine. Sous les coups répétés, l’Empire romain puis le monde carolingien se désintègrent, laissant la place à d’autres structures sociopolitiques mieux aptes à contrer la menace. Dans la situation chaotique de cette période, les distances sont trop grandes, les communications trop primitives et les armées trop petites pour assurer une défense efficace. Dès lors, la responsabilité militaire se décentralise au niveau de l’aristocratie locale beaucoup plus à même de protéger ses domaines contre les razzias et les raids. L’historien Michael Howard relève à ce sujet : «Il n’est guère surprenant qu’un type de société capable d’assurer la survie des peuples d’Europe, y compris l’Espagne musulmane, dans de telles conditions, soit apparu : les générations ultérieures d’historiens lui donnèrent le nom de “féodalité”».

Bien qu’aujourd’hui les moyens de communication et de transport aient tendance à annuler les distances, le territoire de l’État et le corps social qui le compose se fragmentent, le chaos s’installe progressivement dans les interstices tandis que les effectifs militaires fondent comme neige au soleil. Ceci ouvre l’opportunité à un ennemi transnational, fluide et informel de porter à nos sociétés des coups semblables à ceux des cavaliers de la steppe des Ve-VIIIe siècles.

Une approche qui révolutionne l’analyse historique classique

A ce stade, par conséquent, de nombreux stratèges, professeurs dans les plus grandes écoles militaires d’Occident, peuvent envisager également une réponse locale décentralisée, celle du citoyen-soldat 2.0. Bruno Lancemont, professeur de géostratégie explique : «A l’ère de l’information et de l’urbanisation post-industrielle, il n’est évidemment pas possible de parler de “féodalité” pour évoquer la décentralisation de la responsabilité militaire de nos jours. C’est pourquoi les experts utilisent la dénomination “citoyen-soldat 2.0” en référence (– inverse) à l’Etat post-national et post-démocratique : il s’agit d’une extrapolation dérivant de la notion de web 2.0. Cette dernière implique l’autonomisation de l’internaute, le fait qu’il n’est plus seulement un consommateur d’informations et de données, mais qu’il devient dorénavant un acteur, un producteur, grâce au téléchargement vers l’amont et au système open source. Avec le web 2.0, l’internaute peut investir le Net comme un entrepreneur le marché. C’est en relation avec cette dernière évolution en date de la société de l’information qu’on utilise le terme de citoyen-soldat 2.0, à savoir celui qui évolue dans un État-coquille vide, qui ne peut plus compter sur cet État pour sa protection, qui ne plus s’appuyer sur une armée nationale pour son encadrement et son équipement et qui, suivant en cela une démarche porche de l’internaute, doit construire lui-même le récit et les valeurs nécessaires à la défense de sa vie et de ses biens. Dans ce sens, le citoyen-soldat 2.0 est un système d’arme, celui de l’infanterie légère de l’âge occidental global et de son capitalisme du désastre.»

On saisit immédiatement tout l’intérêt d’implanter ce système d’arme face à l’ennemi transnational, parce que le citoyen-soldat 2.0 est, lui aussi, décentralisé et mobile, parce que lui aussi peut se servir en toute liberté des outils de notre monde contemporain (open source, méthode wiki, crowdsourcing), s’entraîner sur la base de scénarios correspondant à la réalité de la menace qu’il perçoit, parce que l’équipement dont il a besoin est déjà en vente dans le commerce (des fusils de chasse et carabines à lunette au mini-drone et ULM en passant par les talkies-walkies et les caméras de vision nocturne) – du low cost et du low tech disponibles partout et facilement remplaçables. Son intervention se fait au niveau local, en appui ou en suppléance de la police, dans un tissu urbain qu’il parcourt quotidiennement : il veille, il observe, il se prépare, il soigne ses réseaux… par conséquent, il sait pourquoi il doit se battre et quelles sont ses chances de succès !

A n’en pas douter, les armées qui demain affronteront avec succès l’ennemi transnational répondront à l’équation citoyen-soldat 2.0 + équipement low cost-low tech + tactiques asiatiques. Du hardware au software, de la bombe H à l’AK-47… sic transit… 

La «gestion de la sauvagerie»

Les différentes déclinaisons du «jihad» diffusent aujourd’hui une avalanche d’images – photos et vidéos extrêmement choquantes, qu’il s’agisse des conséquences d’un bombardement sur une population, de corps disloqués d’ennemis tués au combat qu’on enterre par bennes dans des fosses communes, de gens qu’on décapite, brûle vifs, lapide, précipite du haut d’immeubles… La guerre est quelque chose qui relève de l’entendement – un outil destiné à atteindre des buts politiques par usage de la violence. Elle est également animée par des ressorts de nature passionnelle – le déchaînement de violence sans passion, est-ce bien envisageable…? Maîtriser l’art de la guerre pourrait d’ailleurs bien relever d’une exploitation habile et équilibrée de ses ressorts passionnels et rationnels. Or, ceci a été théorisé au profit du jihad. Un certain Abu Bakr Naji, membre du réseau Al Qaïda, a en effet publié sur Internet, en 2004, en langue arabe, un livre intitulé le « Management de la Sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira l’Oumma ». L’ouvrage a été traduit en anglais par William Mc Cants au profit de l’Institut d’études stratégiques John M. Olin de l’université de Harvard. On a parfois l’impression d’y lire les enseignements de l’implantation de Jabhat al Nusra en Syrie, à ceci près qu’il a été écrit avant… Et l’on y découvre des théories auxquelles ont donné corps des gens comme Abu Mussab al Zarqaoui, ou les actuels décideurs de l’organisation Etat Islamique.

La «sauvagerie» qu’il est ici question de manager n’est absolument pas celle qui consiste à brûler des prisonniers ou à leur couper la tête. Dès sa préface, et au fil de son ouvrage, Abu Bakr Naji définit la «sauvagerie» en question comme étant la situation qui prévaut après qu’un régime politique s’est effondré et qu’aucune forme d’autorité institutionnelle d’influence équivalente ne s’y est substituée pour faire régner l’Etat de droit. Une sorte de loi de la jungle, en somme. Avec un pragmatisme remarquable, ce djihadiste convaincu, dont l’ouvrage est méthodiquement constellé de références à la Sunna, considère la «sauvagerie» comme une ressource, un état à partir duquel on peut modeler une société pour en faire ce sur quoi reposera un califat islamique dont la loi soit la Charia. Le management de la sauvagerie est un recueil stratégique qui théorise finement l’exploitation coordonnée de ressorts cognitifs et émotionnels au profit d’un but politique d’essence religieuse. Sa lecture marginalise les commentaires qui tendraient à faire passer les acteurs du jihad pour des aliénés mentaux ou des êtres primaires incapables de comprendre les subtilités propres à l’être humain. Elle souligne à quel point la compréhension d’un belligérant est tronquée quand on ne condescend pas à jeter un coup d’œil dans sa littérature de référence. Car les mécanismes du jihad tel qu’il est livré aujourd’hui sont bel et bien contenus dans une littérature stratégique.

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