Enjeux et possibilités de la société Covid et post-Covid

Par Taoufiq Boudchiche

Avec la pandémie de la Covid-19, nous sommes entrés dans une ère nouvelle d’incertitudes qui met à rude épreuve nos connaissances et nos outils de gestion de crise. Le chaos sanitaire que nous traversons par son caractère imprévisible, global, durable et planétaire a mis l’humanité dans une forme de sidération dont il n’est pas aisé d’en évaluer l’impact.

D’ores et déjà, les conséquences sociales et humaines de la pandémie sont incommensurables. On peut citer parmi elles des phénomènes inédits pour notre génération tels que : l’accélération de la mortalité, la désintégration du lien social, la désespérance de la jeunesse, le délitement de l’économie, l’explosion des inégalités, etc. Comment alors peut-on essayer, dans un tel contexte, d’imaginer des sorties de crises que nous associons pour l’instant aux voies et moyens de retrouver «une vie normale» et que d’aucuns associent à «la vie d’avant» ? Aussi, afin de tenter d’explorer les solutions possibles faudrait-il d’abord poser, les problèmes de manière claire et intelligible.

Stratégies du «zéro Covid» ou stratégies du «vivre avec»

Les experts épidémiologiques ont fait ressortir trois catégories de stratégies de lutte contre la Covid-19 à l’œuvre dans le monde :

  • Celles dites du «zéro Covid» qui consisterait à éradiquer le virus du territoire national
  • Celles du «vivre avec» consistant à coexister avec le virus en limitant sa propagation
  • Celles d’entre les deux combinant plusieurs mesures de freinage de propagation du virus.

La stratégie du «zéro Covid» a été adoptée surtout en Chine avec des stratégies de confinement autoritaires, strictes et gérées politiquement à travers une forme de mobilisation quasi-guerrière mobilisant tous les moyens de l’Etat. Combinée à une vaccination massive, la stratégie du strict confinement est apparue efficace momentanément mais rien ne prédit un succès total dans l’avenir. La méfiance et la vigilance restent de mise car le virus semble en capacité de réinfecter de manière plus agressive notamment à travers ses variants.

D’autres pays, à faible démographie comme Israël, ont mis en œuvre la stratégie du «zéro Covid» en vaccinant massivement pour atteindre l’immunité collective.

Entre ces deux stratégies, il y a eu une multitude d’autres stratégies mises en œuvre : celle du «stop and go» -confinement-déconfinement-reconfinement- (Europe), ou bien celles misant en priorité sur la fermeture totale des frontières.

Les stratégies qui ont misé sur une disparition automatique du virus par l’immunité collective de la population en laissant circuler le virus et, politiquement, en minimisant ses menaces sur la santé des populations, se sont heurtées à la réalité (Brésil, Etats-Unis, Inde…). Ils battent le record des mortalités qui se chiffrent à plusieurs centaines de milliers de décès dans chacun de ces pays. Dans ces pays, il y aurait des zones où l’on ne sait plus où enterrer les défunts.

En Afrique subsaharienne, mise à part l’Afrique du Sud, submergée par la pandémie, les données actuelles ne permettent pas d’avoir une vision claire de la situation épidémiologique mais elle apparaît moins dramatique qu’ailleurs du fait de densités de populations moindres, d’une pyramide des âges inversée avec une population majoritairement jeune et une forte ruralité.

Campagnes de vaccination : Le Maroc en tête de course en Afrique

Selon les statistiques compilées par Our World in Data, rapportés par le New York Times au 19 avril 2021, plus de 919 millions de vaccins ont été administrés dans le monde. Soit 12 doses pour 100 personnes avec de fortes variations selon les continents et les pays.

Pour les continents, l’Amérique du Nord tient la course en tête avec 40 doses administrées, l’Europe 24% de personnes, l’Amérique du Sud 14% personnes et l’Afrique 1%.

Les chiffres dévoilés par la même source indiquent également des variations au niveau des pays. Parmi les pays avancés, 116 doses administrées pour Israël, 100 doses pour les Emirats Arabes Unis, 116 aux Seychelles. On remarquera donc que ce sont les pays à faible démographie où la tâche est la plus aisée. Dans les pays à plus forte démographie, le Royaume-Uni avait administré plus de 65 doses pour 100 personnes, les États-Unis plus de 64. La Russie compte 11 doses pour 100 personnes.

En Europe, les chiffres se situent en moyenne, selon les pays, entre 25 doses et 60 doses pour 100 personnes. Par exemple, la France, l’Italie et le Portugal sont à 26 doses, la Belgique 27 doses, l’Espagne 28 doses. La Hongrie compte parmi les taux les plus élevés en Europe avec 48 doses pour 100 personnes.

En Afrique, seul le Maroc se distingue et mène la course en tête avec une moyenne au 19 avril 2021 de 25 doses administrées pour 100 personnes (proche des pays européens), le Rwanda 2,8, le Sénégal 2,4, la Tunisie 2,2, le Togo 2, l’Afrique du Sud 0,5, la Côte d’Ivoire 0,4… des pays comme l’Algérie ne sont même pas cités dans les statistiques du fait du retard de la campagne de vaccination.

Néanmoins, en termes de taux de vaccination de la population totale, les chiffres se situent à des niveaux encore plus inférieurs : Israël 56%, Seychelles 47%, les Etats-Unis 25% et le Royaume-Uni 15%. Pour plus d’informations sur les taux de vaccination, le lecteur intéressé pourra se référer au site du web https://www.nytimes.com/interactive/2021/world/covid-vaccinations-tracker.html

Il convient de noter également dans le domaine de la course à la vaccination, un déficit de mécanismes multilatéraux en mesure de propager une vaccination suffisante et à un rythme coordonné pour envisager des sorties de crises à caractère global. Le Directeur Général de l’OMS avait averti en janvier dernier : «le nationalisme vaccinal nuit à tout le monde».

Selon les experts épidémiologistes, il faudrait atteindre un taux de 60% de population vaccinée pour entrer en immunité collective. En Afrique, l’objectif est de 20 à 35% d’ici la fin de l’année selon les projections les plus optimistes.

Gageons que face à cette épidémie une stratégie multilatérale plus solidaire se mette en place très prochainement car la fin de la pandémie selon les épidémiologistes ne pourrait être envisagée que si toute la population mondiale est suffisamment vaccinée.

De manière transitoire et probablement pour plusieurs années, des contraintes aux frontières et l’adoption d’un passeport sanitaire sont les seules options qui se dessinent sur un horizon à court et moyen terme.

Trajectoires sociétales post crise sanitaire : retour à «la vie normale» ou à la «vie d’avant» ?

Sur un plan individuel, l’aspiration en ces temps de crise sanitaire s’exprime essentiellement par l’objectif d’un retour à la vie normale (celle d’avant). En effet, le retour à la «vie d’avant» devient une sorte de promesse idéale jusqu’à s’ériger en norme à laquelle on peut évaluer le succès de l’action publique en matière de gestion de la crise sanitaire. Les responsables politiques la présentent, aujourd’hui, après plus d’un an de crise sanitaire, comme seule perspective de solution.

Mais «la vie d’après» sera-t-elle une simple transposition de la «vie d’avant» ?

Il y a lieu de s’interroger face à l’ampleur des dégâts et de leurs effets sur notre vie individuelle et sociale, notre organisation sociétale, la vie publique, la relation au travail, etc.

On remarquera au passage que les discours politiques face à la crise ont évolué depuis le début de la pandémie. Au départ, l’absence de connaissance du virus avait induit une perception différente. Considérée à l’époque comme étant probablement «invincible», la pandémie fulgurante et planétaire avait conduit les responsables politiques à évoquer, dans leurs discours, les hypothèses d’une nouvelle ère inédite qui s’imposait à l’humanité. Les discours présentaient les débuts de crise comme une forme de «guerre contre le virus, cet ennemi invisible». Celui-ci aurait été issu selon les analyses de départ de nos excès (mondialisation, course effrénée à la consommation, individualisme, atteintes à la planète et à la nature…).

L’accent était alors mis sur la nécessité de repenser nos paradigmes sociétaux par la remise en question de nos modes de vies sur des registres tels que : le retour aux valeurs humaines essentielles et à la spiritualité, l’adoption de modes de vie respectueux de la planète, l’adaptation à de nouvelles formes d’organisation sociale…

Un an après, avec l’apparition des vaccins et alors qu’un début de solution a été permis grâce à la science, et aux milliards de dollars investis dans la recherche, peut-on envisager un simple retour à la vie normale comme la seule trajectoire possible ?

Il y a lieu d’en douter car depuis un an, de nouvelles modalités d’organisations individuelles et collectives se sont imposées de gré ou de force et de manière quasi-universelle à travers les mesures de restrictions sanitaires. A titre d’illustration, une petite revue de ces mesures peut nous éclairer sur l’ampleur des changements à venir :

  Distanciation sociale

L’hypothèse d’un abandon des mesures de distanciation pourrait ne pas survenir automatiquement car il y a le risque de variants viraux et autres virus respiratoires qui continueront de peser sur l’humanité. L’adoption des masques a permis par exemple la protection contre d’autres virus respiratoires tels que celui de la grippe.

Les formes de rapprochement physique ont également été impactées. Conserverons-nous les salutations par «accolades et embrassades» ou adopterons-nous les salutations sans le toucher physique, à l’instar d’autres contrées ? (Canada par exemple où il n’est pas d’usage de se serrer les mains par mesure d’hygiène notamment).

  Adoption du passeport sanitaire

Devant l’ampleur des dégâts économiques provoqués par la pandémie dans certains secteurs socioéconomiques : tourisme, culture, évènementiel, rencontres artistiques, etc., avec les effets domino sur la croissance d’autres secteurs vitaux, il est de plus en plus probable que les pays adoptent la solution de doter tout un chacun d’un passeport sanitaire pour faciliter l’ouverture et le déploiement de ces secteurs sans risque sanitaire.

  Digitalisation-intelligence artificielle-Uberisation

Les restrictions sanitaires ont provoqué une accélération de la digitalisation dans le monde du travail. Le travail à distance est quasiment devenu une norme dans plusieurs entreprises et secteurs. Les travailleurs et employeurs qui y trouvent leur compte pourraient se saisir des nouvelles organisations de travail à distance pour les maintenir comme une option durable.

De même, le e-commerce, les e-services… s’imposent et séduisent consommateurs, employeurs et usagers qui y voient tout à tour des avantages ; les uns pour élargir leur clientèle, les autres comme facilitation d’accès aux services rendus.

Dans le domaine financier au-delà des services bancaires de plus en plus digitalisés, il y a l’émergence qui semble inéluctable des crypto-monnaies dont on a vu le phénomène lors de cette crise sanitaire s’élargir, se diversifier en attendant de se normaliser. Certaines entreprises, comme Tesla, acceptent maintenant le paiement par crypto-monnaie. Les banques centrales examinent désormais la possibilité d’émettre de la crypto monnaie.

  Transformation des politiques publiques

L’action publique qui s’appuie, depuis plusieurs décennies, sur la privatisation comme solution aux déficits publics et aux dysfonctionnements des services essentiels a montré ses limites.  Les secteurs, comme celui de la santé publique, sollicités par les gouvernements pour être en première ligne contre la crise sanitaire s’est vu dépassé sans pour autant que la médecine privée en soit un relai convaincant.

Les citoyens seront nécessairement réticents à l’avenir, à la privatisation et de nouvelles formes de partenariat public-privé en seront certainement tirées.

L’ampleur de la dette publique cumulée sera un point important pour les arbitrages budgétaires à venir.

  Démocratie versus autocratie

Certains dirigeants se sont mis en posture de «chef de guerre», en début de la pandémie, pour engager des actions de lutte contre l’épidémie. Pendant plusieurs mois, choquées par l’ampleur d’une crise inédite et imprévue, les voix de l’opposition se sont tues et rangées aux décisions des pouvoirs publics dans les grandes démocraties d’Europe, d’Asie et d’ailleurs.

Mais progressivement, des questionnements et des critiques relatifs aux modes de décision des gouvernants se sont élevés pour contester la gestion verticale de la crise. Les critiques visent, à la fois, le mode de décision des dirigeants qui ne seraient plus sujets aux débats publics et l’introduction de nouvelles formes d’autocratie dans la décision publique. Relativement acceptable en début de crise, elle l’est de moins en moins aujourd’hui.

Il ne serait pas étonnant que lors de l’après-Covid, dans certains pays, des collectifs de citoyens se résolvent à engager des actions en justice pour demander des comptes aux dirigeants au sein de certains pays.

La crise sanitaire a dévoilé l’ampleur des inégalités sociales face à la maladie, à la mort et l’accès aux soins. Examinées sous l’angle de l’exposition au virus, du nombre de décès et de l’accès aux soins, ces inégalités se sont révélées de différentes manières par territoire, par quartiers, par catégories sociales, catégories professionnelles, par genre, voire par ethnie.

Au-delà du critère de revenu, la crise sanitaire a aggravé la vulnérabilité de certaines catégories de populations particulièrement exposées : personnel de santé, professionnels des secteurs du transport, du commerce, de la restauration, forces de l’ordre…

Dans l’ère «post-Covid», une pression politique serait tout à fait envisageable pour exiger des services de santé améliorés ainsi qu’un accès aux soins et aux autres services publics qui soit équitable territorialement et socialement.

Enfin, en guise de résumé, le retour à la «vie normale» réclamée légitimement par tous les citoyens ne sera plus synonyme de «vie d’avant» car la crise sanitaire aura laissé des empreintes indélébiles sur les registres essentiels de notre vie économique et sociale.

Des enseignements doivent en être tirés car notre organisation sociétale «d’avant-Covid» dominée par un libéralisme économique qui s’arrogeait tous les droits sur la vie humaine et sur la planète dans sa globalité, peut amener à des catastrophes inattendues.

Les discussions à l’échelle internationale, qui avaient accompagné la question climatique, avaient déjà alerté les dirigeants et l’opinion publique sur les menaces potentielles auxquelles ferait face l’humanité en termes de catastrophes naturelles, dont la question de la sécurité sanitaire aux côtés de la sécurité alimentaire.

Cette crise sanitaire pourrait être prémonitoire des crises à venir, liées notamment au réchauffement climatique. Elle nous est parvenue à travers un virus invisible à l’œil nu. Il semblerait que si l’on pesait l’ensemble des virus Covid-19 qui ont affecté les millions de contaminés, leur poids ne dépasserait pas 3 grammes. Trois grammes de virus auront suffi à mettre entre parenthèse toute l’activité humaine à travers la planète (le poids d’un virus mesuré en fentogramme équivaudrait à 10 puissance moins 15).

La remise en route urgente de l’Accord de Paris n’en sera que bénéfique.

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