«Daïf al-Aoula » : La leçon de choses de Mohamed Abdannabaoui

Hassan Alaoui

L’exercice est inhabituel, mais l’actualité l’imposait, sur fond de questionnement et d’interrogations. Réussir le tour de force de convier le magistrat supérieur de la nation à un dialogue télévisuel, lui poser toutes sortes de questions sans concession, ni fioritures, s’efforcer de le « coincer » et l’acculer aux derniers retranchements. Pour autant, Mohamed Abdanabaoui, puisque c’est de lui qu’il s’agit, Président du Ministère public, ne s’est pas « dégonflé ». Il a accepté l’invitation de la chaîne nationale Al Aoula et confronté à Mohamed Tijjini pendant une heure trente, il a répondu à toutes les questions, quelles que soient leur nature et leur gravité. Avec un art consommé de la rhétorique, patiné parfois d’un humour fin, pédagogue comme un Maître sans toge, costume et mise impeccable, un grand commis de l’Etat.

L’autonomie totale de son département, la réforme conduite depuis quelques années de la Justice, le fonctionnement de celle-ci, les innovations, la loi et la protection des citoyens, les affres quotidiennes du juge accablé de dossiers, la loyauté et l’engagement, la collaboration avec les autres instances, les violences et, dans la foulée, les dernières condamnations à l’encontre des 53 membres du Hirak.

La réforme de la justice au Maroc n’est plus un sujet tabou. Depuis qu’en 2012, Sa Majesté le Roi Mohammed VI l’a mise sur les rails, avec une « lettre de mission » à l’ancien ministre de la Justice et des droits de l’Homme, un certain Mustapha Ramid. Et surtout un discours prononcé par SM le Roi lors de la cérémonie d’installation, mardi 8 mai 2012, au Palais Royal de Casablanca, de la Haute instance du dialogue national sur la réforme de la Justice.

De cette date jusqu’à il y a quelques mois, cette réforme avait attendu et la nomination de Mohamed Abdannaboui au poste de Procureur général du Roi et Président du Ministère public a acté finalement la grande réforme, avec une « césure » : l’indépendance totale du parquet par rapport au pouvoir politique ou autre.

Gharraq et monstre, l’implacable métaphore

Invité dernièrement sur la chaîne « Al aoula », pendant une heure trente dans le cadre de l’émission « Daïf al-Aoula » qu’anime Mohamed Tijjini, le Président du Ministère public, campé dans son rôle avec élégance, a réaffirmé avec force « l’indépendance du parquet et sa volonté de s’inscrire dans le cadre du mouvement global de changement ». D’emblée, il a exclu toute langue de bois ou les raccourcis habituels d’un discours complexe et obtus. Mohamed Abdannabaoui a usé d’un langage clair et direct, n’esquivant aucune question, parfois même devant se défendre pour garder la parole – face à l’animateur tout volatile qui s’essayait à l’exercice de le déstabiliser.

A la question de savoir comment il est arrivé à ce niveau à ce responsabilité, il a proposé « deux lectures » : tout jeune, dit-il,  peut et doit arriver dans ce pays, dès lors qu’il est ambitieux et travailleur. Comme moi, issu d’une famille pauvre, il doit mettre de son côté toutes les chances peut arriver. Donc, je ne peux pas ne pas ressentir effectivement les difficultés de chacun d’entre eux, je mesure les obstacles, et 40 ans d’exercice m’ont appris à prendre le recul.

Mohamed Abdannabaoui n’a pas non plus esquivé la question sur les qualificatifs que le commun des mortels lance à propos de la justice en général ou du président du parquet, comparé au mieux à un gharraq ou noyeur et au pire à un monstre…Il dit comprendre ces sobriquets , lui-même fils du peuple et confronté à la justice, celle-ci inspirant méfiance voire peur aux populations.

La communication efficiente par l’écrit et l’empreinte

 « Nous avons grandi avec ça, c’est naturel » : celui qui va devant le tribunal, le fait sur décision du parquet,  il y est conduit dès lors qu’il a commis un délit. Les Marocains doivent comprendre, en effet,  qu’il s’agit notamment de ceux qui commettent un délit. Et s’il n’y avait pas de Ministère public, qui irait alors défendre les citoyens, les institutions, les biens publics ? « Au Maroc, il existe quelque 80.000 personnes détenues dans les prisons et 35 Millions dehors, notre devoir est de protéger ces dernières », a-t-il soutenu péremptoirement.

 « Depuis un an maintenant, avez-vous réussi à établir la communication avec l’opinion ? », a demandé l’animateur. « Oui je suis en mesure de le dire ». Et « personne ne peut parler en notre nom » ? Avec une conviction chevillée au corps, parfois à la cantonade, parfois sous forme d’hommage au ministre de la Justice tout juste assis derrière lui , le président du Ministère public, martèle le thème de « l’indépendance du travail judiciaire » et de son département hissé au rang d’un Panthéon par la Constitution. Il a rappelé avec force l’esprit des procédures, sa méthodologie, la communication qu’il met en place, les circulaires qu’il publie, le « cahier de charges » institué avec les magistrats du Parquet, dont la clause de retenue et d’obligation de réserve eu égard aux événements extérieurs, aux sollicitations, aux interventions et tutti quanti qui exposent les membres de la justice.

Une main de fer dans un gant de velours

Sévère donc, le président du Ministère public ? Il est plutôt attaché et fidèle à son éthique, rigoureux, implacable, il entend ramener sur le même chemin laborieux, la cohorte de collaborateurs qui forment le corps des cadres du parquet, soit 970 membres. Pas de quartier non plus : « J’ai grandi, dit-il, dans le respect de la loi, je ne suis affilié à aucun courant, ( entendez : aucun parti politique »), conformément à l’article 111 de la Constitution. Le mot indépendance revient régulièrement dans sa bouche comme un leitmotiv sur lequel s’articulent son action et, au-delà, tout le programme qu’il met en œuvre depuis son installation au sommet de l’institution judiciaire. Une main de fer dans un gant de velours. La référence par deux fois à l’Article 107 de la Constitution : «  Le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, le Roi est le garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire », constitue aux yeux du Président du Parquet plus qu’un motif d’affirmer son autonomie, lui qui accorde au texte écrit une valeur documentaire lourde de sens.

Le juge et les 50 procès verbaux par jour …

En rappelant l’existence et la mobilisation de 970 juges – dont 25% sont des femmes capables et compétentes –  en activité dans le département qu’il dirige, Mohamed Abdannabaoui s’est fait aussi l’avocat pro domo de leur cause, voire de leur peine tant la charge demeure pesante. Ils sont en possession de plus de 1,300.00 procès verbaux qu’ils sont sommés de traiter dans les plus brefs délais, et pas moins de 444000 plaintes, sachant qu’une plainte ne saurait dépasser 48 heures pour être prise en compte. Le travail d’urgence, combiné à l’efficacité et à la pertinence exigées en revanche, nécessitent un effort colossal des juges et de l’appareil judiciaire. Il rappelle, dans ce cadre, qu’ailleurs, « dans d’autres pays, on ne lit pas toutes les plaintes, beaucoup – 30 à 40% – sont tout simplement classées ». Au Maroc, elles sont « non seulement lues et suivies, mais parfois on reçoit les gens ».

Et de s’interroger, à propos de la charge de travail à laquelle est soumis chaque juge : « Un juge peut-il traiter plus de 50 PV par jour ? »

Et de rappeler aussi à propos des arrestations préventives qu’au Maroc, le taux est descendu de 42% à 35%, signifiant une évolution caractéristique de la loi. Le débat du 3 juillet dernier, réunissant la plus haute autorité de la Justice et un journaliste opiniâtre, en présence de l’Establishment – composé du pouvoir politique, parlementaire, judiciaire, sécuritaire, économique, syndical, sociétal – pouvait-il s’achever sans la question d’actualité brûlante qu’est la condamnation à de lourdes peines de Nasser Zefzafi et ses 52 compagnons du Hirak ? Evidemment non. Il était attendu au « virage », comme l’on dit, tant la question brûlait les lèvres des uns et des autres.

Là aussi, la sérénité l’emporta sur la passion. Quand bien même sa posture de grand responsable de la Justice ne lui laisserait pas les coudées franches pour commenter la décision de la Chambre criminelle de la Cour d’Appel de Casablanca de les condamner de 20 ans de prison ferme à 1 an de prison avec sursis, il s’est lancé dans le périlleux exercice pédagogique, affirmant que le procès n’est ni politique, ni intentionnel, encore moins un règlement de compte ;  mais tout simplement le devoir de dire la loi au regard des faits – corroborés – retenus contre les accusés. « La justice est indépendance », réitère-t-il, indiquant que les condamnés peuvent toujours faire appel de leur jugement.

Entre code de la presse et code pénal

Et de préciser toutefois : « En prononçant le jugement de 20 ans, le juge s’est prévalu de circonstances atténuantes…Le texte de loi, en son article 147 du Code de procédure pénale est clair. Dès lors qu’il s’agit de faits justifiant la peine capitale ou la perpétuité, le juge, dans le meilleur des cas, ne peut que réduire les peines entre 20 et 30 ans… ». Du haut de sa longue expérience, muni de la règle de rigueur et de la mansuétude d’un homme qui en a vu tant…Mohamed Abdannabaoui se fait un devoir de rappeler que « les personnes en cause ont été poursuivies et condamnées non pour leurs revendications sociales ou économiques, mais pour des faits graves et passibles de la peine de mort. Le dossier comportait des éléments comme le fait d’incendier un édifice de police, des jets de pierres, l’atteinte à la propriété d’autrui et complot contre la sécurité de l’Etat». Chaque terme est pesé avant d’être lancé, il se suffit à lui-même, lâché avec la volonté plus d’éclairer que de se justifier.

Mohamed Tijjini, tout à son rôle de « déstabilisateur » téléphage, en vient à l’autre question qui fâche à propos de la condamnation à 3 ans de prison du journaliste Hamid Mahdaoui sur la base du Code de procédure pénale et non sur celle du Code la presse. Le Président du Ministère public, lui rétorque avec superbe : « Le Code de la presse s’applique à des faits relatifs à l’exercice de ce métier. Mais si un journaliste commet un meurtre ou un vol, il tombe sous le coup du Code pénal (…) Hamid Mahdaoui a été poursuivi pour non dénonciation de crime, un crime qui ne figure pas dans le Code de la presse… Il faut attendre, car le concerné a fait appel et dispose d’une solide défense ».

Articles similaires

Laisser un commentaire

Bouton retour en haut de la page