Jean-Luc Angibault : « Il faut être capable de décider dans l’incertitude »

Réalisé par Souad MEKKAOUI

A l’ère où l’intelligence artificielle trouble le sommeil du commun des mortels qui se demandent comment elle va s’immiscer dans notre société et si les machines vont finir par prendre la place de l’humain sur le marché du travail, l’intelligence stratégique pointe en justicière salva­trice pour redonner au capital humain une place centrale dans le processus du développement des entreprises et, en conséquence, assurer le dynamisme de l’économie et le bien-être du corps social. Pour cela, il faut s’informer, analyser, décrypter, établir des straté­gies, déclencher des actions, en un mot décider. Ce qui n’est plus chose aisée dans un environnement concurrentiel des marchés en perpétuelle mutation.

Ainsi, face aux défis majeurs tels que la mondialisation, l’émergence des nouvelles technologies de l’in­formation et de la communication ou encore l’infobésité, l’information et sa maîtrise constituent un enjeu de taille pour les entreprises développées. Aus­si, l’intelligence stratégique doit-elle être de mise pour accompagner les dirigeants et soutenir la stratégie des entreprises.

Pour mieux comprendre et cer­ner le sujet, qui mieux que Monsieur Jean-Luc ANGIBAULT, Président de Wintellis et expert en intelligence stra­tégique qui accompagne ses clients et les aide à décrypter les situations, à dé­cider et à déployer leur compétitivité, pour nous éclairer ?

  • MAROC DIPLOMATIQUE : Outil d’optimisation de la prise de décision et d’aide à l’action, l’Intel­ligence Stratégique recouvre une no­tion aux diverses réalités difficilement cernables et regroupe des pratiques et des postures managériales de maîtrise et de protection des données. Ne re­joint-elle pas en cela l’Intelligence Economique, autrement dit, l’Intel­ligence Economique dans une en­treprise ne serait-elle pas un service stratégique ? Quelle différence y-a-t-il entre les deux sachant qu’elles se confondent sous d’autres cieux (Bel­gique, Canada …) ?

l’IE est davantage liée au domaine public, alors que l’IS s’inscrit plus fortement dans le monde du privé, probablement parce que le vocable « stratégique » résonne plus fortement dans les milieux d’affaires et renvoie à la prise de décision, au niveau exécutif.

– Jean-Luc ANGIBAULT : Vous avez raison de souligner que les deux outils, intelligence économique (IE) et intelligence stratégique (IS), peuvent apparaître, en première lecture, sem­blables, d’autant, comme vous le mentionnez, que les deux termes sont utilisés indifféremment pour recouvrir les mêmes concepts dans les pays fran­cophones. Je note toutefois que l’IE est davantage liée au domaine public, alors que l’IS s’inscrit plus fortement dans le monde du privé, probablement parce que le vocable « stratégique » ré­sonne plus fortement dans les milieux d’affaires et renvoie à la prise de déci­sion, au niveau exécutif.

Toutefois, même s’ils utilisent la même « matière première », l’infor­mation, la donnée, ils diffèrent, à mon sens, en termes de finalités et de tem­pos.

En ce qui concerne les finalités, l’IE repose sur la « veille », avec une dimen­sion protection et influence. C’est du benchmarking permanent. Autrement dit, dans l’IE, on part d’un « point » (soi-même, l’entreprise, ses produits, ses marchés, …) et on va vers un « tout », la veille de l’environnement, qu’il soit commercial, technologique, concurrentiel, réglementaire, normatif, … Schématiquement, cette démarche pourrait être représentée sous la forme d’un triangle dont la pointe est l’entre­prise et la base son but.

L’IS, pour sa part, est un outil d’aide à la décision. Le point clé de l’IS est donc l’« objectif ». On part d’un « tout », qui est la situation (commerciale, technologique, concur­rentielle, mais aussi géopolitique, so­ciologique, historique, sécuritaire, reli­gieuse, culturelle, …) et on va vers un « point » qui est l’objectif. Le schéma du triangle est inverse par rapport à l’IE, la réflexion est canalisée vers la décision, pour l’action.

En termes de temporalité, l’IE est un processus permanent, l’IS est une dé­marche ponctuelle liée à une prise de décision ou à la gestion d’une action.

Pour faire court, l’IE se résume dans le triptyque « veille-protection-in­fluence » alors que l’IS se caractérise par « décrypter-décider-déployer » (ce qui est d’ailleurs le slogan de Wintel­lis).

Si on se laisse porter par les modes technologiques, on retient que l’intelligence artificielle, les robots, le big data, l’internet des objets, la transformation digitale vont marginaliser le rôle des humains. Or, ces outils numériques, dont il ne s’agit pas de contester l’utilité, ne remplaceront jamais la dimension humaine des affaires et de la décision.

  • Pourquoi est-il important de mettre en oeuvre un dispositif d’In­telligence Stratégique au sein d’une organisation ? A quels domaines s’adapte-t-elle ?

– Il est important de mettre en oeuvre un dispositif d’IS au sein d’une entre­prise ou d’une organisation car elle conditionne ce que j’appelle la fluidité de fonctionnement. En effet, la profu­sion d’informations (on parle d’infobé­sité), facilement accessibles, donne l’illusion d’une compréhension aisée de son environnement d’affaires, de ses opportunités, de ses vulnérabilités et de ses menaces, alors qu’elle entraîne, au contraire, un surcroît d’incertitude, une dispersion des efforts et au final une al­tération du processus de décision. Tous les niveaux sont concernés : la direc­tion générale, les patrons de business units, les directeurs du marketing, les responsables sûreté, les directeurs des systèmes d’informations, etc.

  • Vous accordez une place centrale au facteur humain. Quel rôle joue-t-il dans l’Intelligence Stratégique et quelle importance revêt-il dans le pro­cessus de décision ?

– Le facteur humain est primordial dans l’IS car tout est humain.

Je m’explique : Si on se laisse por­ter par les modes technologiques, on retient que l’intelligence artificielle, les robots, le big data, l’internet des objets, la transformation digitale vont marginaliser le rôle des humains. Or, ces outils numériques, dont il ne s’agit pas de contester l’utilité, ne remplace­ront jamais la dimension humaine des affaires et de la décision, faite, certes de raison, mais aussi (et peut-être sur­tout) d’intuition, d’émotion, de ressen­ti. Gilles PELISSON, ancien PDG du groupe ACCORD, diplômé de l’ES­SEC et de Harvard, disait en 2006 que « la formation de manager m’a appris l’importance de la planification à 5 ans, l’analyse SWOT et autres outils me préparant à toute éventualité pou­vant impacter mon activité, mais l’in­tuition reste essentielle ». Que chacun pense à l’utilisation qu’il fait du GPS lors de ses trajets en véhicule pour mesurer, certes, l’apport de la techno­logie, mais surtout le rôle de la percep­tion et de la connaissance humaines pour décider de la route à suivre.

Ensuite, toute action se déroule dans un milieu humain, qui a ses caractéris­tiques propres. Et la compréhension de ce système humain est essentielle, dans ses codes, ses schémas de pensée, sa manière de communiquer, … Et là encore, si la globalisation technolo­gique et technique est une réalité, les identités des groupes humains restent déterminantes et structurantes, et pas seulement entre deux pays étrangers, mais au sein même d’une nation (fait-on des affaires de la même manière à Casablanca, à Meknès et Oujda ?)

  •   La matière première pour dé­marrer la procédure de l’Intelligence Stratégique est le rassemblement de l’information, socle de tout processus décisionnel. Une fois l’information collectée, traitée et analysée, com­ment déclencher l’action ?

– C’est la décision, fondée sur l’ana­lyse des facteurs, qui déclenche l’ac­tion. Car en affaires, « il s’agit bien d’agir », en s’adaptant à des environ­nements, pour croître durablement. Mais le processus d’IS ne s’arrête pas avec la décision, il accompagne l’ac­tion et il la devance même. Il permet en effet de mesurer la portée des ac­tions en restant attentifs aux interac­tions et réactions suscitées au sein de l’environnement où elle se développe et il éclaire l’action future, le tout pour rester aligné avec l’objectif fixé.

  • Quels sont les piliers sur lesquels s’appuie l’Intelligence Stratégique et qui favorisent la croissance des entre­prises et leur pérennité ?

– Nous avons vu que la matière pre­mière de l’IS est l’information. Elle ne vaut rien en tant que telle, c’est l’ana­lyse qui lui donne sa valeur et la trans­forme en renseignement nécessaire à la compréhension du milieu et à la décision. Le premier pilier est donc l’analyse.

Le deuxième est la capacité à déci­der. Et si l’on attend pour décider de disposer du maximum d’informations, on risque fort d’être conduit à l’immo­bilité car les environnements d’affaires sont dynamiques et concurrentiels. Il faut donc être capable de décider dans l’incertitude.

Enfin, le dernier pilier est la facul­té de conduire l’action. Et on revient alors au facteur humain, car chaque collaborateur est à la fois un acteur (il contribue à réaliser l’action, surtout par son sens de l’adaptation et de l’ini­tiative) et un capteur (il fait remonter les points de blocage, les opportunités, pour ajuster en permanence l’action par rapport à l’objectif). C’est-à-dire qu’il convient d’expliquer, avec la plus grande clarté et à tous les niveaux, les objectifs stratégiques, pour, en même temps, donner un sens ET du sens à l’action, sans excès de procédures et de contrôle, pour justement permettre au collaborateur d’exprimer tout son po­tentiel et son sens de l’initiative, cette dernière qualité s’avérant fondamen­tale pour conserver la dynamique et la fluidité d’action.

A mon niveau, et cela n’engage que moi, je considère que le Maroc est un des rares pays qui met en oeuvre avec brio l’intelligence stratégique. D’abord, parce que le Royaume a une richesse, que nous Français avons perdue.

  • Dans son dernier livre, Philippe Baumard constate qu’on navigue actuellement à court terme, en plein vide stratégique, que ce soit au ni­veau des Etats ou des entreprises. L’absence d’anticipation au profit d’une gestion improvisée court ter­miste entraîne, selon lui, les acteurs économiques vers un aveuglement et une perte de discernement. Vous accompagnez principalement des dirigeants ? En quoi consiste votre travail ?

– Notre ambition vise justement à redonner aux dirigeants clarté et sé­rénité, essentiellement en les freinant. La suractivité, la multiplication des réunions, des déplacements, l’hyper­connectivité, l’impératif d’une com­munication permanente, etc, c’est gri­sant et cela remplit excessivement une journée, mais cela aide peu à penser et à formuler ses objectifs véritablement stratégiques.

Plus l’entreprise est grande, plus cette problématique est prégnante. Nous sommes souvent frappés de constater que dans les PME et PMI, parce qu’il y a unicité de conception, de décision et de direction, ce n’est pas la vision stratégique qui fait le plus défaut, mais les moyens, financiers et humains, de la mettre en oeuvre.

Notre premier travail, c’est donc de la maïeutique, étymologiquement « l’art de faire accoucher », une méthode qui date de l’Antiquité (nous sommes loin de l’intelligence artificielle et de la transformation numérique), conceptualisée par Socrate (qui était fils d’une sage-femme) visant à faire accoucher les esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir.

Autrement dit, d’aider les dirigeants à clairement formuler leurs objec­tifs stratégiques. Comme vous l’avez compris, dans l’IS, on part d’un tout, l’environnement, le contexte, et l’on va vers un point, l’objectif. La phase de définition de cet objectif est donc fondamentale. Le reste n’est que de la technique de collecte, analyse, et mise en forme d’informations pour préparer la décision et l’action.

  • La mondialisation des échanges, doublée de l’explosion d’Internet, bouleverse le paysage de l’informa­tion tant dans les contenus que dans les méthodes. La démarche de l’In­telligence Stratégique est-elle l’af­faire de tous ou reste-t-elle du res­sort des dirigeants de l’entreprise ?

– Comme nous l’avons déjà évoqué, l’IS concerne tous les niveaux. Certes la phase de formulation et de décision de l’objectif est l’apanage du dirigeant. Mais même cette phase est l’affaire de tous car le dirigeant, pour bien décider, doit en amont de la décision, puis en cours d’action, écouter, associer, tous les capteurs de son entreprise.

Prenons une métaphore marine : le commandant d’un navire a pour objec­tif d’atteindre tel port, mais pour fixer le cap, il va devoir prendre en compte les éléments de son pilote (la position des écueils, des hauts-fonds), de son responsable météo, de son mécanicien, …, et les mêmes, en cours de trajet, feront remonter à son niveau les élé­ments à porter à sa connaissance car ils pourraient influer l’atteinte de son objectif.

  • Quelles sont les mesures suscep­tibles d’accélérer la promotion de l’Intelligence Stratégique ?

– La présente interview est une me­sure efficace car elle permet de diffu­ser la culture de l’IS.

Je dois vous avouer que mon équipe et moi-même passons beaucoup de temps à faire la pédagogie de cet outil, au travers de cercles de réflexion, du réseau social professionnel LinkedIn, de conférences et, plus récemment, d’interventions dans les écoles de ma­nagement.

J’ai coutume de résumer cette stra­tégie de diffusion de la culture de l’IS au moyen de l’acronyme VIRALE, VI pour « visibilité » (à savoir les actions de communication que nous menons), RA pour « rayonnement » (lorsque d’autres que nous parlent de l’IS après s’être appropriés l’outil) et LE pour « légitimité » (quand nous avons fait la démonstration de la méthode auprès de nos clients).

  • Comment évaluez-vous la situa­tion de l’Intelligence Stratégique au Maroc sachant que vous connaissez les réalités marocaines et maîtrisez les enjeux et les défis du pays ? Quels sont les modèles suivis ? Comment peut-on la promouvoir davantage à l’échelle continentale ?

– A mon niveau, et cela n’engage que moi, je considère que le Maroc est un des rares pays qui met en oeuvre avec brio l’intelligence stratégique.

D’abord, parce que le Royaume a une richesse, que nous Français avons perdue, un tempo politique de long terme. Le roi fixe les objectifs straté­giques, aussi bien dans le domaine des infrastructures (citons la dimension intercontinentale du port de Tanger Med), de l’industrie (le Maroc est de­venu un pôle d’excellence automobile et aéronautique), de l’énergie (je pense évidemment aux énergies renouve­lables, en particulier le solaire), des services (mentionnons Casa Finances City, mais aussi les centres d’appel) que du développement de la société (le nouveau modèle social).

Le gouvernement met en oeuvre avec une obligation de résultat.

Ensuite, le Royaume abrite plusieurs sociétés d’intelligence stratégique, lesquelles appuient, en particulier, les entreprises marocaines dans leur dé­veloppement dans la sous-région et en Afrique centrale.

Enfin, parce que les écoles de ma­nagement (et certaines associations) diffusent cette culture, non seulement au profit des étudiants marocains mais aussi de leurs collègues africains, pré­sents en grand nombre dans le système universitaire et d’éducation supérieure du Royaume.

Le Royaume abrite plusieurs sociétés d’intelligence stratégique, lesquelles appuient, en particulier, les entreprises marocaines dans leur développement dans la sous-région et en Afrique centrale.

  • L’information devient un enjeu stratégique non seulement pour les entreprises mais pour la sûreté des Etats et pour défendre la compétitivité globale d’un pays. Quels liens y-a-t-il alors entre l’Intelligence Stratégique, les métiers de renseignements et les think tanks ?

– Je n’y vois pas de lien autre que celui que vous mentionnez, à savoir défendre la compétitivité globale d’un pays, avec toutefois une limitation pour les think tanks, lesquelles sont par définition dans la réflexion et non pas dans l’action (sans leur contester toute­fois un rôle d’influence certain).

Plus précisément, je considère qu’il existe une complémentarité : L’acteur régalien doit se focaliser sur des thèmes vitaux, que nous pourrions qualifier de « flux de mort » car ils mettent en péril la stabilité sécuritaire, politique, éco­nomique et sociale du pays (crimina­lité organisée, espionnage économique et technologique, terrorisme, etc).

L’acteur privé, de son côté, apporte de manière croissante un appui opé­rationnel aux entreprises avec des sociétés d’intelligence économique, stratégique, sécuritaire et de gestion de crise, afin de permettre la plus grande fluidité possible des « flux de vie » (en­vironnement des affaires, stabilité et intégrité des systèmes d’information, sûreté des personnels et des biens). Ces dernières n’agissent pas selon un modèle de sous-traitance mais dans un mode complémentaire au service des acteurs privés ou publics.

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