Femmes : Comment le Maroc recule

Dossier du mois

Yasmine Chami, Ecrivaine et Historienne …

Cachez-moi ce corps que je ne saurai maîtriser

Quels sont les éléments communs qui tissent un lien entre le choc du suicide de la jeune Amina Filali, le 10 mars 2012, contrainte d’épouser son violeur, en vertu de l’article 475 du code pénal, et le terrible fait divers survenu à Casablanca, où une jeune femme de 24 ans, entièrement dénudée et violemment attouchée par quatre adolescents sous l’oeil impavide d’un chauffeur de bus, est filmée, puis livrée au voyeurisme collectif par l’intermédiaire d’une vidéo mise en ligne en août 2017 ?

Cette question qui met en rapport la vio­lence de la loi, la violence des hommes et la vulnérabilité des femmes est au coeur du questionnement sur ce que notre so­ciété construit ou ne construit pas autour de la représentation du féminin. C’est au nom de la protection des femmes dans une société où l’appartenance à une commu­nauté apparaît comme la seule garantie de survie économique et sociale que la jeune Amina Filali a été « condamnée » à épouser son violeur. Cette décision de loi dit la solidarité des hommes qui pensent mettre à l’abri la jeune fille en livrant son corps outragé à son violeur, la soustrayant ainsi à l’opprobre des siens. La loi se veut ici réparatrice du préjudice subi, qui n’est pas tant l’agression sexuelle dont était vic­time Amina que la flétrissure sociale qui l’a condamnée à la solitude, à l’exclusion sociale parce qu’en elle est incarné le dés­honneur des mâles de sa lignée. C’est fon­damentalement la réintégration de la jeune fille dans la communauté des vivants qui est en jeu. Ici le sacrifice d’Amina fait par­tie d’un échange symbolique qui substitue à la violence initiale une violence légale. Le suicide d’Amina apparaît ainsi comme une logique sacrificielle poussée à son terme par la victime elle-même, exacte­ment comme dans la tragédie grecque où le héros tragique endosse la totalité de la violence sociale pour permettre la fin d’un cycle de destruction.

Corps de la femme, ce péché « maudit »

Le corps des femmes est dans notre société un enjeu de pouvoir et de repré­sentation de la communauté pour les hommes mais aussi pour les femmes qui consentent à la logique du patriarcat. Le Maroc a connu une importante mu­tation dans la manière dont les femmes ont investi l’espace publique après que les voies de l’éducation et de l’indépen­dance économique leur aient été ouvertes, dès les années 50, et parfois plus tôt au sein d’établissements d’exception tels que l’école Ennahda à Salé. Mais elles payent, aujourd’hui, le prix fort d’une société qui a fait l’économie d’accompagner cette réalité de la visibilité nouvelle du corps des femmes, de la gestion des identités sexuelles, aussi bien en ce qui concerne le discours politique que les dispositifs éducatifs. Le corps des femmes, incarna­tion de l’honneur des hommes dans le pa­triarcat féodal, reste un enjeu de définition du masculin dans notre société. La mul­tiplication des discours pseudo religieux prônant l’identité, le retour à un référentiel littéral, sont les terreaux de la violence qui a conduit à la scène insoutenable survenue dans ce bus casablancais. Cette violence, gratuite en apparence, n’est que le reflet de toutes les violences générées par des transformations sociales qui affectent profondément les représentations, sans qu’aucun discours d’accompagnement autre que religieux ne soit proposé. Or le référentiel religieux dominant, au­jourd’hui, est empreint d’une revendication qui installe le corps des femmes dans le référen­tiel de l’impureté, suscep­tible de susciter chez tout homme la violence du désir, et donc infiniment « punissable » comme tel. C’est toute l’impuissance d’une société à produire du sens autour de ces propres transformations qui est signifiée ici. Le corps des femmes est un territoire où s’affrontent les hommes en mal de légitimité sociale, éco­nomique, politique dans un système qui produit et installe l’errance et la marginalité au coeur de son dispositif, incapable de produire une classe moyenne ouverte au savoir et porteuse d’une indispensable sécularisation des pratiques. Le Maroc n’est ici qu’une illustration des rapports de prédation qui dominent, aujourd’hui, les sociétés vulnérables composant un tiers monde qui déborde hors de ses frontières, et rencontre la précarité surgie jusque dans les grandes métropoles occidentales. Pro­téger le corps des femmes , c’est protéger le corps social tout entier, revendiquer la légitimité d’une loi qui est la seule alter­native à la violence, et dire encore et tou­jours la force d’un droit fondé sur l’idée de justice pour les individus, et non celle exclusive de protection et de maintien des pratiques du groupe. C’est le choix d’une société des individus que nous ne faisons que partiellement. Cette oscillation entre deux réalités en opposition qui sont la source de la violence mais aussi du senti­ment accru de vulnérabilité des femmes dans l’espace social aujourd’hui.

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