L’Amérique latine et le Maroc : l’impératif géopolitique

Pr. Bichara Khader

 Pr. Bichara Khader

Il y a 25 ans, à peine, le Maroc était quasi « terra incognita » pour beaucoup de Latino-américains Mohammad el Ajji, journaliste maro­cain, immigré à Rio de Janeiro en 1991, raconte comment les Brésiliens confon­daient le Maroc avec l’Inde. Cette ob­servation étonnante me paraît exagérée, car la présence de Juifs sépharades ma­rocains est attestée en Amérique latine ,dès le 19e siècle (450 Juifs sépharades de Tanger et Tétouan, installés au Ve­nezuela au 19e siècle ont visité le Maroc en 2000). En outre, comme le rappelle fort opportunément, Mohsen Mounjid, excellent spécialiste marocain des re­lations entre le Maroc et l’Amérique latine, dans un ouvrage documenté, de nombreux consulats de pays lati­no-américains (Venezuela, Brésil, Co­lombie, Mexique) s’étaient établis à Tanger, dès le 19e siècle.

Plus près de nous, les pays lati­no-américains ont soutenu, dans le cadre de l’ONU, l’indépendance du Maroc, dès 1952, et à peine l’indépen­dance conquise, en 1956, de nombreux pays latino-américains se sont empres­sés de le reconnaître. L’Uruguay a été le premier pays latino-américain à éta­blir des relations diplomatiques avec le Maroc en 1959. De son côté, dès les années 1960, le Maroc multiplie l’éta­blissement d’ambassades et de repré­sentations diplomatiques dans les pays latino-américains : à Cuba et en Argen­tine en 1960, Chili en 1961, Paraguay et Bolivie en 1964, Venezuela en 1965, Equateur en 1966 et plus récemment au Honduras en 1985, Costa Rica en 1986 et au Mexique en 1991.

Le primat géopolitique

L’empressement du Maroc à ou­vrir des missions diplomatiques en Amérique latine n’était pas lié, au dé­part, à la question du Sahara. Mais il est évident que, depuis 1975, celle-ci a dominé l’agenda diplomatique du Maroc, surtout depuis que plusieurs pays latino-américains (Panama, Sal­vador, Cuba, Nicaragua, Pérou et Mexique) ont reconnu la « République Sahraouie », la RASD, au grand dam du Maroc.

Il a paru donc urgent pour le Maroc de se montrer pro-actif pour contrer ce qui était qualifié d’« activisme di­plomatique de l’Algérie » en faveur du Polisario en Amérique Latine. Le Roi Hassan II a donc dépêché, en 1985 et 1986, des délégations marocaines avec mission d’expliquer le point de vue ma­rocain. Il a aussi invité des dirigeants latino-américains à visiter le Maroc (Le Président Joao Figueiredo du Brésil, en 1984, le Président Ernesto Samber de Colombie en 1987, le Président Carlos Menem d’Argentine en 1996, et le Président Andres Pastrana de Colombie en 1999. Mais, chose curieuse, Hassan II, lui-même, n’a effectué aucune visite offi­cielle en Amérique latine.

En dépit des efforts dé­ployés par la diplomatie marocaine sous Hassan II, seul le Pérou a retiré sa re­connaissance de la RASD. Au total, à la veille de l’in­tronisation du Roi Moham­med VI, il y avait 14 pays latino-américains qui re­connaissaient la RASD.

Assez curieusement, à peine quelques mois après le décès de Hassan II, cinq pays latino-amé­ricains retirent leur reconnaissance de la RASD : Nicaragua, Costa Rica, Honduras, Guatemala et Paraguay. Ils sont suivis, en 2002, par la République dominicaine -dont le président Hipo­lito Megia se rend en visite officielle au Maroc les 22-23 mai 2002, en juin 2004, par l’Equateur et en décembre de la même année, par la Colombie.

La diplomatie marocaine commence à engranger de bons résultats, aidée, il faut le reconnaître, par la volon­té du Roi Mohammed VI de rompre avec l’attitude de son père en effec­tuant la première visite officielle (no­vembre-décembre 2004) dans six pays latino-américains : Mexique, Brésil, Pérou, Chili, Argentine et République Dominicaine.

Le Salvador a reconnu la RASD, le 31 juillet 1989, puis a retiré la recon­naissance en juin 2000, pour revenir sur son engagement et la reconnaitre, à nouveau, le 29 novembre 2010.

Chose surprenante : il y a des pays latino-américains, comme l’Equateur, le Nicaragua, qui ont retiré la recon­naissance

 Le volet économique

Au vu des éléments précédents, l’on serait tenté de déduire que la diplomatie marocaine en Amérique latine est essen­tiellement focalisée sur la question du Sahara. C’était le cas, à coup sûr, entre 1980 et 2010. Mais au cours des der­nières années, le volet économique appa­raît comme un levier non négligeable de la diplomatie marocaine en Amérique la­tine. Certes, l’évolution des échanges est assez lente mais en progression constante, passant de $ 147 millions en 1993 à $ 2 milliards en 2003, et finalement à près de $2.8 milliards en 2017 (voir tableau 4).

 Avec un total de 2.871 milliards de dollars, les échanges du Maroc avec l’Amérique latine représentent près de 5.4 % du commerce extérieur du Maroc (tableau 5).

Le tableau 5 révèle un détail piquant : les pays arabes et l’Union du Maghreb arabe ne figurent même pas dans le ta­bleau : soit que les pays du Moyen-Orient sont englobés dans la case « Asie », et l’UMA dans la case « Afrique », soit que les échanges sont insignifiants. Cela mé­rite réflexion. A cet égard, les statistiques algériennes sont plus explicites comme le montre le tableau 6 :

Non seulement le tableau 6, portant sur le commerce algérien, est plus détaillé, mais il révèle aussi un fait intéressant : les échanges de l’Algérie avec les pays de l’Amérique du Sud représentent plus de 7 % du total de ses échanges extérieurs.

Ceci dit, l’Algérie est un pays gazier et pétrolier dont les besoins de produits agricoles et alimentaires sont énormes. Certes, le Maroc dispose aussi d’une rente de ressources naturelles mais ses autres atouts sont plus nombreux : un secteur pri­vé dynamique, une position géographique avantageuse et une attractivité pour les investissements plus nette. L’on peut donc s’attendre à un accroissement de ses échanges avec l’Amérique latine.

Mais quelle que soit l’évolution, le Bré­sil – qui accapare déjà 77 % des exporta­tions marocaines et 50 % de ses impor­tations – continuera à occuper une place de choix dans le commerce extérieur du Maroc, suivi de l’Argentine et de l’Uru­guay. Premièrement, parce que le Brésil aura de plus en plus besoin des phosphates marocains : d’ailleurs, pour répondre à la demande de ses clients brésiliens, l’OCP s’est implanté à Sao Paulo avec la création de OCP Brasil LTDA.

Et deuxièmement, parce que le Bré­sil est doté d’indéniables atouts autres que les ressources naturelles abondantes, notamment une industrie dynamique et dversifiée – industrie agro-alimentaire et biocarburants, industrie automobile et surtout aviation civile de moyenne taille avec Embraer. Le Maroc pourrait très bien fournir certains composants à la fois pour l’industrie automobile et aéronautique.

Ainsi, le potentiel de diversification des échanges, par pays et par produit, est réel. Mais les entraves sont nombreuses : faible connaissance des spécificités des marchés latino-américains, le coût élevé du fret des lignes maritimes, l’insuffisante promotion des produits marocains, la focalisation des opérateurs marocains sur les marchés voi­sins, notamment européens et plus récem­ment, africains ; et enfin, pendant long­temps, l’hégémonie de l’aspect politique qui a relégué l’économie au second rang. Tout cela explique pourquoi l’ac­cord-cadre entre le Maroc et le Mercosur n’a été signé qu’en 2004.

Toutefois, on remarque, surtout depuis 2010, un réel intérêt du Maroc, gouverne­ment et opérateurs économiques, pour le renforcement des liens commerciaux avec les pays latino-américains, attesté par de nombreuses initiatives. Ainsi, le 13 no­vembre 2013, l’Institut Royal des études stratégiques organise un séminaire sur les « Relations Maroc-Amérique latine : atouts et insuffisance des relations de coo­pération ». Un mois plus tard, en décembre 2013, un forum Maroc-Brésil se tient à Ca­sablanca. Au cours de 2014, une chambre de commerce, d’industrie, d’agriculture et de tourisme Maroc-Brésil est mise en place à Rio de Janeiro. Plus près de nous, l’Académie royale du Maroc, consacre sa 45e session au thème « l’Amérique latine comme horizon de pensée » (24-25 avril 2018) où les responsables marocains et latino-américains font un plaidoyer appuyé pour une coopération renforcée.

Sur un plan plus diplomatique, le Par­lement marocain et le Parlement d’Amé­rique latine et des Caraïbes conviennent, dès 2014, d’établir des canaux de commu­nication et d’échanger des visites parle­mentaires. Le Parlement des Andes (com­posé de 25 députés représentant le Chili, la Bolivie, la Colombie, l’Equateur et le Pérou) fait de même comme l’atteste la vi­site de son Président, le Chilien Fernando Meza Moncada, à Rabat, en avril 2018, où il a rencontré son homologue marocain, Habib el Malki.

Le Maroc devient également observa­teur de nombreux organismes régionaux latino-américains, dont le dernier-né, l’Al­liance du Pacifique (Allianza del Pacifi­co). Mise en place le 28 avril 2011, celle-ci regroupe 4 pays (Mexique, Colombie, Pérou et Chili), comprend 225 millions d’habitants et représente près de 8 % des échanges du Maroc avec l’Amérique la­tine.

Pour les pays latino-américains, no­tamment le Brésil, le Maroc présente, outre les échanges économiques, un in­térêt supplémentaire souvent épinglé par l’ambassadeur du Brésil au Maroc : le Maroc en tant que « hub » pour la décou­verte de l’Afrique, ou en tant que « relais » entre l’Amérique Latine, l’Afrique et l’Europe

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