Hajar Mousannif : « il est temps d’investir en Intelligence artificielle et réduire le gap entre les industriels et le monde académique »

L’experte en Intelligence artificielle (IA) à l’Université Cadi Ayyad (UCA) de Marrakech, Professeur Hajar Mousannif a remporté récemment le 1er prix de la catégorie « Global AI Inclusion Award » dans le cadre du prestigieux prix « Women Tech », qui récompense les femmes qui rayonnent à l’international, dans le domaine des hautes technologies. Dans le cadre d’un entretien accordé à MAROC DIPLOMATIQUE, cette spécialiste d’analyse de données massives est revenue sur sa passion pour le domaine de l’IA et le futur de ce domaine au Maroc.

Entretien.

MAROC DIPLOMATIQUE : Concernant le prestigieux prix « Women Tech » que vous avez remporté, pourriez-vous nous en parler et nous expliquer de quoi il s’agit ? Comment avez-vous vécu cette consécration ?

Hajar Mousannif : Ce prix est une reconnaissance pour nos efforts et nos réalisations dans le domaine d’intelligence artificielle (IA), que ce soit en matière de création de technologie inclusive à l’aide de l’IA ou de la recherche scientifique, ainsi que la promotion d’un environnement technologique de diversité et la création de communauté. Ces critères m’ont permis de remporter ce prix, qui récompense, chaque année, jusqu’à 3 lauréates en reconnaissance de leurs efforts en tant que leaders dans le domaine d’intelligence artificielle. Celles-ci seront tenues par la suite à sensibiliser le maximum de personnes à l’IA. Après la sélection du jury, nous étions 6 finalistes parmi lesquelles il y avait 3 CEO de grandes entreprises américaines spécialisées dans ce domaine. Pour moi, c’est une fierté pour le Maroc et l’Afrique et je le dédie à toutes les femmes marocaines pour les aider à explorer les nouvelles technologies et s’investir dans ce domaine.

MD : Vous avez beaucoup travaillé, ces dernières années, sur l’IA ainsi que sur plusieurs projets qui ont eu un écho mondial et vous êtes connue pour vos multiples inventions technologiques. Quelle est votre discipline favorite et pourquoi elle vous passionne ?

H.M : Je suis passionnée par l’apprentissage automatique. Je suis déjà ingénieur de formation et j’essaie toujours de ne pas m’arrêter au niveau de la théorie et faire des réalisations pratiques.

Cela dit, j’ai des brevets d’invention, dont un sur le « système ambiant de rétroactions et d’évaluation des apprentissages des étudiants », qui concerne une chaise connectée, permettant de suivre en temps réel la performance des étudiants et la prédiction des résultats de leurs apprentissages. L’idée est de permettre à un professeur dans un amphi de 400 étudiants de savoir qui a compris son cours. Et un autre sur la « diffusion de contenu personnalisé en se basant sur la reconnaissance des émotions via les terminaux mobiles ». Il s’agit d’un Smartphone capable de reconnaître les émotions rien qu’en analysant les données qui transitent à travers celui-ci, à savoir, les expressions faciales sur une caméra, les messages qu’on envoie, etc, en vue de déceler l’état émotionnel de son détenteur. L’idée est que les Smartphones puissent nous aider émotionnellement si jamais on passe par une période difficile de notre vie.

Par ailleurs, je travaille sur un projet qui a été sélectionné parmi 45 autres dans le cadre du programme Al Khawarizmi, le premier robot doté d’intelligence artificielle dont l’objectif est d’améliorer la production agricole marocaine. En plus du robot-femme SHAMA, 100% marocain et basé sur l’open source. Ce robot humanoïde est capable de parler en arabe et d’identifier le visage humain. Il a pris part au lancement de la campagne mondiale contre toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes et des filles, via une vidéo de mobilisation contre la violence.

MD : Lors d’une intervention dans la presse française, le chercheur en IA Jean-Gabriel Ganascia a dit : « il y a énormément de domaines où les performances des programmes d’intelligence artificielle sont supérieures à celles des humains(…) il s’agit d’être accompagné et faire faire à la machine ce que nous faisons mal parce qu’elle le fait mieux et à servir à notre propre besoin ». Que pensez-vous de ses propos ?

H.M : En effet, il y a des domaines où la performance de la machine dépasse celle des humains. Par exemple, le diagnostic des maladies de peau se fait désormais via des machines qui arrivent à déceler ces maladies mieux que le dermatologue. En outre, nombreuses sont les applications qui prouvent que l’intelligence artificielle peut dépasser l’humain. Il ne s’agit pas d’une seule machine, c’est du data center avec une puissance de calcul impressionnante, qui est capable d’analyser en temps réel un grand flux de données, lui permettant de prendre une décision plus rapidement que l’être humain.

MD : Faut-il avoir peur de l’intelligence artificielle surtout quand on voit que la machine qui n’était que le prolongement de l’humain peut devenir meilleure que celui-ci ?

H.M : Je suis très optimiste par rapport à l’avenir de l’IA, qui est là pour aider l’humain à réaliser un certain nombre de tâches qui sont soit difficiles ou bien fastidieuses, en vue d’améliorer son quotidien. Je pense qu’il ne faut pas avoir peur, parce que de toute façon, nous consommons déjà de l’IA chaque jour. Lorsqu’on écrit un texte sur notre Smartphone et il le complète pour nous ou bien quand on cherche quelque chose sur Google et dès qu’on tape un mot, il nous sert ce qu’on cherche, c’est de l’intelligence artificielle qu’on utilise tous les jours sans se poser la question si c’est dangereux ou pas. Puisqu’on arrive à partager facilement nos données sur les réseaux sociaux, pourquoi aurions-nous peur de cette IA ?
Je pense que l’IA va révolutionner tous les secteurs, notamment, la Santé, l’Education et l’Industrie. Certes, la question d’éthique se pose surtout quand il s’agit de protection de la vie privée et à quel degré on pourrait faire confiance à un algorithme. Mais, je dis qu’il faut foncer pour qu’on ne rate pas cette révolution, alors qu’on a déjà raté la révolution industrielle, donc, ce serait bête de rater celle-ci qui ne nécessite pas beaucoup d’investissement. Il faut juste mobiliser nos ressources humaines dans le domaine de la programmation, les statistiques et les mathématiques. Et nous, Marocains, sommes déjà forts dans ce domaine.

MD : Où en est-on au Maroc par rapport à ce domaine ?

H.M : On commence déjà à avoir une prise de conscience par rapport à l’importance de l’IA. Il y a une école dédiée aux études de l’IA. Il y a des masters aussi, je suis moi-même coordinatrice d’un master dédié à l’analyse des données. Il y a également des initiatives dans les universités marocaines au niveau de la R&D, ainsi que des startups spécialisées dans ce domaine qui commencent à voir le jour. Mais, on est au début et pour aller un cran en avant, il faut creuser davantage en capitalisant nos ressources pour qu’elles ne partent pas ailleurs. Or, rien qu’au niveau du master que je coordonne, 60% de mes étudiants travaillent à l’étranger. Donc, il y a un effort à faire au niveau de la création d’un environnement propice à l’innovation, plus ou moins similaire à celui proposé par les entreprises américaines et chinoises.

MD : Comme le chantier est grand et nous accusons du retard dans ce domaine, par où faut-il commencer déjà ?

H.M : N’importe quelle technologie doit passer par la recherche et le développement expérimental (R&D), réalisation de prototypes, voir les startups qui vont réussir et choisir les meilleures d’entre elles. On pourra ensuite aller jusqu’au bout de l’industrialisation. Toutefois, il y a un gap entre la réalisation du prototype et sa mise en application sur le terrain. En tout cas, le besoin en IA est là dans tous les domaines, notamment, en marketing et ciblage du client, gestion des factures et leur lecture automatique, l’amélioration de la rotation, l’analyse du langage naturel, etc. Tout cela peut se faire via des algorithmes et on peut déjà intégrer l’IA au niveau des entreprises.

MD : Quels sont vos ambitions pour le développement de l’IA au Maroc ?

H.M : Je souhaite voir un jour un Maroc capable d’être au même pied d’égalité que les géants de la technologie, parce que je suis convaincue que nous avons tout ce qu’il faut, à savoir, les ressources humaines, les entreprises qui font de l’IT et la bonne volonté du gouvernement. Il faut juste qu’on explore ce nouveau terrain, parce que sans expérimentation, on ne peut pas prédire si ça va marcher ou pas. Je pense qu’il est temps d’investir en IA, réduire le gap entre les industriels et le monde académique et développer des niches d’innovation, ainsi qu’encourager les startups qui font de l’IA.

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