Le legs du père de Najib Redouane : apostasie identitaire et parricide symbolique

  Par Bouchra Benbella

Le legs du père est un roman épistolaire dont la narratrice est une jeune écrivaine, fille d’immigrés maghrébins au comportement acariâtre avec tous les hommes de sa « large tribu » qui lui rappellent son père. C’est dire que la narratrice (elle n’est pas nommée : anonymat ad libitum et très révélateur) abjure ses origines qu’elle abhorre solennellement. Cette apostasie est néanmoins justifiée par une parentalité dysfonctionnelle : un père autoritaire, sans aucune affection pour ses enfants (3 filles) qu’il qualifie de « graines inutiles », un géniteur misogyne, pervers et narcissique : « dès les heures profondes de l’enfance, j’ai compris que j’étais destinée aux pleurs, aux coups, aux privations, aux frustrations. ».

En quittant provisoirement son pays natal pour un séjour aux USA où elle devait donner des conférences dans une des universités de Los Angeles, la narratrice espérait extirper le mal tapi au fond de son être, mais aussi s’épanouir là où on ne la considérera plus comme une « étrangère perpétuelle, une citoyenne de seconde classe ». Elle n’y arrive point. Ce voyage n’a fait que raviver sa souffrance et attiser davantage sa haine contre son géniteur ou « la brute » comme elle se complait à le nommer.

La lecture de Lettre au père de Franz Kafka lui inspire l’idée de rédiger une lettre à son père-bourreau dans laquelle elle déverse toute sa haine contre lui afin de  pouvoir évacuer « ce qui [l]’ a si longtemps détruite ». Lettre écrite pendant son vol de retour que son père ne lira jamais puisqu’il est analphabète. Force est de dire qu’il s’agit moins d’une épître (229 pages) que d’un journal intime dans lequel la narratrice tente de se libérer de son traumatisme en le couchant sur papier. Ecriture cathartique provoquée par la nécessité d’une abréaction pour emprunter la terminologie à Freud et Breuer :

« Je ne peux empêcher le jaillissement de souvenirs lointains que je compte confier aux pages blanches du cahier bleu. J’ai besoin de raconter ma désolante histoire. Une douleur forte, très pénible m’assaille. Mais je suis décidée à te parler, à te confronter à distance pour enfin me libérer. Peut-être ! J’espère enfin pouvoir me délivrer de ton odieuse présence. »

En effet, l’écriture cathartique peut s’envisager comme une abréaction du traumatisme de la cure. L’objectif de cette abréaction étant, par une décharge émotionnelle, de libérer le sujet d’un affect encore attaché au souvenir traumatique, pour qu’il soit moins obsessionnel et ne devienne pas pathogène. Cela consiste donc à arpenter l’intériorité psychique du sujet, meublée de souvenirs malheureux, de frustrations, de privations, de violence.

En comparaison avec les deux romans précédents  de Najib Redouane: A l’ombre de l’eucalyptus (2014) et L’année de tous les apprentissages (2015), le romancier change de registre et adopte un tout autre style : les phrases courtes, incisives, concises, poignantes et efficaces, vibrant de la haine viscérale qui consume la narratrice, se succèdent en rafale caractérisant, pour ainsi dire, une certaine forme de désintégration psychique qui s’empare du personnage, l’envahit, pour enfin s’apaiser in fine , au moment où la narratrice achève sa lettre juste avant l’atterrissage de son avion. Au cri de haine saccadé succède à un soupir de soulagement.

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