La crise libyenne, entre rivalités internes et ingérences russo-turques

Par Kamal Kajja

(Docteur et chercheur en géopolitique)

Le 18 mai 2020, les forces du Gouvernement d’Union Nationale (GUN) de Fayez Saraj ont annoncé la prise de la base d’al Watiya, une importance base utilisée par les forces du maréchal Haftar dans sa campagne militaire visant la prise de contrôle de la capitale libyenne Tripoli.

La prise de cette importante base, située à 140 Km de Tripoli, constitue un sérieux revers militaire pour Haftar et pour ses parrains régionaux notamment les Émirats Arabes Unis. Après avoir perdu la ville de Ghariyan, les forces de Haftar ont perdu en avril 2020 les villes côtières de Sorman et Sebrata, deux villes stratégiques et derniers bastions de ces forces sur la côte de l’ouest libyen. Ce nouvel échec pourrait mettre fin à la campagne militaire, initiée par le maréchal en avril 2019, et qui avait pour objectif de s’emparer de Tripoli et de l’ouest libyen. Suite à de multiples offensives, les forces de Haftar n’ont pas pu réaliser leurs objectifs, ce qui les a conduit à un enlisement sur le terrain.

Depuis 2011, la Libye est devenue un véritable foyer d’instabilité avec d’énormes enjeux géopolitiques, stratégiques et sécuritaires. Le renversement du régime de Mouammar Kadhafi, rentrant dans le sillage de ce qu’on a appelé « le printemps arabe » et suite à l’intervention militaire de l’OTAN en 2011, a provoqué la déliquescence de la structure étatique et un vide sécuritaire. Un vide qui a poussé la Libye dans un véritable chaos, avec l’émergence du phénomène des milices et des groupes jihadistes ainsi que celui du trafic  d’armes et d’êtres humains, faisant du conflit libyen une menace pour les pays de la région ainsi que pour l’Europe. Le pays est devenu le théâtre d’une guerre qui dure depuis neuf ans et qui connait une imbrication d’enjeux locaux avec des enjeux régionaux voire internationaux, avec comme ingrédients religion, enjeux pétroliers et enjeux politiques et sécuritaires. La situation sur le terrain reste d’ailleurs très fort complexe, à cause du fractionnement du territoire libyen entre différentes forces non homogènes. Les fractures locales de nature ethniques et tribales (tribus arabes, Toubous, Touaregs), combinées avec le facteur religieux, compliquent encore plus la situation et font que les équilibres politico-militaires dépendent d’alliances instables et d’allégeance prêtées selon les circonstances.

Face à cette situation, toutes les tentatives des Nations Unies visant à pousser les protagonistes à conclure un cessez-le-feu et à entamer des négociations pour arriver à une solution politique, basées sur l’accord de Skhirat, ont subi un énorme échec. L’incapacité des protagonistes à venir à bout de leurs divergences et leur soumission aux influences de puissances étrangères, avec des intérêts contradictoires, ont été un véritable obstacle à toute négociation de paix pour mettre un terme à la guerre. L’échec des conférences de paix sur la Libye, organisées en janvier 2020 à  Moscou et à Berlin, en est la preuve concrète.

En plus des rivalités internes, la Libye connait également une rivalité régionale entre l’axe regroupant le Qatar et la Turquie soutenant le Gouvernement d’Union Nationale (GUN) de Fayez Saraj, reconnu internationalement, et l’axe représentée par les Émirats Arabes Unis, l’Égypte et l’Arabie Saoudite qui soutiennent le maréchal Haftar. Ce positionnement reflète le bras de fer géopolitique que se livrent ces pays depuis 2013, rentrant dans le cadre des tensions politico-religieuses qui tournent autour du rôle des Frères musulmans. On notera également l’implication de la France, de l’Italie, la Grande Bretagne et la Russie en Libye. Pour leur part le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, ainsi que le Mali, le Niger et le Tchad suivent de très près l’évolution de la situation en Libye.

Depuis quelques mois on assiste cependant à un autre bras de fer et une implication grandissante de la Turquie et de la Russie sur le théâtre libyen, dont les récents affrontements ne sont que le corollaire. Cette implication pousse à poser la question concernant les objectifs poursuivies par ces deux acteurs. Face aux offensives des forces de Haftar, la Turquie a décidé de s’engager en Libye, en apportant un précieux soutien militaire au GUN de Fayez Saraj. Un soutien qui s’est manifesté par l’envoi de forces spéciales turques, ainsi qu’une grande quantité d’armes, de véhicules blindés et de drones de fabrication turque. Ces derniers ont été très décisifs dans le rétablissement de l’équilibre des forces au profit des forces de Saraj. A travers son engagement en Libye, Erdogan cherche à atteindre plusieurs objectifs. Le président turc cherche ainsi à mettre fin à l’isolement géopolitique croissant de la Turquie, causé par sa grande implication, notamment militaire, dans le conflit syrien. A travers sa démonstration de force en Libye, Erdogan veut également créer un contre poids régional dont l’objectif est de contrer l’alliance anti Turquie menée par les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite et l’Égypte.

Enfin, derrière le projet islamiste d’Erdogan, se cache une véritable stratégie néo-ottomane visant à récupérer les anciennes zones d’influence de l’empire Ottoman, comme l’indiquent les discours du président turc et sa politique en Syrie et en Irak. Si Erdogan justifie son intervention militaire en Libye par la nécessité de venir en aide aux victimes civiles de la guerre en Libye, l’implication accrue de la Turquie dans ce pays et dans la région sert d’autres intérêts stratégiques, politiques et économiques. En plus de son engagement politico-militaire, le président turcs, Recep Tayyip Erdogan, a signé le 27 novembre 2019 avec Fayez Saraj un accord sur la délimitation des frontières maritimes. Cet accord, qui rentre dans le cadre de la bataille menée par la Turquie pour l’exploitation du gaz de l’est de la Méditerranée, a suscité l’opposition de la Grèce, de l’Égypte, Chypre et a été condamné par l’Union Européenne et les États-Unis. L’engagement politico-militaire turc en Libye et l’envoi de combattants syriens, appartenant à la mouvance jihadiste, risque ainsi d’exacerber le conflit et compliquer encore plus la situation en Libye. Une exacerbation qui pourrait provoquer un dérapage du conflit vers les pays frontaliers de la Libye, notamment l’Algérie et la Tunisie, avec d’énormes enjeux sécuritaires pour ces pays.

Pour sa part la Russie, qui a toujours nié son implication en Libye, apporte dorénavant un soutien de plus en plus visible à Khalifa Haftar. La présence des mercenaires russes de la compagnie Wagner sur le théâtre libyen ainsi que les révélations sur le déploiement ces derniers jours de six avions Mig-29 et deux Sokhoî SU-24 sur la base d’al Joufrah, au cœur du désert libyen, démontrent l’engagement russe en Libye en soutien aux forces de Khalifa Haftar. Des forces qui ont été mises en échec dernièrement par les forces du GUN, soutenues par la Turquie. La prise de la base d’al Watiya et la destruction de systèmes de missiles russes Pantsir, fournis par les Émirats Arabes Unis aux forces de Haftar, par les drones turcs dans la base d’al Watiya illustrent parfaitement cet échec. Ces révélations ont poussé les États-Unis à sortir de leur réserve et à lancer une offensive médiatique contre ce déploiement russe. L’objectif de la Russie est se repositionner en Libye pour retrouver l’influence qu’elle a perdu suite à l’intervention militaire de l’OTAN en 2011 pour renverser Kadhafi. Une intervention qui a été senti comme une trahison par Moscou, la privant de l’un de ses plus gros clients. Cet épisode a été déterminant dans la posture prise par la Russie dans la crise syrienne, la poussant à mettre son véto contre toute intervention militaire ou toute initiative visant le régime d’Assad.

Moscou cherche ainsi à devenir un acteur incontournable dans le dossier libyen et faire de la Libye son bastion en Afrique du Nord et une tête de pont vers l’Afrique. Le Kremlin essaye de profiter de l’impasse politique et militaire dans lequel se trouve la Libye ainsi que de l’échec et du vide laissé par les occidentaux, pour réaliser ses objectifs. Moscou veut également renforcer sa présence militaire, notamment navale, en Méditerranée, où elle dispose déjà d’une forte présence en Syrie, pour se positionner sur le flanc sud de l’Europe et avoir un accès aux mers chaudes. Un objectif poursuivi par les dirigeants russes depuis la Russie tsariste. La Russie entend également préserver ses intérêts économiques, notamment énergétiques en Libye, pays riche en pétrole. Moscou cherche à accroitre la coopération économique entre les deux pays, en tenant à assurer le retour des entreprises russes en Libye pour participer à la reconstruction du pays à la fin du conflit.

Ce nouveau bras de fer russo-turc en Libye ainsi que les rivalités entre l’axe représenté par la Turquie et la Qatar et celui représenté par les Émirats Arabes Unies, l’Égypte et l’Arabie Saoudite, risquent de compliquer encore plus la crise libyenne et mineront tout effort d’arriver à un cessez-le-feu et à une solution politique au conflit. Ces rivalités risquent de provoquer une intensification des combats et perpétuation de la guerre, avec un risque de partition de la Libye à terme. Ceci ne manquera pas d’avoir de graves répercussions sur les pays de la région, qui doivent faire face à d’énormes enjeux sécuritaires avec la résilience et la persistance de la menace jihadiste dans le Sahel.

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