Il y a quatre-vingts ans Casablanca à l’épreuve de l’opération « TORCH »

Tribune

Par Mohamed MALKI

Pour les rares citadins alphabétisés qui ont pris connaissance d’un tract sommairement rédigé en Darija marocain approximatif et co- signé par le président Franklin Dylano Roosevelt  et le général Dwight Eisenhower, le tout nouveau Commandant en Chef des Forces Expéditionnaires Américaines en Afrique du Nord, les bruits de bottes sont nettement audibles.

Déversé par voie aérienne le long des faubourgs de la métropole économique, le message visait à rassurer les riverains des  intentions pacifiques de l’Oncle Sam. Mais pour la camarilla détentrice du pouvoir colonial, vichyssoise par essence, l’affaire est entendue : en ce jour brumeux du 2 novembre 1942, la rade de Casablanca allait connaître le plus violent feu d’enfer de son histoire. En effet, les autorités militaires de Vichy, commandées par le Résident général Noguès ayant rejeté l’ultimatum anglo-américain, l’armada et l’aviation venue d’outre-Atlantique n’ont point hésité à bombarder indistinctement  équipements et personnels militaires. Plusieurs centaines de morts seront dénombrés, parmi lesquels bon nombre de nos compatriotes, notamment des civils. Noguès laisse couler inutilement le sang, avant de reconnaitre le fait accompli (11 novembre). Parallèlement, des opérations identiques seront déclenchées à Alger et Oran. Moins d’une semaine après, un armistice est signée sur toutes les lignes du front et la souveraineté nominale du gouvernement collaborationniste de Vichy sur le Maghreb est en  totale déliquescence. L’armée d’invasion US poursuit sa marche de guerre vers la Tunisie, plus hostile et obstinée, vu la forte présence et la résistance acharnée des éléments d’avant-garde de Rommel retraitant de Lybie et d’Egypte. Casablanca aura constitué le sésame de ce que Winston Churchill a appelé le « ventre mou » de cette Europe nazie que fut l’Italie fasciste. La bravoure des soldats marocains sera un facteur déterminant dans cette étape stratégique qui débutera par la conquête de la Sicile, et sera qualifiée de tout sauf d’« une promenade de santé ».Le reste, autrement dit, le chemin de gloire et de sang versé qui mènera à Berlin, suivra, assurément, vaille que vaille.

Nul doute que la ci-bien nommée « Opération Torch » aura des conséquences considérables aussi bien sur la conduite de la guerre, la préconisation des stratégies de la Victoire finale que sur la définition des strates géopolitiques d’après-guerre.

Aussitôt le débarquement à Casablanca réussi, le général Patton, soldat fougueux et intransigeant , s’il en est, est chargé d’installer  dans la durée des « têtes de pont » : à Safi, Fédala-Casablanca et Port-Lyautey (Kenitra) .A cette mission de commandement en-chef, Patton se verra confier en plus une tâche diplomatique, et non des moindres : Représenter le président des Etats Unis, soucieux du respect irréfragable du Trône marocain auprès de Sa Majesté le Sultan Mohammed Ben Youssef, considéré à juste titre comme le souverain légitime de Maroc, Protectorat sous tutelle provisoire du gouvernement français, ayant par ailleurs consenti des sacrifices suprêmes pour la cause des Alliés et  appelé ,de surcroit, à recouvrir sous peu son indépendance totale et effective. D’informelle au départ, cette reconnaissance sera réitérée  de facto par Roosevelt en personne, un peu plus d’un an plus tard, en janvier 1943, lors de la Conférence d’Anfa, au grand dam de W. Churchill, tenant d’une idéologie coloniale  surannée et rétrograde.

ANFA scellera le sort de l’Allemagne hitlérienne et des forces de l’Axe : rien moins qu’une « capitulation sans condition » !

Hiver 1942 : La guerre est au zénith et n’épargne aucun continent, ni aucun océan du globe. Le Pacifique  est l’objet de sauts de puce vengeurs. En Europe, les faits d’armes se succèdent comme des météores sanglants et meurtriers comportant leur lot d’héroïsme et de forfaiture et les champs de bataille épousent la configuration des sites de belligérance. Dans le désert égypto-libyen, ce ne sont plus des escarmouches de circonstance qui prévalent, mais bien des batailles rangées qui tiennent haut le pavé dans ce duel à mort entre Rommel et Montgomery .L’enjeu stratégique est de taille. C’est ni plus, ni moins  la prise du Canal de Suez et l’approvisionnement en pétrole pour Hitler ; et le contrôle et  la sauvegarde de la Route des Indes pour Churchill. « L’Afrikakorps » se trouve à la limite de ses forces vu la défaillance de sa composante italienne et la supériorité de son adversaire, savamment orchestrée par le ténébreux et non moins prudent à l’excès qu’est Montgomery. A son corps défendant, le Maréchal Rommel, alias le « Renard du Désert » se résout à passer son chemin vers la Tunisie. Ce faisant, il aurait pu faire l’économie du désastre d’El ALAMEIN (4 novembre).C’était sans compter sur l’impact de l’injonction suicidaire et sans appel du Führer à Rommel de combattre jusqu’au bout avec pour seul viatique implacable : « Vous ne pouvez montrer d’autre voie à vos troupes que celle qui mène à la victoire ou à la mort ». L’infanterie de l’Axe s’effrite littéralement et se rabat sur la Tunisie où, dans peu de temps, elle recevra lés coups de boutoir de « Torch ».

La même logique mortifère traverse l’esprit du chancelier du Reich en lançant son ordre de fuite en avant à  un Von Paulus, aux troupes exsangues et à deux doigts de la déroute fatale dans Stalingrad aux prises à un mouvement d’enveloppement et de combat de rue  et d’estocade la part de l’Armée Rouge, tant celle-ci est résolue à venger le génocide nazi et à mettre fin à la suprématie naguère fulgurante du rouleau compresseur de la Werhmart et de son arrière-garde sanguinaire, la  S.S. Le but de la campagne est presque identique qu’aux confins de l’Egypte : s’emparer des puits de pétrole du Caucase. L’Allemagne nazie est à court de carburant et l’essence synthétique produite n’est plus à même de satisfaire les besoins de plus en plus grands de la machine de guerre de l’Axe. Paulus reçut l’ordre impératif d’achever coûte que coûte la conquête de la ville. L’obstination d’Hitler devant Stalingrad a des répercussions irréversibles. Le Führer voue la 6ème armée du Maréchal Paulus à la destruction. Le général Hiver est de la partie ; cette armée est prise au piège. Von Paulus, le 3 février 1943, se rendra avec 300 000 hommes. Le retentissement de cette première défaite allemande sera considérable dans le monde entier.

Staline avait pressenti le caractère inéluctable de cette immense victoire dont le maitre-artisan est Joukov. Mais, n’est-ce pas, à la limite, une victoire à la Pyrrhus ? L’armée soviétique a, en effet, payé un très lourd tribut pour infliger une défaite incommensurable à l’armée allemande et, in fine, l’acculer à la défensive. Le maitre du Kremlin s’estime en droit de réclamer de ses alliés l’ouverture d’un second front en Europe pour alléger l’effort de guerre soviétique. La demande de Moscou se fait pressante, exigible, au point où Churchill et Roosevelt. Après bien des tergiversations, « Torch » sembla la mieux indiquée parce que, vu les aléas de la conjoncture et de la stratégie militaires, la plus viable objectivement sur le terrain. Outre la levée de l’hypothèque soviétique, plusieurs facteurs militent en faveur de cette option : 1 / Satisfaire aux desiderata de Churchill qui se bat pour prioriser sa thèse du « ventre mou de l’Europe », en l’occurrence l’Italie fasciste, comme futur champs d’opérations. La jonction prévisible de Montgomery et de « Torch » en Tunisie rendra aisée la mise en déroute totale des restes de l’ « Afrikakorps » et de s’embarquer promptement vers la Sicile ; 2/ Prendre compte des problèmes inhérents au positionnement expectant, et un tant soit peu nébuleux de l’Espagne franquiste dans le déroulement du conflit mondial, question d’autant plus délicate que la base sous-marine de Gibraltar –qui jouxte la péninsule ibérique- s’avère un maillon incontournable  du déclenchement de « Torch » ; 3/ Réexaminer le statut politico-juridique des territoires nord-africains sous tutelle vichyssoise et, concomitamment, le statut de l’armée dite-de « l’armistice »,menace latente pour les Alliés d’autant que son état-major est soumis à des rivalités de personnes. Devant les Alliés, les Français l’exemple de leurs divisions : Giraud regardait Darlan comme un rival, Noguès refusait la main à Giraud ; tous étaient d’accord contre de Gaulle. L’esprit de Vichy va perdurer encore un long moment. A la conférence de Casablanca, Roosevelt et Churchill cherchent à ménager une réconciliation Giraud-de Gaulle : en vain. Ce n’est qu’en mai 1943 qu’un « Comité français de libération nationale » est créé à Alger, présidé alternativement par de Gaulle et Giraud. Mais Giraud se limite bientôt à son activité militaire .Elle lui est  supprimée le 15 avril 1944, et il se retire au Maroc : de Gaulle l’emporte.

Autre facteur non négligeable à retenir dans la préparation de « TORCH », c’est le rôle des consulats américains en Afrique du Nord. En effet, sous l’impulsion d’un futur grand diplomate U.S., Robert Murphy, a pu, début 1941, suite aux accords Weygand-Murphy qui avaient autorisé le gouvernement américain à ouvrir une série de consulats en Afrique du Nord qui étaient tout autant d’antennes de renseignements et d’officines de propagande. C’est par leur entremise que se constitua ce que l’on pourrait appeler le « Comité d’accueil » de l’opération « TORCH ».Des personnalités de premier plan, et non des moindres sont recrutées, Henri d’Astier de la Vigerie, à Alger ; Jacques Lemaigre-Dubreuil à Casablanca. Ils sauront avec doigté et compétences organiser des réseaux  de résistance  et d’actions clandestines en appui aux opérations de débarquement à Oran, Alger et Casablanca. Signalons pour la petite histoire qu’un des vice-consuls officiant à Casablanca. Pendard est revenu s’y installer après la guerre en tant que concessionnaire de la firme Cocacola. A ce titre, ce sympathisant du Mouvement National s’est fait un devoir de soutenir financièrement la presse de l’Istiqlal (AL ALAM, ARRISSALA) en leur octroyant des contrats exclusifs d’insertions publicitaires.

L’opération « TORCH » commence par entrainer une confusion locale incroyable en France et ruine le régime de Vichy avant de provoquer, progressivement, une prise de  conscience unioniste. D’abord, les forces allemandes envahissent brusquement la zone non-occupée sans rencontrer de résistance et désarment l’armée d’armistice qui, in fine, se laisse dissoudre. En réaction, la France qui avait, jusque-là, su préserver l’essentiel de sa flotte de guerre, concentrée dans la rade de Toulon, prend la décision pénible de la saborder. C’est ce qui fut fait le 27 novembre 1942.Une page est tournée. L’attentisme qui était de mise à Vichy est révolu. La Résistance à tout prix est dans l’air du temps et l’expectative d’un  débarquement allié en terre de France se précise au fil des jours.

Quid de l’impact psychologique du D Day casablancais sur les Marocains ? De nombreuses recherches anthropologiques ont été entreprises dans ce domaine. Elles mettent en avant une profonde transformation dans les mentalités, sinon une quasi-brisure identitaire. Il serait  ardu d’en faire état dans ces colonnes. Cependant, il suffit de décrypter un document sonore qui date de cette époque et a été promis à une postérité paradoxale pour sentir l’effet du travestissement du réel, à cause de la sempiternelle peur de l’inconnu. Ce document, je vous le donne en mille. Il s’agit de la chanson de Houssine Slaoui : « L’marikane », mélodie avenante mais contenu le plus sexiste, le plus phallocrate du répertoire populaire national. Les Américains seraient venus au Maroc, non pour nous libérer de l’ogre nazi, mais pour affranchir « nos » femmes de « notre » autorité de. …Mâle !

Il n’empêche. L’amitié americano-marocaine, vielle de deux siècles, s’est consolidé au fil des décennies suivantes. Des sites portant label militaire ou civil ont été érigés un peu partout au Maroc : Kenitra , Nouasseur, Ben Guérir, etc. …Ils seront évacués et rétrocédés au Maroc juste après l’indépendance grâce à l’autorité et l’aura lumineuse du Roi Mohammed V qui reçoit avec faste à Casablanca un premier président des Etats-Unis ,un certain….Dwight Eisenhower !

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