Entretien avec M. José Humberto De Brito Cruz, ambassadeur du Brésil au Maroc

Proximité historique, culturelle et dessein d’un grand axe

 Entretien réalisé par Hassan Alaoui

L’histoire des relations entre le Maroc et le Brésil transcende le temps, puisqu’elles remontent au XVIIIème siècle. Et plus qu’une séparation ou un obstacle, l’Océan Atlantique est un pont de proximi­té survolé en moins de dix heures entre Casablanca et Rio de Ja­neiro. C’est une complémentarité enfouie, une similitude mise en exergue par plusieurs facteurs, un héritage culturel où les deux peuples se reconnaissent.

L’interview exhaustive que José Humberto de Brito Cruz, Ambas­sadeur du Brésil au Maroc nous a accordée retrace cette réalité mul­tidimensionnelle qui caractérise l’amitié maroco-brésilienne que rien n’entame.

Monsieur l’Ambassadeur, le Maroc et le Brésil entretiennent des relations plus que séculaires, puisqu’une commu­nauté juive originaire du Maroc s’était implantée, il y a plus de deux siècles au Brésil. Relations humaines, culturelles aussi, elles ont été officielles au lende­main de l’indépendance du Maroc en 1956, avec un échange d’ambassadeurs. Aujourd’hui les deux pays et les deux peuples développent une coopération multiforme, politique, économique, culturelle et touristique. Peut-on dire que cette coopération satisfait totalement les deux gouvernements ?

– Il est tout à fait correct d’affirmer que les relations entre le Brésil et le Maroc sont « séculaires », même plus que ça. En effet, en 1861, le Brésil a ouvert son premier consulat à Tanger, et d’autres ont été créés dans différentes villes du Maroc, encore au 19e siècle – pour des raisons ayant trait, précisément, à l’immigration marocaine au Brésil. Le premier ambas­sadeur brésilien – ou plus exactement un « ministre plénipotentiaire », selon le langage diplomatique de l’époque –, a présenté ses lettres de créance au Sul­tan marocain en 1906. Et, comme vous l’avez indiqué, le Brésil n’a pas tardé à reconnaître l’indépendance du Maroc après 1956.

De nos jours, la coopération est effec­tivement multiforme et diversifiée. Elle se fonde sur un sentiment d’amitié entre les deux peuples qui se traduit par un ex­cellent dialogue politique entre les deux gouvernements – tel qu’on a constaté lors de la visite historique de Sa Majesté le Roi Mohammed VI au Brésil en 2004, et de même, tout récemment, à l’occasion de la visite du Chef du gouvernement marocain, M. Saad-Eddine El Othmani, au Brésil. Au niveau de la diplomatie parlementaire, il y a eu aussi des avan­cées significatives : le Sénat brésilien et la Chambre des Conseillers du Maroc ont tous les deux créédes groupes parlemen­taires d’amitié, et ils ont déjà tenu une première réunion conjointe au mois de mars, à Brasilia, lors du Forum mondial de l’eau.

Mais il y a encore un grand potentiel à développer, surtout dans le domaine des échanges économiques et commerciaux. Au niveau de l’opinion publique, quoique les sentiments spontanés sont très affec­tueux entre Brésiliens et Marocains, il y a encore un certain manque de connaissance de part et d’autre. Il est très important que les Brésiliens connaissent mieux le Maroc et qu’ils se rendent pleinement compte du potentiel offert par le Royaume chérifien comme un partenaire de grande impor­tance pour le Brésil.

Aujourd’hui, on peut dire qu’on est sur le bon chemin pour développer ce potentiel et pour aller de l’avant dans la coopération, parce qu’il y a une volonté politique claire des deux côtés.

Les échanges maroco-brésiliens, notamment économiques et commer­ciaux, restent en deçà des espérances et des souhaits des deux Etats. Que peut-on faire pour les renforcer et les multiplier ?

– Les échanges commerciaux ont déjà connu un développement assez important tout au long de la dernière décennie. En 2006, la somme des exportations et des importations était aux environs de 700 millions de dollars. En 2017, nous avons obtenu un montant total, dans les deux sens, de presque 1,5 milliard de dollars, c’est-à-dire plus du double. Le Brésil se positionne comme un marché important pour les exportations marocaines. Il est vrai qu’entre 2014 et 2016, nous avons éprouvé, dans le commerce bilatéral, une réduction des flux causée par la conjonc­ture défavorable de l’économie brési­lienne. Depuis 2017, avec la reprise de la croissance économique au Brésil, nous voilà de nouveau sur une courbe ascen­dante, et les perspectives sont très pro­metteuses. Les exportations marocaines vers le Brésil ont augmenté à un taux de 32% l’année dernière, et les exportations brésiliennes vers le Maroc ont connu une croissance de 26%.

Cependant, et même si ces développe­ments font déjà preuve d’un dynamisme réel, il est indéniable que les échanges commerciaux et d’investissement sont en­core très en deçà du potentiel qui existe dans la relation entre la plus grande éco­nomie de l’Amérique latine et un pays comme le Maroc, dont l’économie est en croissance durable et qui a des atouts remarquables, comme les avancées dans l’industrialisation, la force de l’agricul­ture, l’infrastructure, la position géo­graphique privilégiée, une ambiance de business très positive et la connectivité, qui permet au pays de s’établir comme un « hub » régional.

Pour aller de l’avant, il faudra continuer avec le travail mené par les deux gouver­nements dans le sens de mettre en valeur les opportunités et d’éliminer ou réduire les obstacles. La signature d’un accord bilatéral pour la facilitation des investis­sements représentera un pas important. De même, la négociation d’un accord de commerce entre le Mercosur (groupement sud-américain qu’intègre le Brésil) et le Maroc pourra donner une impulsion dé­cisive aux échanges bilatéraux, par l’en­tremise de la réduction ou l’élimination des droits de douane et autres barrières qui représentent encore un obstacle très im­portant au développement des échanges.

 La ligne aérienne Casablan­ca-Rio, mais aussi São Paulo, ouverte il y a quatre ans, facilite désormais les échanges, touristiques notamment. Pensez-vous qu’elle constitue un élé­ment suffisant de fort rapprochement ?

– Les vols directs ont changé la donne. Il est devenu beaucoup plus facile pour les touristes brésiliens de découvrir le Maroc, et c’est ce qu’on a pu consta­ter depuis le rétablissement de la ligne aérienne en 2013. Le nombre de tou­ristes brésiliens au Maroc a augmen­té sensiblement. En 2016, ils étaient déjà 32.000, et en 2017, 45.000. Il est évident qu’il y a là un potentiel très im­portant à exploiter. Dans l’autre sens, on constate aussi qu’il y a un intérêt croissant des Marocains à voyager au Brésil – un voyage, d’ailleurs, qui peut se faire très facilement parce que les touristes marocains n’ont pas besoin de visa pour entrer au Brésil.

Les flux touristiques apportent des avantages économiques, mais ils contri­buent aussi à une meilleure connais­sance réciproque entre les deux pays, permettant d’aller au-delà des stéréo­types, des amalgames, vers une véri­table découverte culturelle des richesses des deux pays.

Le Groupe OCP est implanté au Brésil depuis quelques années, illus­trant un partenariat exemplaire en ma­tière industrielle. Comment d’autres groupes des deux côtés de l’Atlantique pourraient-ils inspirer et quels sont les critères pour concevoir des politiques d’investissement ?

En effet, l’expérience et le succès du Groupe OCP au Brésil peut inspirer d’autres sociétés, d’autres entrepreneurs à mieux exploiter les opportunités qui se présentent. Le Brésil est un grand im­portateur des phosphates et des engrais marocains. Il s’agit là d’un partenariat parfait, parce que le Brésil a le bonheur d’avoir toutes les conditions pour le développement de l’agrobusiness et de l’agroalimentaire, mais nous avons be­soin des engrais importés de l’étranger. C’est ce qu’on appelle la complémen­tarité économique. Je suis convaincu que cette même histoire de succès peut se reproduire dans d’autres secteurs et avec d’autres acteurs.

Quelle est la place de la culture, des arts et de la musique dans les re­lations maroco-brésiliennes ?

– La culture et les arts jouent un rôle tout à fait essentiel. Je ne dis rien de nouveau. Dans le cas particulier des re­lations entre le Brésil et le Maroc, cela est d’autant plus vrai que les deux pays ont, chacun à sa façon, des manifesta­tions culturelles qui sont en même temps très riches et très diverses. Les Brési­liens qui viennent au Maroc tombent amoureux de la culture marocaine : la gastronomie, les arts décoratifs, l’ar­tisanat, et tant d’autres aspects. Et le même phénomène se produit, d’après ce qu’on me dit, lorsque les Marocains visitent le Brésil.

La culture permet un genre de rappro­chement qui est à la fois plus profond et plus solide que les liens diplomatiques, aussi importants soient-ils. En 2017, le Maroc, son histoire et sa culture ont été choisis comme le thème d’une des prin­cipales « écoles de samba » du Carna­val de Rio. C’était un grand succès. Les Brésiliens ont apprécié la présentation, et cela a permis une exposition plus vi­sible du Maroc.

En 2017 aussi il y a eu une présence importante du Brésil dans les festivals de musique du Maroc : aux «Musiques Sacrées du monde», à Fès, au «Festival Gnaoua», à Essaouira, et à Mawazine, à Rabat. On continuera à développer davantage ces initiatives.

Il existe une coopération et même un organe de coopération, l’ASPA et l’UNASUR, qui président à une coopération élargie entre les pôles de l’Amérique du Sud et du monde arabe. Le Brésil et le Maroc y jouent, en principe, un rôle décisif, qu’en est-il aujourd’hui de cette vision, dans un monde qui veut échapper au jeu des grandes puissances ?

– Le dialogue et la coopération entre l’Amérique du Sud et les pays arabes est d’autant plus important qu’il se pré­sente comme une illustration privilégiée de l’interaction Sud-Sud. La présence arabe en Amérique du Sud est déjà tradi­tionnelle. D’autre part, les deux régions doivent faire face à des défis importants dans leurs efforts de développement économique et social durable, et cela dans un monde qui devient de plus en plus paradoxal. Je m’explique. D’une part, il n’y a jamais eu tant d’opportuni­tés à exploiter dans le sens de surmonter la pauvreté, réduire les inégalités, ren­forcer la démocratie. En même temps, cependant, on constate des tendances in­quiétantes de retour du protectionnisme commercial, de restrictions aux flux de migrants, de violations du droit interna­tional et de menaces à la paix mondiale. Dans ce contexte, le dialogue entre le monde arabe et l’Amérique latine revêt davantage d’actualité.

Cinquième ou sixième puis­sance mondiale, le Brésil fait partie des BRICS et incarne la voix des pays émergents, voire des pays de ce qu’on appelait autrefois le Tiers-Monde. D’ailleurs, la direction de l’OMC est occupée par un Brésilien. Comment apercevez-vous sa place dans le concert mondial, face à une Amérique de Tru­mp tentée par le repli, une Europe di­minuée et une Chine montant en puis­sance ?

– Le Brésil accompagne avec beaucoup d’attention les changements en cours au niveau international. La vision de la po­litique extérieure brésilienne a toujours été universaliste et fondée sur les valeurs de la paix, du dialogue et du développe­ment. Nous sommes un pays qui n’a pas d’ennemis et nous maintenons de bonnes relations avec des partenaires dans toutes les régions du monde. Le monde multipo­laire qui est en gestation est sans aucun doute plus compliqué que celui du mani­chéisme de la bipolarité. L’universalisme de la diplomatie brésilienne se montre, peut-être plus que jamais, un atout for­midable. Le Brésil poursuit, avec un sens de priorité, l’intégration régionale avec ses voisins dans le cadre du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay et Venezuela), de l’UNASUR (tous les pays de l’Amérique du Sud) et de l’ALADI (toute l’Amérique latine). Nous avons de très bonnes relations avec les puissances traditionnelles, comme les Etats-Unis, les pays européens ou le Japon. Et nous avons aussi d’excellents liens de dialogue avec les autres puissances dites « émer­gentes », par exemple les autres BRICS (Afrique du Sud, Chine, Inde, Russie). De même, le Brésil a une amitié tradi­tionnelle et des relations très importantes avec les pays en développement, avec les­quels nous partageons des intérêts com­muns ainsi qu’un apprentissage commun. La position du Brésil dans le monde est donc celle d’un pays dont la voix se fait entendre dans le sens de la promotion de la paix, du règlement pacifique des différends, des valeurs partagées de la communauté internationale – tels que les droits de l’Homme, la démocratie, l’éli­mination de la pauvreté et la création de conditions de vie dignes pour tous, ce qui entraîine le renforcement des initiatives pour la coopération pour le développe­ment durable économique et social, le grand objectif qui est partagé par tous les membres de la communauté interna­tionale.

Articles similaires

Laisser un commentaire

Bouton retour en haut de la page