Diplomatie : Des think-tanks pourquoi faire ?

Par Ahmed Faouzi* 

Lors de négociations qui ont suivi la première guerre mondiale, la délégation américaine menée par le Président Woodrow Wilson participe, à côté des autres puissances européennes, aux négociations qui mèneront à la signature du traité de Versailles en juin 1919 pour sceller la défaite de l’Allemagne.

Cette délégation comprenait, en plus des politiques et des militaires, des spécialistes de plusieurs disciplines, comme l’histoire la géographie et l’économie, issus des think tanks américains en naissance. Ces derniers sont conscients du déclin de l’Europe, de la montée de la puissance américaine, et du début d’une nouvelle ère mondiale. Ils apportent à leurs dirigeants politiques, durant ces négociations, de nouveaux éclairages sur les positions à adopter dont, entre autres, la création de la Société des Nations (SDN) qui précède l’Organisation des Nations-Unies (ONU).

C’est à cette époque que les premiers think-tanks commencent à prendre forme, d’abord aux Etats-Unis et en grande Bretagne, puis plus tard dans d’autres pays.  C’est ainsi que la grande Bretagne crée Chatham House en 1920, et les États-Unis établissent le Council of foreign relations en 1921. Les deux instituts visent à réfléchir et à proposer des politiques à adopter à l’échelle internationale. Par la qualité de leurs recherches et de leurs propositions, Ils deviennent les relais entre le monde académique et les décideurs politiques, un pont entre le monde du savoir et celui du pouvoir.

Les think-tanks ont donc pris naissance d’abord dans les pays anglophones, c’est-à-dire dans des systèmes politiques ouverts et décentralisés, revalorisant le travail académique et la recherche. Bien plus tard, les pays francophones, longtemps réticents à ces centres de réflexion, commencent à prendre conscience de leur utilité et de leur importance. En France, l’institut Français des relations Internationales (IFRI) ne voit le jour qu’en 1979.

Les Think-tanks ont, depuis, pris de l’importance dans l’élaboration des politiques domestiques ou de l’analyse des jeux géostratégiques mondiaux. Par leur indépendance, totale ou relative, ils sont censés servir l’intérêt public en analysant la situation politique et économique internationale avec ses ramifications sur le pays concerné. Ils sont donc des voix indépendantes qui traduisent le résultat de leurs recherches dans un langage compréhensible, sûr et accessible pour les décideurs qui, à la lumière de ces études, prennent les mesures les plus appropriées, pour servir au mieux les intérêts de la nation.

La signification initiale d’un think tank faisait référence au regroupement militaire de l’état-major américain pour établir des plans d’attaque ou de défense. Les objectifs de ces centres de réflexion, ou laboratoires d’idées, ont évolué avec le temps pour embrasser toutes les activités d’un pays, avec cependant un grand intérêt porté aux affaires internationales. Face aux flux de données issues des nouvelles technologies d’informations, et des difficultés de compréhension et de digestion des États de cette masse de données, les think-tanks deviennent incontournables. Ils participent désormais à la compréhension des phénomènes internationaux et à la mise en œuvre de décisions anticipatives et alternatives.

Pour qu’un État puisse tirer profit de ces centres de réflexion, ceux-ci doivent être indépendants et réunir des professionnels dans une structure de recherches durable. Les think-tanks sont généralement proches des gouvernements, des centres de recherches universitaires, des partis politiques ou des grandes entreprises. Garder une distance avec le pouvoir politique est un atout qui les aide à fournir des analyses objectives, sans que cela ne signifie une rupture totale avec les dirigeants politiques ou associatifs. Les think-tanks sont donc censés être indépendants pour soumettre aux décideurs des rapports fiables et des propositions susceptibles de servir au mieux les intérêts de la nation.

Dans la typologie des think tanks dans le monde, on peut distinguer les principales formes suivantes : 1/ les indépendants et autonomes des tutelles gouvernementales. 2/ les autonomes par rapport aux gouvernements mais contrôlés par des groupes d’intérêts ou des donateurs privés. 3/ les affiliés au gouvernement qui opèrent à partir d’une structure étatique. 4/ les semi-autonomes financés par l’État sans faire partie de la structure gouvernementale. 5/ les affiliés aux structures universitaires de recherches. 6/ les centres liés aux partis politiques. 7/ et enfin les corporates à but lucratif qui cherchent à faire des profits en vendant leurs services.

Contrairement aux différents lobbies traditionnels qui défendent leurs propres intérêts, l’objectif des think-tanks est, au contraire, de proposer des analyses et des solutions qui servent les intérêts stratégiques du pays. Ils sont aussi des outils d’influence, ou contre-influence, politique et économique pour un État pour déjouer la propagande et la désinformation étrangères. Pour ce faire, ils doivent concentrer une diversité de compétences et de savoirs académiques afin d’offrir les meilleures recherches, analyses et propositions. Ils doivent également coller aux débats publics, l’initier parfois, et être constamment à l’écoute du monde. Si la production du savoir et des idées est leur but ultime, leur volonté de peser sur l’action et le débat publics l’est encore plus.

Le rôle des think-tanks est maintenant si important dans les pays développés que certaines universités américaines ont établi des formations pour suivre leur évolution dans le monde à l’instar de l’Université de Pennsylvanie. Celle-ci réserve un département entier pour étudier ce phénomène par une formation appelée « think-tanks and civil society program (TTCSP) ». Un rapport est édité chaque année pour suivre l’évolution de ces centres de réflexion appelé « Global Go to Think-tanks Index (GGTTI). Quand un phénomène devient objet d’études c’est qu’il est devenu un phénomène politique.

Il ressort de son rapport de 2020 des statistiques significatives qui laissent à réfléchir.  Elles démontrent l’importance accrue de ces institutions dans les pays développés, et le retard des autres à suivre cette évolution. Ainsi on énumère 2203 think-tanks aux seuls États-Unis, capacité doublée depuis 1980. L’Europe quant à elle possède 2932 pour tout le continent avec de grandes variations entre les pays. La grande bretagne vient en tête avec 515 unités et la France 275. L’Asie possède quant à elle 3389 think-tanks répertoriés dont 1413 pour la seule Chine, et 612 pour l’Inde.

Le monde arabo-africain commence à peine à prendre conscience de l’importance de ces lieux de réflexion. Ainsi en Afrique du nord et moyen Orient (MENA), on dénombre 599 centres, dont 78 en Israël, 35 en Irak, 29 au Maroc et 11 en Algérie. En Afrique c’est incontestablement l’Afrique du sud qui est à la tête du peloton avec 102 centres. Le constat est encore plus amer quand on observe que certains pays africains n’en possèdent aucun. Beaucoup de chemin reste donc à faire pour combler ce retard, et il est temps de s’y atteler.

C’est dans les pays francophones où la méfiance est de mise vis-à-vis des think-tanks, en raison de pesanteurs historiques, des moyens humains et matériels qui font défaut, mais aussi des objectifs et compétences affichés de ces institutions, et de leur réactivité face aux défis politiques et stratégiques. Le manque de volonté politique et des moyens financiers conséquents n’aident pas à la mise en œuvre de ce genre de structures. La France elle-même, pour ne pas perdre la bataille diplomatique, n’a initié ses propres think-tanks que bien tardivement. Elle reste bien loin derrière la Grande-Bretagne qui possède 16% des think-tanks du monde, contre 14% à l’Allemagne et seulement 2% pour la France.

C’est sous l’impulsion politique de l’ancien Premier ministre Raymond Barre que l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) voit le jour en 1979. D’autres centres de réflexions spécialisés verront le jour comme l’Institut Montaigne, Terra-Nova, ou l’Institut des Relations internationales et Stratégiques (IRIS), pour ne citer que ceux-là. Avec la montée en puissance des think-tanks, certains présidents français ont affiché leurs proximités avec ces nouveaux cercles de réflexion comme Nicolas Sarkozy à l’égard de l’institut Montaigne, ou François Hollande avec Terra Nova jugé progressiste.

Face au foisonnement des think-tanks en Occident, et à leurs apports aux politiques publiques, on ne peut que regretter le manque d’enthousiasme et de volonté politique dans la sphère africaine. En Afrique ce sont les pays anglophones qui encouragent ce genre d’institutions comme l’Afrique du Sud avec 102 think-tanks suivie, du Kenya 64, Ghana 44, Ouganda 36, Zimbabwe 30. Chez les francophones le bilan est moins reluisant encore. Le Sénégal est le premier chez les francophones avec 25 centres, suivie du Cameroun avec 23 et Burkina Fasso 20. En Afrique du nord et Moyen-Orient (MENA), les disparités sont également de mise. C’est Israël qui se classe première avec 78 centres, puis l’Irak 35, la Jordanie 32, le Maroc 29, et l’Algérie 11.

Par ailleurs, en raison de leur poids, les États-Unis détiennent toujours le premier rang en nombre de think-tanks avec une tendance à plus de spécialisation sur une région, un continent, ou autour de certains thèmes. L’Europe évolue lentement dans la même voix avec une suprématie anglaise en la matière. Quant à l’Asie, on note que la progression des think-tanks suit l’essor économique et ne cesse d’évoluer depuis l’année 2000.  Une grande partie des think-tanks asiatiques reste, cependant, soit dépendante des autorités publiques, ou alors affiliée aux universités. Dans certains pays asiatiques les opérateurs économiques et financiers ont compris l’intérêt d’intégrer la dynamique en finançant ces pépinières d’idées.

Pour le développement des think-tanks sous nos cieux, il faudrait certains préalables. D’abord, plus le système politique est ouvert, plus il autorise ces lieux de réflexions, les encourage et en tire grandement profit. Ensuite, plus les moyens financiers sont mobilisés, plus ils attirent des compétences et des expertises pluridisciplinaires. Enfin, l’usage de la langue anglaise demeure un atout important et valorisant dans les travaux des think-tanks. C’est ce qu’a compris certaines institutions françaises qui produisent désormais leurs rapports en langue anglaise pour une meilleure audience internationale.

Les think-tanks ont démontré leurs utilités et font désormais partie des paysages politiques et académiques des pays, et leurs rôles ne cessent de s’affirmer. Les pouvoirs politiques ont de plus en plus recours à leurs services pour appréhender les évolutions en cours et les anticiper, dans l’objectif de mieux servir les intérêts suprêmes des nations. Il va de soi que les think-tanks ne peuvent évoluer que dans des pays ouverts et démocratiques. Un régime dictatorial, où la liberté de penser et de proposer est absente, n’est jamais le cadre idéal pour leur épanouissement.

Le Maroc devrait promouvoir la mise en place de ces structures de think-tanks en encourageant ceux qui existent déjà, puis en créant d’autres, spécialisés sur notre environnement, notamment africain. En améliorant nos connaissances sur nos partenaires proches et lointains, comme sur nos concurrents potentiels, c’est la place du Maroc dans le monde qu’on défend. Pour les politiques qui sont dans l’action, et font face à une réalité internationale complexe, où les crises se succèdent aux crises, les avoir à côté est un atout majeur pour disposer des solutions innovantes et construire des réseaux d’influence fiables sur l’échiquier mondial. Il en va de notre intérêt national.

*Ahmed Faouzi.

Ancien Ambassadeur.

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