Le Pacte mondial sur la migration : Quel avenir?

« Pour agir, il faut d’abord connaître, étudier, analyser et appréhender le réel dans sa complexité »

Entretien réalisé par Souad Mekkaoui

Dans le cadre de nos Dossiers du mois, nous nous penchons sur la Conférence intergouvernementale sur la Migration et l’adoption officielle du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dont le Maroc est l’hôte, les 10 et 11 décembre 2018. Pour cela, MAROC DIPLOMATIQUE ouvre ses colonnes à des experts qui nous aideront à mieux comprendre les objectifs du Pacte mondial et son impact sur l’avenir des migrations et des politiques migratoires. Nous vous invitons donc à lire l’entretien que Abdelkrim Belguendouz, universitaire, chercheur en migration, auteur notamment de « Politiques migratoires marocaines en débat : Défis internes et enjeux externes (2013-2018) » a accordé à notre support.

MAROC DIPLOMATIQUE : Sous la conduite de S.M. le Roi Mohammed VI -qui a été choisi par les leaders africains comme défenseur de la question migratoire-, le Maroc a adopté, en matière de migration d’importants fondements politiques basés sur les principes de solidarité, de responsabilité et d’action internationale. Le souverain a proposé un Agenda africain qui a été adopté récemment par le Sommet de Nouakchott, notamment, la création d’un « Observatoire africain pour la migration ». En quoi consiste sa mission ?

L’Agenda Africain pour la Migration, soumis au 30ème Sommet de l’Union Africaine qui s’est tenu à Addis Abeba, le 29 janvier 2018 par le Roi Mohammed VI, en tant que « Leader de l’Union Africaine  dans le domaine migratoire » (mandat confié lors du 28ème Sommet de l’UA, les 30 et 31 janvier 2017 à Addis Ababa ), est un apport constructif majeur du Royaume du Maroc à l’Union Africaine.

À travers cet Agenda afro-centré, l’Afrique cherche, dans le domaine migratoire, à parler d’une seule voix et à agir de manière collective, dans l’objectif de promouvoir les intérêts communs.

La démarche qui le sous-tend ainsi que l’approche qui caractérise cet Agenda et l’analyse fouillée menée, constituent un véritable plaidoyer ayant abouti à la formulation de deux propositions centrales : la première est d’ordre institutionnel et politique. Elle consiste à nommer au niveau de l’UA, un  émissaire spécial pour la migration, au niveau des instances de l’Union Africaine, qui aura pour tâche fondamentale la coordination des politiques migratoires à l’échelle continentale et de collaborer avec les  États membres pour opérationnaliser l’Agenda Africain. Cette proposition exige encore le passage par plusieurs étapes et procédures pour sa concrétisation.

Par contre, la proposition consistant à mettre en place un Observatoire Africain des Migrations, a déjà fait du chemin, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA ayant donné le 11 mai 2018 son feu vert pour sa création, alors que le sommet panafricain de Nouakchott, au début de l’été 2018, a entériné et adopté cette décision .

Le rôle de cet observatoire à l’échelle du continent, dans le domaine migratoire, est primordial pour l’action. Se basant sur le triptyque « comprendre, anticiper et agir », il aura pour mission de collecter les informations les plus diverses liées au champ migratoire et de développer l’échange d’informations ainsi que la coordination entre les pays africains. Pour agir, il faut d’abord connaître, étudier, analyser et appréhender le réel dans sa complexité. De ce point de vue, l’élaboration de données statistiques en particulier est incontournable. Mais l’observatoire n’est pas une agence de statistiques ou un institut de statistiques. Il n’a pas besoin que de statisticiens et démographes, mais de compétences dans toutes les disciplines, qui renvoient au caractère multidimensionnel et multisectoriel de la migration avec de multiples aspects : économiques, sociaux, culturels, cultuels, éducationnels, psychologiques, démographiques, environnementaux et climatiques, juridiques, politiques, géostratégiques, sécuritaires, etc .

Cet observatoire est à concevoir à la fois comme espace d’étude, de réflexion, d’impulsion de programmes de recherches, d’instrument de collecte de données objectives et fiables, d’outil de monitoring, de lieu de débat et de propositions dans le domaine migratoire : migration intra-africaine, immigration « étrangère » dans chacun des pays africains, émigration d’Africains et existence de diasporas africaines en dehors du continent.

De manière plus précise, l’observatoire devrait avoir de notre point de vue, plusieurs fonctions :

  • une mission centrale de collecte des données et informations afférentes aux migrations et à leur analyse, d’approfondissement et de renouvellement de la réflexion sur les migrations et ce par l’élaboration de recherches, d’études et de rapports y afférents ;
  • être un espace de concertation, une plateforme d’échange et de dialogue avec toutes les parties prenantes, en particulier, les divers acteurs socio-économiques, socio-culturels concernés par la migration africaine et de manière générale, avec les composantes de la société civile africaine (jeunes, femmes, journalistes, syndicalistes….), y compris la diaspora africaine dans les autres continents ;
  • avoir également une fonction didactique et pédagogique par l’élaboration d’outils de sensibilisation, de démystification d’idées reçues sur la migration pour faire changer les perceptions et les regards négatifs en ce domaine, en mettant en avant les dimensions positives du fait migratoire .

La réflexion sur la conception relative à cet Observatoire africain sur la migration qui sera domicilié au Maroc (probablement à Rabat) a beaucoup avancé s’agissant de l’élaboration de son statut et de l’accord de siège, mais contrairement à ce qui avait été prévu, l’annonce de sa mise en place concrète ne sera pas faite à la faveur de l’opportunité de la tenue à Marrakech des deux événements mondiaux sur la migration : la 11ème session du Forum Mondial Migration Développement co-présidé cette année par le Maroc et l’Allemagne (5-7 décembre 2018 ), et la tenue du 10 au 11 décembre 2018 de la Conférence internationale devant adopter le Pacte sur la migration, coïncidant avec le 70ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948. Pour des raisons de procédures internes à l’Union Africaine, le projet de statut et d’accord de siège doivent d’abord être discutés et entérinés par une prochaine réunion des chefs d’Etat et de gouvernements des pays membres de l’UA .

_ L’Agenda africain pour la migration concerne tous les États africains, y compris notre pays. En quoi interpelle t-il concrètement le Maroc et ses politiques migratoires ?

À vocation continentale, l’Agenda intéresse bien entendu le Maroc aussi  en tant que membre de l’UA et pays ayant impulsé cet Agenda. Le Maroc devrait, par conséquent, donner l’exemple en opérationnalisant cet Agenda sous tous ses aspects, même si cet instrument n’a pas de valeur juridique contraignante et respecte la souveraineté des États .

Certes, des progrès et des avancées ont été réalisés au Maroc qu’il faut relever et mettre en avant, au niveau de l’analyse, mais des lacunes et des dysfonctionnements subsistent.

C’est ainsi que si nous avons une stratégie globale, cohérente et intégrée, en matière d’immigration et d’asile, dans le cadre de la Nouvelle Politique Migratoire du Maroc impulsée par le Roi Mohammed VI, à l’automne 2013, qui a permis, notamment, la régularisation administrative de quelque 50.000 immigrés en situation administrative irrégulière ( essentiellement de l’Afrique subsaharienne ) , la stratégie nationale relative aux citoyens marocains à l’étranger ( près de six millions fin 2018) fait toujours défaut .

De même, la mise à niveau juridique tarde encore : absence de loi sur l’asile, non révision fondamentale de la loi 02-03 sur l’immigration pour intégrer tous les droits reconnus dans la Constitution de 2011 et en cohérence avec la Nouvelle Politique Marocaine d’Immigration et d’Asile, absence de révision de la loi 19/89 portant création de la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger, non opérationnalisation de l’article 163 de la Constitution de 2011 relatif à la constitutionnalisation du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), sans compter le nécessaire amendement de la loi sur la nationalité, le code du travail, le droit de constituer des associations… De plus, au niveau de la gouvernance, ces deux institutions nationales relatives aux « MRE » (CCME et Fondation), connaissent de graves dysfonctionnements et ne jouent pas véritablement leur rôle.

Par ailleurs, la mise en place au Maroc de l’Observatoire Africain sur la Migration ( et du Développement) qui est cité dans le Pacte, suppose aussi l’existence au Maroc d’un véritable observatoire national sur la migration et d’un agenda national de la recherche en la matière, avec l’implication étroite des compétences marocaines à l’intérieur du pays en termes de chercheurs et celles existant parmi la communauté marocaine résidant à l’étranger. Mais le passif en ce domaine subsiste toujours. On aurait souhaité qu’à l’occasion des deux rencontres mondiales à Marrakech sur la thématique migratoire, tous ces retards soient rattrapés et les dysfonctionnements en matière de gouvernance éliminés, mais les problèmes restent posés et il est très urgent de les mettre dans l’agenda des réformes internes, juste après la signature formelle du Pacte Mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, pour être en cohérence avec les engagements pris à Marrakech et être à la hauteur des responsabilités du Maroc au niveau de l’Afrique s’agissant du leadership relatif aux politiques migratoires.

_ A propos du Pacte, comme les Etats-Unis l’ont fait en 2017, plusieurs autres pays leur emboîtent le pas et la liste des défections et des pays qui rejettent le pacte mondial sur les migrations s’allonge. En effet, les retraits ou les reports de décision s’accumulent jetant le flou sur le sommet de Marrakech. D’ailleurs, même la Suisse qui a pourtant participé à la rédaction du texte se voit confrontée à une opposition parlementaire et fait volte-face. Or le texte n’est pas juridiquement contraignant, peut-on mettre ces virevoltes enregistrées sur le compte de la xénophobie et des politiques intérieures ?

Pour Trump, il y a le refus catégorique de tout ce qui est multilatéral qui affaiblirait, selon lui, les États-Unis d’Amérique, avec également des arrières pensées électoralistes, faisant ainsi retirer son pays de l’Accord de Paris sur le climat, de l’Unesco et d’autres programmes onusiens.

S’agissant du domaine migratoire, il y a un an déjà, il avait décidé de retirer les États-Unis du Pacte Mondial onusien, estimant par « patriotisme » que ce pacte était « incompatible » avec la politique migratoire américaine, qu’il constituait une arme globaliste contre les souverainetés, alors que pour les États-Unis, les décisions sur leur politique d’immigration doivent être « toujours prises par les Américains et les seuls Américains », « nous déciderons de la meilleure manière de contrôler nos frontières et qui sera autorisé à entrer dans notre pays » .

Pour l’Australie et Israël, la priorité est à donner aux lois internes s’agissant du domaine migratoire.

Certains pays européens, surtout à l’Est, gérés par des partis politiques nationalistes, populistes et/ou xénophobes, ne sont pas en reste, en invoquant la nécessité de sauvegarder l’autodétermination et l’indépendance en matière de politiques migratoires. Pour la Hongrie, le Pacte est contraire à la sécurité de l’Europe. Il est conçu sur un monde ouvert et l’encouragement à l’immigration massive. Dans le même esprit mais avec d’autres mots, la Pologne et la Tchéquie récusent le Pacte parce que la protection des frontières doit être la priorité absolue. Pour l’Autriche qui assure pourtant la présidence tournante du Conseil Européen, il y a le risque que la migration devienne un droit de l’Homme. En Italie, en Belgique, en Allemagne, en Croatie, les fractures sont larges sur ce dossier pouvant amener,  enfin de compte, au rejet du texte.

Pour bien de ces pays réfractaires au Pacte, ce sont effectivement les calculs électoraux qui sont à l’origine de ces positions, dans la mesure où le Pacte ne s’impose à aucun pays et respecte sa souveraineté nationale. Il n’a pas, comme vous le précisez, de valeur juridique contraignante. On ne peut, dès lors, prétexter le fait qu’en le signant, certaines dispositions qui ne sont pas acceptées, s’imposent aux signataires. Dans ce cas, l’application se fait en quelque sorte à la carte, en prenant ce qui paraît bon, et en laissant de côté ce qui n’est pas accepté. Toutes les pseudo-justifications ne sont que de l’hypocrisie, ou comme le disent certains responsables onusiens, de la « mauvaise foi ».

Dès  lors, ne pas accepter de signer n’a pas de sens dans la mesure où les « objections » portent sur des dispositions que l’on n’est pas dans l’obligation d’appliquer. Ça l’aurait été si par contre, on ne voulait pas donner son accord à un texte non contraignant, ce qui n’est nullement le cas pour ces pays réfractaires. En fait, le refus de signer dans ces conditions est une véritable fuite en avant, une attitude extrémiste à outrance, destinée à impacter fortement l’esprit de certains électeurs, à qui on veut montrer qu’on les protège de l´ « invasion » étrangère et de tous les «dangers » et « maux » qui seraient liés à l’immigration.

A SUIVRE …

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