La maison Maroc : Vous avez dit culture ?

 Il ne s’agit pas de réinventer la culture, mais juste de lui donner du sens, et donc des ailes, pour qu’elle s’implique au quotidien, et soit féconde, afin que l’esprit prenne son envol, et que le citoyen s’épanouisse pleinement dans la Maison Maroc.

On pourrait vivre sans art, disait le grand penseur, Jankélévitch, mais on vivrait mal. Imaginons une société où le beau serait proscrit, où l’imagination se­rait suspecte, cela serait pire que de vivre dans cette effroyable ménagerie de verre imaginée par Orwell dans son 1984.

Longtemps on a cru que la culture était l’apanage des riches, une chose futile, un passe-temps frivole dont se passeraient bien les âmes sérieuses ou les gens bien nés. Et si l’on disait que cette chose fu­tile était l’apanage de tous ? Il faut penser utile. Mais le droit à l’esthétique, s’il doit être un droit inaliénable, est nécessaire.

La culture est un instant de divertisse­ment, mais c’est aussi un formidable ou­til de connaissance. D’aucuns, parmi les contemporains de Cervantès et Defoe, se cachaient pour lire des oeuvres, comme Don Quichotte, ou Robinson, qui étaient censées n’être qu’un passe-temps, un babil sans intérêt, des oeuvres sans autre portée que celle de raconter des histoires à dormir debout et inventées de toutes pièces. Il fallut bien du temps pour recon­naître à l’art du roman son bien-fondé et sa pertinence quant à sa capacité à com­prendre des ressorts de l’entendement humain dont nous ne soupçonnons pas grand-chose. Comme il fallut du temps aux détracteurs de Shakespeare pour ad­mettre que les pièces du maître permet­taient d’entrer dans les tréfonds de l’âme humaine et de voir de près le fonctionne­ment du plus complexe mécanisme qui soit.

La Culture ou la célébration du beau

C’est que la culture -ici, le roman et le théâtre- dans sa célébration du beau, atteint des sommets qu’aucune science ne peut atteindre. D’aucuns ont pu dire de la peinture qu’elle était insensée et de la musique qu’elle était inutile. Plus près de nous, il y a à peine cent ans, des bien-pensants ont couvert de sarcasmes le septième Art naissant. Mais la culture ne se limite pas à ces seuls arts. La photo, la danse… y ont une part majeure. L’ar­chitecture aussi.

Esprit pénétrant, Cicéron mentionnait déjà, dans Les Tusculanes, la culture de l’âme qui « extirpe radicalement les vices et sème ce qui, une fois développé, jettera la plus abondante des récoltes ». Ecou­tons Hannah Arendt, qui écrit, dans Crise de la culture, que la culture est, pour elle, l’attitude, ou mieux, le mode de relation que les civilisations entretiennent avec les choses les moins utiles : les oeuvres des artistes, des poètes, des musiciens… Le mode de relation, évoqué ici, est ce qui imprime sa marque sur la ou les civilisa­tions.

Il y a, on le voit bien, une ironie dans la subtile tournure de la philosophe, une façon élégante de prendre ses distances avec ceux qui tiennent le quantifiable pour seule donnée, légitime, pour leur op­poser l’éphémère, le bel éphémère à qui rien n’importe que d’effleurer, sinon ap­préhender, un pan de la vérité humaine. La notion de goût et la sensibilité à la beauté n’ont pas rencontré sur leur che­min, au cours des siècles, que des gens acquis à leur cause. Loin s’en faut ! Ils ont dû raser les murs et mettre toute pré­tention en sourdine, avant de gagner un droit de cité.

La culture, inhérente au destin de l’homme

Elle est, disait un poète, une des don­nées de fait de notre condition. Pour Kant, comme pour Jaspers, la vocation de l’homme est d’être un être de culture pour appartenir à un ensemble, où l’har­monie et la concorde sont la clef de voûte de la cohésion sociale. Si l’homme est un roseau pensant, la culture lui permet de se réaliser pleinement, d’être un citoyen à part entière, de se doter d’une conscience et de s’inscrire dans un groupe. Le citoyen apporte sa pleine contribution à l’édifice collectif, à la société qui s’épanouit grâce à son oeuvre. D’où le voeu que je forme ici : Faire de la culture, ce parent pauvre et oublié, un hôte, qu’on accueillerait, à bras ouverts, à sa table.

Elle constitue un levier formidable, une force pour la société. Pourquoi s’en priver ? Elle peut être un moteur de dé­veloppement si elle est essentielle à l’es­prit humain. L’économie peut y trouver son compte car la culture, en libérant les talents et lâchant la bride aux plus belles énergies, est à même de créer de la va­leur ainsi que des emplois. Il y a peu à construire, tout est déjà là, il suffit de valoriser les lieux existants. L’ensei­gnement des arts doit être généralisé et garanti pour tous : il doit profiter à tous les âges et dans tous les lieux. Il faut réin­venter notre manière d’aborder le théâtre, la musique, la chanson, la danse, la pein­ture, les arts numériques, la littérature, le cinéma, la photo… et veiller à la sauve­garde des monuments historiques.

La culture doit être un ciment qui nous unit

Nul ne doit se sentir exclu de cette grande fête de l’esprit, puisque ne lui im­porte que de porter haut un humanisme ancestral et présent, à la lumière d’un monde en devenir. La culture nous ap­prend à trouver un chemin de lumière. Elle relie les générations successives les unes aux autres et détermine, en la délimitant, la conscience collective commune, pour reprendre le mot de Durkheim. Elle élar­git l’horizon et incite au partage. Elle forme au dialogue et au respect d’autrui. Elle participe à tracer les contours du ju­gement esthétique. Elle n’aspire qu’à voir triom­pher les espaces de paix. Elle tient l’affirmation des plus nobles valeurs de notre pays pour le meilleur moyen de faire barrage aux dérives de toutes sortes. C’est un pont fraternel qui mène à soi et aux autres.

Les régions les moins dotées devront être concernées autant que les mieux loties par cette nouvelle grille de culture, si elle advient. Car nul ne refuse la compagnie du beau, tous les êtres sont à même de s’émouvoir, devant une oeuvre d’art, qu’elle soit pictu­rale, musicale, littéraire…

Il faut initier très tôt un enfant à la beauté, lui ouvrir les portes qui feront de lui un citoyen épanoui et responsable. Il faut l’immerger, dès son plus jeune âge, dans l’univers de l’art. Lui donner la pos­sibilité de se réaliser pleinement.

Rêvons un peu

Un chantier de la culture, s’il est ou­vert, verrait notre pays promouvoir -et ce serait une première sur notre continent-l’égalité des chances par la culture. Tout le monde, sans exclusive, serait mobilisé avec un seul objectif : la Maison Maroc. Un Maroc qui considère l’avenir avec une force renouvelée. Les écoles, les col­lèges, les universités, les bibliothèques… sont un lieu privilégié d’accès à la culture. Les maisons et les rues vibreront aux échos de ce bel apprentissage. Les formateurs, maîtres et professeurs, pour­ront s’associer à une éducation artistique, et initier les jeunes apprenants aux diffé­rentes disciplines artistiques. Nos grands talents qui s’expriment, depuis quelques années, dans la musique, la littérature, le cinéma, la danse, le théâtre, l’archi­tecture… apporteront leur pierre à cette grande oeuvre. Musiciens, peintres, gens de théâtre… rendront la vie plus belle, dans les quartiers, en donnant à voir ou à entendre leurs travaux. S’ajouteraient à eux les grands créateurs d’Afrique et d’ailleurs, qui viendraient consteller notre création et seraient chez eux, dans nos murs. Est-il besoin de préciser que ce qui se fait sur la scène internationale doit nous importer au premier chef ? Car le Maroc est une nation ouverte, géné­reuse, des liens forts doivent continuer de l’associer au reste du monde. Utopie ? La culture est trop précieuse, pour être relé­guée à l’arrière-plan.

Jetons de belles semences sur cette terre en jachère, elle peut mieux servir notre pays, elle est une arme de fraternité et de savoir. Si les récentes tensions qui ont se­coué la planète exigent que nous soyons plus vigilants, le Maroc ne manque pas de bonne volonté. La preuve en a été li­vrée de nombreuses fois à des moments décisifs, pour relever ce qui pourrait être le défi de la décennie à venir. L’hu­manisme qui unit le plus grand nombre d’entre nous est notre force.

Donnons-nous l’occasion de nous atteler à cette grande oeuvre. Ouvrons un chantier où tout serait mis à plat. Où toutes les questions seraient abordées. Rien ne doit être éludé car l’intérêt gé­néral prime. Ne faisons l’impasse sur aucun des questionnements qui engagent l’avenir. Ce chantier sera un chantier où chaque instant du passé et du présent compteront comme autant de pierres pré­cieuses. Cela nous permettra d’avancer, avec confiance, sur la longue route qui s’ouvre devant nous et de faire face, en cas de besoin, aux tourments de toutes sortes qui peuvent surgir ici ou là dans la planète.

Rappelons-nous que rien de ce qui est à venir n’est une fatalité et que l’amont est le meilleur surplomb pour voir les choses. Mais si l’arrimage à la moderni­té, sans atermoiements, est une condition sine qua non pour réussir ce passage, il passe forcément par la culture.

Toutefois, nous inscrire résolument dans la modernité ne signifie pas renon­cer à notre mémoire. Bien au contraire. Notre passé est un formidable gisement, un exceptionnel réservoir. A nous de sa­voir en tirer la sève et l’inspiration pour aborder, ici et maintenant, le monde de demain.

 Kébir Mustapha Ammi: Ecrivain, romancier et professeur universitaire.

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