La vie ou la survie, un dilemme cornélien en temps de crise épidémique !

Par Abdelkader Dalil

La solution d’un tel dilemme varie selon les espèces vivantes.

Dans la jungle du monde des animaux, la réponse est sans appel : la survie constitue la motivation instinctive, exclusive, du quotidien de toutes les espèces.

De la minuscule fourmi au mastodonte hippopotame, l’agenda journalier de tout animal est dominé par trois activités récurrentes : la chasse ou la pêche, la reproduction et le sommeil, qui répondent à trois besoins apodictiques : la nourriture, la conservation de l’espèce, la résilience physiologique.

Étrangère aux astreintes de la volonté, de la conscience et du plaisir, cette triple activité ne souffre aucune évolution, aucune rupture, aucune disruption.

Elle demeure ce qu’elle fût depuis l’apparition si lointaine des animaux sur terre, en mer et dans les airs.

Vaincre le péril de la faim fonde le programme quotidien de tout animal.

Les moyens utilisés à cet effet varient : cela va de la marche, de la nage et du vol sur des dizaines, des centaines, voire des milliers de kilomètres à la recherche de la pitance, de l’eau et du gîte.

Les régimes alimentaires ne sont pas uniformes non plus : certains animaux sont herbivores, d’autres carnivores, d’autres enfin omnivores.

Les pratiques d’appropriation des aliments ne sont pas identiques non plus : cela va de la prédation des plus forts à la ruse des plus frêles et au poison des reptiles.

Les armes de la lutte pour la survie diffèrent d’une espèce à l’autre, mais le but primaire reste commun : se nourrir et nourrir la fragile progéniture sans jamais se poser de questions éthiques sur le sort des victimes de la prédation, de la ruse ou du poison.

Survivre en priorité, même au prix fort de la mort de ses congénères ; La mort des plus faibles assurant la survie des plus forts.

La reproduction animale non plus n’est jamais pensée ; elle assure à la longue, au-delà de la satisfaction du besoin physiologique naturel, la survivance de l’espèce.

Les animaux se reproduisent sur un mode automatique, sans la trace génétique d’une quelconque intentionnalité à l’amont de l’acte instinctif de procréation.

Même si les modalités, les périodes, la fréquence et le rythme des reproductions varient d’une espèce animale à l’autre, le résultat, en dernière instance, demeure identique: il s’agit dans les faits d’empêcher, par un automatisme biologique inné, l’extinction de l’espèce.

Certains animaux minuscules, telle la mante religieuse, sacrifient même la vie de leurs congénères, mâles ou femelles, à la survie de leur espèce : ils ou elles les tuent ou décèdent eux-mêmes ou elles-mêmes juste après avoir accompli leur devoir banal de reproduction ! Le cannibalisme sexuel individuel étant de toute évidence au service de la pérennité de l’espèce !

La troisième activité paradoxale de toutes les espèces animales : l’inactivité vigilante ou le repos quasi-éveillé qu’assurent d’une part le sommeil nocturne à l’issue des exténuantes journées de marche, de fuite, de camouflage, de courses-poursuites et de reptation ; d’autre part, selon les espèces, l’hibernation (les reptiles), l’hivernation (les blaireaux et les ratons laveurs), la cryoconservation (le renard polaire et le castor d’Europe) et la brumation (les grenouilles et les lézards de l’Arctique), en guise de réponses génétiques aux contraintes du climat glacial des pôles.

Les espèces humaines, de l’Homo Erectus à l’Homo Sapiens, n’ont point dérogé à ce triptyque vital: se nourrir, se reproduire, dormir.

Afin de satisfaire leurs besoins alimentaires de base, les hommes eurent aussi recours à la violence, à la ruse, à la traîtrise.

Ils luttèrent les uns contre les autres, engagèrent des guerres atroces de conquête, organisèrent des campagnes de prédation, tuèrent sauvagement leurs congénères, les asservirent, les exploitèrent, usèrent de multiples artefacts afin de garantir leur nourriture et celle de leur progéniture.

Mais à la différence des animaux, les humains, dotés, en plus de l’intelligence pratique commune à toutes les espèces, d’une intelligence intellectuelle spécifique et du langage, cet outil d’échange verbal unique, sont allés plus loin depuis la fin du dix huitième siècle, dans la recherche, l’invention, la fabrication et l’usage d’une vaste gamme de techniques puis de technologies tendant toutes à surpasser le triptyque animalier de la survie, de la reproduction et de la résilience physiologique !

Les humains, par la puissance inégalée de leur inventivité et de leur créativité, par l’effet incontrôlé de leurs gènes et de leurs épigenèses, se sont singularisés par rapport à l’évolution figée des espèces animales. Ils rompirent alors la chaîne généalogique avec leur originaire parentèle animale.

Au contraire de son cousin le chimpanzé, dorénavant l’homme moderne ne vit plus juste pour survivre, ne mange plus juste pour vivre, ne se reproduit plus juste pour garantir la longévité de son espèce.

D’autres leviers sont à la base de son action ou de son inaction : l’instinct de survie certes, mais pas uniquement, la sauvegarde de l’espèce bien entendu, mais pas seulement.

Hier, en déambulant, avant la rupture du jeûne, sur l’immense esplanade des Invalides, je fus subitement interpellé par le spectacle insolite de l’inconscience de nombreux parisiens, jeunes et moins jeunes, agglutinés en masse à la surface de cette belle pelouse verte, située face au fameux mausolée de Napoléon 1er.

Ils étaient là fort nombreux, étendus ou assis en cercles de plusieurs individus dégustant du vin, sirotant des bières, ingurgitant des sodas, avalant pizzas et sandwiches, riant à l’éclat, criant à gorge déployée et chantant à tue-tête au mépris des recommandations de prudence et de distanciation physique martelées par les autorités publiques du pays à travers les mailles de la toile, les organes de presse écrite et les chaînes de radio et de télévision.

Les forces de l’ordre, prolifiques, volontaires mais manifestement perdues, échouèrent à les dissuader, à disloquer leurs groupements et à les disperser.

Il m’est alors apparu qu’il devrait exister une sorte de Rubicon impossible à franchir, un seuil de tolérance psychique aux restrictions réglementaires les plus légitimes

C’est que la peur de mourir, ou ce qui revient au même l’instinct de survie, n’est point la motivation la plus déterminante de l’action, de l’inaction et des réactions humaines.

Bien d’autres facteurs psychiques aussi puissants, comme le plaisir, l’amour, la passion, l’amitié, sont au principe vital de l’action ou de l’inaction des humains.

Les instances publiques chargées de les inhiber dans l’intérêt bien compris de tous, peinent à faire respecter les mesures afférentes à la survie de l’espèce en temps de pandémie mortifère.

Ce qui paradoxalement, dans des circonstances et des lieux spécifiques, contraint parfois les pouvoirs publics à réagir, à leur corps défendant, en pères fouettards.

Ces jeunes et moins jeunes, en majorité autochtones, marqués au fer rouge du confinement, craquèrent donc, baissèrent la garde contre le diable mortifère, franchirent allègrement les frontières du déconfinement raisonnable, bravèrent l’impératif de la prudence et s’adonnèrent, à cœur joie, au bonheur irrépressible des retrouvailles amicales que favorise le rayonnement éclatant du beau soleil printanier.

Il n’y a donc pas que la survie qui détermine le comportement commun de l’homme moderne ; la vie et la bonne vie sont, elles aussi, déterminantes. Il n’y a pas que le déterminisme biologique qui dicte aux humains les modes d’action, d’inaction et de réaction. L’aspiration au bien-être, la recherche du plaisir hédoniste, la quête d’une bonne vie interfèrent, de manière tout aussi décisive, dans le conditionnement des conduites humaines.

Et c’est précisément là que réside la singularité de l’homme moderne, la ligne de démarcation entre lui et l’ourang Outan son cousin animal le plus proche, le parallélisme de leurs destins.

Ni la peur du gendarme ni la mobilisation médiatique ni le discours anxiogène des Cassandre de la Santé, n’ont réussi à persuader ces parisiens, spontanément et joyeusement rassemblés, d’abandonner les délices de l’instant présent et le nirvâna de la sociabilité pour, en temps de crise épidémique, ne s’en tenir qu’au strict respect du principe de précaution et de survie

La mort hante les esprits ici, elle rôde, mais ne fait plus peur. Le besoin impérieux, non pas de survie, mais de vie, du seul plaisir de la vie semble avoir exorcisé le fantôme de l’extinction biologique !

Fallait-il en venir à un déploiement aussi ostentatoire des forces de sécurité pour ramener une foule de pique-niqueurs, des traumatisés du confinement, à la raison biologique innée, à l’observance de l’instinct de survie, instinct qui comme son nom l’indique, n’obéit qu’à des commandes psychiques intimes ?

Tel est le phénoménal paradoxe de cette confrontation surréaliste entre des groupes d’individus grisés par le plaisir de vie et des représentants de l’ordre public obligés de sévir pour la survie indistincte de tous.

Les réponses des peuples diffèrent et les différences s’expliquent par moult raisons dont les plus pertinentes sont, assurément, le capital de légitimité et le potentiel de charisme des décideurs politiques.

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p style= »text-align: justify; »>La domestication des animaux, y compris les plus dangereux, est plus aisée que la gouvernance des humains, y compris les plus dociles.

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