Face aux risques des faillites en série, « licencier » est-il la seule et ultime solution ?

Il serait utopique de dire qu’il n’y aura pas de licenciement, car la réalité est tellement dure…», dixit le président de la CGEM, lors d’un point de presse tenu le 17 juillet. On retient ainsi de cette déclaration que le spectre de perte d’emplois pour des dizaines de milliers de Marocains plane avec force. Dans ce cadre, nous avons fait réagir des avocats pour nous expliquer le cadre juridique des licenciements pour motifs économiques.

On ne le sait que trop bien, la pandémie du coronavirus a fragilisé le tissu économique marocain, laissant planer un climat d’incertitude sur les entreprises, marqué par le manque de visibilité sur les répercussions de la crise sanitaire, notamment, par rapport à la durée et l’ampleur de la crise économique qui en découle, dans un contexte où de larges pans du tissu économique national sont à terre. Certes, les conséquences de la crise varieront d’un secteur d’activité à un autre et probablement d’une région à une autre, en fonction du positionnement et de la vocation économique de la région concernée. Toutefois, une diminution significative des revenus générés par les différents secteurs est attendue et doit être envisagée par les opérateurs économiques. Cette réduction des revenus et du chiffre d’affaires entraînera certainement un ajustement des coûts fixes supportés par les entreprises concernées, dimensionnés au départ sur la base d’un chiffre d’affaires réalisé et d’un taux de croissance espéré et anticipé. Par conséquent, l’absence de visibilité sur les conditions et le moment d’un retour à un niveau d’activité équivalent à celui d’avant mars 2020 conduiront les chefs d’entreprises à ajuster leurs coûts à la nouvelle réalité économique.

Licenciements, non-paiement des salaires, réduction du temps de travail et des rémunérations… seront inévitables. Pour éviter cela, ou au moins l’atténuer, le gouvernement fait de la préservation de l’emploi un des piliers du projet de loi de Finances rectificative (PLFR), à travers un certain nombre de mesures de sauvegarde dont la poursuite de la mobilisation du Fonds spécial de gestion de la pandémie du Covid-19 jusqu’à la fin de l’année en cours, mais reconnaît implicitement aux entreprises le droit de se séparer jusqu’à 20% de leur effectif. En attendant d’avoir plus de visibilité, plusieurs entreprises ont déjà préparé des plans sociaux, prévoyant le licenciement de leurs salariés.

« Licenciement pour motifs économiques », que dit la loi ?

Joint par MAROC DIPLOMATIQUE, Maître Mehdi Kettani, avocat au barreau de Casablanca, estime qu’« en situation de crise, les entreprises marocaines procèdent à des licenciements pour motifs économiques, qui sont réglementés par le Code du travail. Pour pouvoir effectuer ce genre de licenciements dans les règles de l’art de manière absolument légale, il faut obtenir une autorisation du gouverneur de la préfecture ou de la province, dans laquelle se trouve l’entreprise, qui devrait démontrer qu’elle souffre de difficulté financière. Cette autorisation est très rarement accordée aux employeurs ».

Conformément aux dispositions des articles 66 et 67 du Code du travail, le licenciement des salariés pour motifs technologiques, structurels ou économiques est subordonné à «la consultation, au moins un (1) mois avant de procéder au licenciement, des délégués du personnel et, le cas échéant, des représentants syndicaux au sein de l’entreprise. Cette consultation doit se traduire par une remise aux délégués et représentants syndicaux concernés des informations relatives aux motifs et conditions de mise en œuvre de l’opération de licenciement envisagée».

  « L’intérêt de cette procédure est d’éviter de payer des dommages d’intérêt aux salariés, mais l’entreprise reste tenue de payer l’indemnité du préavis et de l’indemnité du licenciement », précise notre interlocuteur.

En l’absence de l’autorisation administrative prévue par l’article 67 du Code du travail, la procédure de licenciement sera considérée comme abusive et donnera lieu au paiement au profit des salariés des dommages et intérêts, au côté de l’indemnité légale prévue par la législation en vigueur.

Selon maître Hatim Elkhatib, avocat au barreau de Tanger, « dans ce contexte, le recours à des plans de licenciement pour motifs économiques ne devrait être envisagé que dans des cas extrêmes. La complexité de la procédure de mise en œuvre d’un plan de licenciement pour motifs économiques est de nature à dissuader tout chef d’entreprise, dont la situation peut être traitée par d’autres mécanismes ».

Il poursuit : « en effet, le Code du travail permet aux employeurs d’adapter leur masse salariale à une baisse significative et momentanée de leurs activités notamment à travers une réduction de la durée normale du travail pour une période continue ou discontinue ne dépassant pas soixante (60) jours. La réduction du temps de travail emporte une réduction corrélative du salaire normal à hauteur de cinquante (50%) pour cent, au maximum ».

En cas de non-obtention de ladite autorisation, « les entreprises commencent en général à licencier de manière sauvage, ce qui les expose facilement à des poursuites judiciaires, ou bien elles font des conciliations devant l’inspection du travail et se mettent d’accord avec les salariés pour partir moyennant un accord et le versement d’une certaine somme », déclare Me Kettani.

La même source rajoute : « ces entreprises essayent d’étaler la procédure sur plusieurs semaines pour que ce ne soit pas qualifié de licenciement collectif, même si tout le monde sait que c’est le cas et l’inspecteur du travail, à son tour, ferme les yeux quand les salariés obtiennent des dédommagements conséquents et convenables ».

 Licenciements ou faillites !

Alors que l’indemnité d’arrêt temporaire d’activité de 2.000 dirhams versé par le Fonds Covid a pris fin le 30 juin, beaucoup d’entreprises seront dans l’incapacité de payer leurs salariés. Toutefois, l’une des décisions annoncées, à l’issue du dernier Conseil des ministres consacré à l’examen des orientations générales du PLFR pour l’année budgétaire 2020, concerne l’affectation des ressources du Fonds spécial de gestion de la pandémie du coronavirus pour continuer, jusqu’à la fin de l’année, à accompagner sur les plans social et économique les secteurs qui feront face à des difficultés même après la levée du confinement.

Pour sa part, la CGEM a appelé, dans son point de presse tenu le 17 juillet, à prolonger dans le temps le soutien des salaires partiellement pour les personnes mises à l’arrêt pour accompagner des secteurs en difficulté, à l’image du tourisme et du textile, a-t-il souligné, relevant que le PLFR 2020 ne contient pas de mesures portant sur la demande de prolongement de l’octroi des indemnités forfaitaires de 2.000 dirhams de la CNSS.

Mais, il va falloir attendre l’adoption de la loi de Finances rectificative puis la réunion du CVE pour connaître la manière dont les responsables comptent concrétiser cela.

Notons que l’indemnité COVID-19 avait un caractère temporaire par définition, et ce, tant au niveau des conditions d’éligibilité à l’indemnité COVID 19 (arrêt de l’activité) qu’au niveau de son mode de financement (ressources exceptionnelles provenant d’un fonds financé par des contributions exceptionnelles).

Maître Elkhatib, disposant d’une longue expérience dans l’accompagnement juridique des entreprises nationales et internationales, explique que « l’absence d’un système de protection sociale permanent, financé par des ressources pérennes, et permettant aux personnes se retrouvant sans emploi de bénéficier d’un revenu garanti pour une période déterminée, les mettant à l’abri de la précarité, rend la situation économique et sociale découlant des suites de la crise de la COVID-19, particulièrement préoccupante ».

Par ailleurs, le licenciement n’est pas la seule solution, d’après Me Kettani. « L’employeur et le salarié peuvent se mettre d’accord sur la suspension du contrat de travail de manière volontaire, c’est-à-dire qu’il peut prendre un congé sans solde, le temps que la situation financière de l’employeur s’améliore, mais le salarié n’est pas obligé juridiquement d’accepter cette option », explique la même source.

Face à cette situation, un autre cas de figure pourrait exister, si l’employeur n’arrive pas à payer le salaire de ses employés et que ces derniers ne peuvent plus supporter la situation, au bout d’un mois ou deux, ceux-ci pourront quitter leurs emplois si l’employeur n’a pas respecté son obligation principale qu’est le paiement des salaires, « dans ce cas, le départ du salarié sera assimilé à un licenciement abusif », affirme cet avocat au barreau de Casablanca.

En revanche, le recours des employeurs au licenciement d’une partie de leurs salariés ne peut être considéré comme « la panacée » à la situation de crise qu’un grand nombre d’entreprises devra affronter. « Les chefs d’entreprises avertis, connaissent les difficultés, le coût et le temps inhérents au processus de recrutement et de formation d’un salarié », rajoute Me Elkhatib, qui considère que toute opération de licenciement représente « une perte d’actifs importante pour l’entreprise, en plus des difficultés inhérentes, sur le plan humain, à une telle décision ».

Quant au recours au licenciement d’une partie des salariés, celui-ci ne devrait être envisagé qu’en cas de nécessité extrême.  « Une réduction drastique des effectifs pourrait conditionner les capacités de, production l’entreprise, lorsque la croissance sera de nouveau au rendez-vous », commente notre source.

Toutefois, garder la totalité de ses employés pourrait conduire un grand nombre d’entreprises à fermer définitivement et, par voie de conséquence, mettre davantage de personnes au chômage, d’où la nécessité de disposer de mécanismes de protection sociale efficients, permettant d’« amortir les chocs sociaux résultant des situations de crise, notamment à travers une indemnité au profit des personnes se trouvant en situation de chômage ».

Face à cette situation inédite, « une révision en profondeur s’impose », selon Me Elkhatib, qui estime que « le mécanisme d’indemnité de perte d’emploi mis en place ces dernières années a montré ses limites ».

Rappelons que les salariés ont droit aux indemnités de licenciement prévues par la législation en vigueur, selon que la résiliation de leurs contrats soit justifiée légalement ou considérée comme abusive.

Alors, comment sauvegarder les emplois ?

Selon les chiffres du HCP concernant le budget économique exploratoire 2021, le taux de chômage devrait atteindre près de 14,8%, soit une hausse de 5,6 points par rapport au niveau enregistré en 2019.

Le Gouvernement, de son côté, a annoncé lors de la présentation de la loi de finances rectificative que les mécanismes d’aide à la relance prévus par le Gouvernement seront réservés aux entreprises ayant maintenu au moins quatre-vingts (80%) pour cent de leurs effectifs. « Cette mesure est à saluer. Elle va dans le bon sens et pourrait encourager un grand nombre d’entreprises souhaitant bénéficier des mécanismes d’aide de l’État à surseoir à toute décision de licenciement massif », affirme Me Elkhatib.

Elle n’est cependant pas suffisante. « La mise en place de mesures permettant un retour de la croissance économique dans les meilleurs délais et d’un système de protection sociale empêchant les salariés concernés de tomber dans la précarité demeure indispensable pour affronter la crise économique qui s’annonce », explique cet avocat de Tanger.

Et pourtant plusieurs entreprises qui ont tout de même bénéficié de toutes les mesures de soutien de l’État et des banques ont licencié des titulaires pour les remplacer par des intérimaires ou des CDD.

Pour Me Kettani, la solution n’est pas de revenir à des mesures plus restrictives pour les entreprises. « De manière globale, je trouve que le Code du travail marocain est déjà en faveur du salarié. Il faut aller vers une plus grande flexibilité de l’emploi, pour qu’on puisse faire tourner les effectifs dans des périodes difficiles et se séparer de ses salariés assez rapidement sans un coût très élevé, pour pouvoir recruter en masse quand l’activité redémarre, sans avoir peur de devoir payer des millions quand la crise viendra », a-t-il fait savoir.

Selon Me Elkhatib, l’éligibilité à l’indemnité COVID-19 est déjà conditionnée par l’arrêt d’activité du salarié concerné. Or, l’arrêt d’activité doit trouver son fondement dans le fait que l’entreprise a suspendu ses activités. Par conséquent, « le remplacement des salariés concernés par d’autres salariés permanents ou par des intérimaires signifierait que l’activité dévolue initialement au salarié bénéficiant de l’indemnité COVID-19 n’a pas cessé », précise l’associé gérant du cabinet d’avocat d’affaires «ELKHATIB LAW FIRM». Il a même considéré que c’est « un procédé détourné de réduction des coûts, incompatible avec la lettre et l’esprit du mécanisme mis en place par le Gouvernement ».

Quant aux entreprises ayant recouru à ces procédés, « celles-ci devraient être contraintes au remboursement des montants des indemnités versées à leurs salariés, sans préjudice du paiement des pénalités prévues par la législation en vigueur », commente notre interlocuteur, qui estime que le détournement à des fins lucratives de mécanismes de solidarité sociale financés par un élan de solidarité sans précédent de tous les Marocains, « doit non seulement être réprouvé moralement, mais aussi sanctionné juridiquement ».

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