Le cyberharcèlement au Maroc, bien plus qu’un mal virtuel

Le harcèlement en ligne est désormais un phénomène en pleine croissance, dont les conséquences psychiques sont des fois dramatiques. Cette délinquance comportementale génère une pression psychologique et une souffrance morale, parfois difficile à supporter par la victime, surtout lorsque l’acte porte atteinte à son intimité. 

Depuis le début du confinement, ce fléau ne cesse de prendre de l’ampleur, notamment, auprès des jeunes qui sont de plus en plus connectés aux réseaux sociaux et à un très jeune âge, ce qui les expose davantage aux menaces du cyberharcèlement. 

Les Marocains, pour leur part, ne sont pas à l’abri non plus. Sur la toile, les témoignages se multiplient, récemment, dans des groupes dédiés à la sensibilisation, mais le plus souvent sous couvert de l’anonymat.Alors, est-il encore un « tabou » de dénoncer le cyberharcèlement au Maroc ? Qu’en est-il de la responsabilité des autorités ? Quelles solutions pour lutter contre les cyberviolences ?

Pour répondre à ces questions, nous avons contacté Professeur Youssef Bentaleb, enseignant-chercheur à l’Université Ibn Tofail à Kénitra et Président du Centre Marocain de Recherches Polytechniques et d’Innovation (CMRPI), pour qu’il nous apporte son éclairage.

MAROC DIPLOMATIQUE_ Pendant ce confinement, la toile est devenue un espace propice au cyberharcèlement.  A votre avis, pourquoi ce phénomène s’est-il répandu ces derniers mois ?

Pr. Youssef Bentaleb_ Ce n’est pas seulement le cyberharcèlement qui a marqué la toile pendant ces derniers mois de confinement, mais, il y a aussi  les différentes facettes de la cybercriminalité, qui se sont multipliées en exploitant les conditions exceptionnelles liées à la pandémie de COVID-19, notamment,la bascule massive vers le télétravail, l’enseignement à distance et le divertissement sur Internet, comme seule alternative pour assurer la continuité d’activités de chez soi. En revanche, les internautes non familiarisés avec les bonnes pratiques de cybersécurité, se sont retrouvés face des actes cybercriminels inhabituels, tels que le cyberharcèlement.

Il s’agit avant tout d’une délinquance comportementale qui génère une pression psychologique et une souffrance morale, parfois difficile à supporter par la victime, surtout lorsque l’acte porte atteinte à son intimité.

Tandis que le cyberharceleur, caché derrière son écran, se sent confortable et rassuré qu’il est à l’abri de toute poursuite.C’est en quelque sorte un rapport de force qui donne l’impression à la victime du cyberharcèlement qu’elle est en position de faiblesse, et c’est bien le cas lorsque cette dernière est un mineur isolé ou encore une femme qui n’arrive pas à faire face à cette cyberviolence. D’ailleurs, les cas de cyberharcèlement, qui ont conduit à des tragédies comme le suicide, sont nombreux.

Tout cela pour montrer que le cyberharcèlement reste jusqu’à présent un acte cybercriminel qui nécessite beaucoup d’efforts pour qu’on puisse le combattre.

MD_ Justement comment faire face à ce phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur ?

Y.B_ La clé pour faire face au cyberharcèlement est tout d’abord la prévention, à travers la sensibilisation à la protection des données personnelles via les réseaux sociaux, et puis, il y ale passage à l’acte quand on est victime. Il faut absolument briser le silence en demandant conseil à des proches en signalant cet acte cybercriminel, surtout ne jamais céder au cyberharceleur, puisqu’il est toujours possible, sur le plan technique, de le localiser et de l’arrêter.

Dans ce cas, le rôle des parents et des tuteurs est essentiel pour surveiller les mineurs et les accompagner afin de les protéger, puisque ces derniers n’avouent pas souvent qu’ils sont victimes.

MD_ Au Maroc, les victimes ducyberharcèlement peinent souvent à le dénoncer surtout quand l’objet de la cyberdiffamation relève de leur intimité. N’est-il pas temps de briser ce tabou ?

Y.B_ Certes, le cyberharcèlement reste un tabou au Maroc.Toutefois, nous constatons dernièrement que le sujet commence à être discuté dans les médias, et puis, l’adoption de texte de loi autour du cyberharcèlement indique, à mon sens, que les victimes commencent à se libérer petit à petit des obstacles culturels pour dénoncer ce type de criminalité moyennant les nouvelles technologies.

Dans ce sens, les services de lutte contre la cybercriminalité de la direction générale de la sûreté nationale (DGSN)font preuve d’une grande réactivité, notamment via des équipes spécialisées et dotées de moyens technologiques de pointe, pour répondre aux plaintes en relation avec la cyberdiffamation  et le cyberharcèlement.

N’empêche qu’il faut encore déployer de grands efforts pour sensibiliser aux dangers de cette criminalité et encourager les victimes à porter plainte contre les cyberharceleurs, surtout dans le milieu scolaire ou universitaire ou encore le milieu professionnel.

D’ailleurs, je rappelle que le Centre Marocain de Recherches Polytechniques et d’Innovation (CMRPI), qui opère dans la lutte contre la cybercriminalité, reçoit plusieurs demandes d’assistance par des victimes.


MD_ Quid de la responsabilité des géants du web et de la justice ?

Y.B_ En effet, les géants du web ont une part de responsabilité, puisque c’est à travers leurs plateformes que les cyberharceleurs attaquent ces victimes, quoique techniquement ce n’est pas aussi évident pour ces derniers de faire face au cyberharcèlement, vu la possibilité de se cacher derrière des pseudos comptes afin de se faire passer pourdes VPN ou à travers le Darknet,et là je ne me mets pas en défense des géants du web. Notons que la politique d’utilisation de ces plateformes interdit tout acte cybercriminel.

Je peux citer à titre d’exemple Facebook, en vertu du partenariat le reliant au CMRPI dans le domaine de suppression de publications et contenu illicites, il faut dire que ce géant du web est conscient de sa responsabilité envers les internautes, mais, il se trouve souvent dépassé par la quantité des données malgré son recours aux technologies de l’intelligence artificielle pour surveiller le respect de la réglementation et de la vie privée par les internautes.

Concernant la responsabilité de la justice, je peux dire qu’il s’agit dans ce cas d’une criminalité non traditionnelle et inhabituelle pour les juges, la preuve numérique qui constitue une pièce angulaire, demande beaucoup d’expertises. Toutefois, il faut savoir que ce n’est pas les textes de loi qui manquent, mais c’est encore la formation des juges et des avocats sur les affaires en relation avec la cybercriminalité en général.

MD_ Le cyberharcèlement est-il considéré comme un cybercrime au Maroc ?

Y.B_ Le Maroc a ratifié la convention internationale sur la cybercriminalité dite convention de Budapest, qui est rentrée en vigueur le 01/10/2018. Celle-ci est un instrument essentiel permettant aux autorités judiciaires marocaines de poursuivre les cybercriminels transfrontaliers, comme le cas des cyberharceleurs.

Tandis que le cyberharcèlement a été introduit indirectement dans l’arsenal juridique marocain,à travers la loi 103-13 sur les violences faites aux femmes, et mettant l’accent sur le harcèlement sexuel en particulier. En l’absence d’un code général du numérique au Maroc, les différents textes de loi peuvent être une base pour qualifier le cyberharcèlement comme cybercrime.

MD_ Le CMRPI a lancé en mars dernier une campagne de sensibilisation pour alerter les internautesmarocains sur l’importance de rester vigilant durant cette période. Est-ce que cette campagne a atteint ses objectifs ?

Y.B_ Je pense que oui, la campagne a atteint ses objectifs, en alertant les internautes au moment opportun, pour faire face à d’éventuelles cyberattaques.

D’ailleurs, l’augmentation considérable de signalements au CMRPI ou de demandes d’assistance à travers la passerelle CMRPI-Facebook, montre clairement que la campagne de sensibilisation a abouti à ses objectifs.

Puisque tout le monde s’est orienté vers le télétravail, il était nécessaire pour le CMRPI d’alerter les internautes et les appeler à la vigilance maximale, surtout pour respecter les bonnes pratiques de cybersécurité et de protection des données personnelles.

Il faut dire que notre inquiétude était plus liée aux organisations et entreprises, qui n’auraient pas supporté pas de telles cyberattaques au cœur de cette crise. Ce n’était pas surprenant de voir plusieurs établissements à l’étranger subir des cyberattaques  pendant la crise de COVID-19.  Je cite, à titre d’exemple, le site officiel de l’OMS ou encore la compagnie EasyJet.

MD_ Est-ce qu’il y a une éducation au web à faire pour protéger les enfants, cible la plus vulnérable face à la cybercriminalité ? 

Y.B_ Depuis 2014, date du lancement par le Centre Marocain de Recherches Polytechniques et d’Innovation (CMRPI) de la première Campagne Nationale de Lutte Contre la Cybercriminalité, sous l’égide du Ministère de l’Industrie, du Commerce de l’Economie Verte et Numérique, et en partenariat avec l’écosystème de la cybercriminalité au Maroc, nous travaillons avec les parties prenantes sur l’instauration de cette culture du numérique de vigilance pour faire face à ce phénomène complexe de cybercriminalité.

Dès lors que plusieurs travaux ont été faits à travers des guides de bonnes pratiques de cybersécurité destinés aux enfants, aux familles et aux éducateurs, ainsi que des caravanes de sensibilisation dans les écoles, qui ont été mises en place chaque année, tout en célébrant la journée mondiale d’Internet meilleur «Safer Internet Day », et en ouvrant un débat national à travers des conférences dans les universités, afin d’accompagner les enfants dans l’espace numérique, surtout que ces derniers sont la cible potentielle et favorable des cybercriminels.

Par contre, ce qui est motivant, c’est bien l’implication non conditionnée de toutes les institutions gouvernementales et non gouvernementales pour instaurer au Maroc et chez les enfants la culture d’usage sécurisé des nouvelles technologies.

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