Les enfants nés hors mariage ou « les oubliés » de la société 

Depuis quelque temps, l’affaire d’« adultère » d’un avocat à Casablanca ne cesse de défrayer la chronique. La première victime est, hélas, un bébé de huit mois. La mère, elle, présume que la petite fille serait la progéniture de l’avocat. Ce dossier remet sur la table du débat la question de la filiation paternelle et la situation juridique et sociale des enfants nés hors mariage.

Des mères célibataires
Le calvaire des mères célibataires au Maroc

L’affaire a pris rapidement une ampleur médiatique considérable. Un couple marié, tous   les deux des avocats, et une   jeune femme seraient derrière cette polémique.   Le mari serait impliqué dans une   relation extraconjugale avec une jeune   femme. La seule victime collatérale dans   ce procès est alors l’enfant, un bébé de huit   mois, issu d’une relation hors mariage, dont   le père serait, selon les dires de la maman,   l’avocat en question.

Au-delà des tenants et aboutissants du  litige entre les différentes parties prenantes de cette affaire, un enfant né hors mariage   n’a pas demandé de venir au monde ni de   subir les conséquences de l’« irresponsabilité   » de ses parents. Or, en l’état actuel du  droit et de son interprétation, les enfants nés   hors mariage et leurs mères se trouvent dans   une situation juridique et sociale particulièrement difficile.

Un nouveau procès, parmi tant d’autres,  remet le sujet de la filiation paternelle sur la table du débat, à l’instar d’un jugement,  qualifié d’historique, en 2017 ,ou le tribunal  de première instance de Tanger avait octroyé   à l’enfant « le droit à un nom, le droit d’acquérir   une nationalité et, dans la mesure du   possible, le droit de connaître ses parents et   d’être élevé par eux», tout en reconnaissant   le lien biologique entre le père et l’enfant,   comme le stipule l’article 7 de la convention   internationale des droits de l’enfant.  

Faisant objet d’appel, ce premier jugement   a été annulé et le deuxième n’a pas   octroyé à l’enfant les droits qui découlent de   ladite convention (nom du père, droits moral   et matériel) et ne lui a pas non plus accordé   les mêmes droits dont jouissent les enfants   légitimes.   Le courage de ce juge était largement salué   par les instances des droits de l’Homme,   laissant place à l’espoir qu’un jour les enfants   nés hors mariage puissent avoir droit à la filiation paternelle (Al bounouwa) par le biais des preuves scientifiques, mais le niet  de la Cour d’appel a tranché.

Mohssine Benzakour
MOHSSINE BENZAKOUR

Les enfants nés hors mariage, victimes du « conditionnement   culturel »  

Contacté par MAROC DIPLOMATIQUE,   le psychosociologue Mohssine   Benzakour nous explique comment les enfants   nés hors mariage subissent les conséquences   du « conditionnement culturel » de   la société marocaine. « La question la plus   importante que tout un chacun se pose, c’est   l’origine. Cette question est plus ardue et   plus pesante quand on ne connaît pas son   origine, à tel point que certains enfants, qui   sont adoptés, peuvent aller jusqu’au suicide   à cause de cela, surtout quand c’est mal   annoncé et qu’ils le reçoivent comme un   choc», affirme-t-il.

L’appartenance à un nom de famille,   selon le professeur Benzakour, impacte   largement l’équilibre psychologique de   l’enfant. « Tout le monde a besoin d’une  certaine confiance, sécurité et assurance  pour pouvoir aller de l’avant et s’ouvrir   sur la vie. Tant qu’il y a ce sentiment de   sécurité que procure le fait de connaître   ses parents, l’enfant ne va pas se poser de   questions sur son origine », explique le   psychosociologue.  

Pour Mohssine Benzakour, « quand on   insulte un enfant parce qu’il ne connaît pas   son père, il est profondément touché, or,  toute personne est fière de porter un nom  d’avoir une famille ». 

Il poursuit : « D’ailleurs, c’est justement   pour cette raison que plusieurs religions   essaient de combattre ce phénomène de   l’adultère, parce qu’il nuit à l’enfant qui   en résulte, ce dernier va croire qu’il est détesté   et qu’on ne veut pas de lui».

Les enfants ne seraient-ils pas tous les mêmes aux yeux de la loi ?

Ce que prévoit la religion dans ce champ ? Le psychosociologue explique que l’enfant du « zina » ne porte pas le nom de son père, même s’il le reconnaît et n’hérite pas des deux parents. Si le père veut s’occuper de l’enfant, seule la Kafala est acceptée, qui est définie comme « l’engagement d’une personne à prendre en charge la protection, l’éducation et l’entretien d’un enfant abandonné, au même titre que le ferait un père pour son enfant, mais sans créer de lien de filiation ». Ainsi, l’enfant né hors mariage n’aura droit ni à une pension alimentaire ni au droit de succession et ne peut faire valoir aucun droit en face d’un enfant légitime. La filiation maternelle, quant à elle, découle du lien biologique avec la mère et de l’accouchement alors que la filiation paternelle ne peut être que légitime et encadrée par le mariage.

D’un point de vue juridique, la Moudawana stipule que la filiation paternelle ne peut découler que d’un rapport conjugal (art. 143) et en cas d’aveu du père (art. 161), ou d’un rapport sexuel par erreur (Choubha) ou d’un viol (art 152). Par ailleurs, en cas de grossesse de la fiancée avant le mariage, « l’enfant sera réputé légitime », d’après l’article 156 du code de la famille, mais à la seule condition qu’il soit de notoriété publique que l’homme et la femme avaient un projet de mariage.

Les méres célibataires
Une société injuste et un avenir flou.

Quant aux enfants nés hors mariage, la loi permet de régulariser la situation de l’enfant « en faisant constater l’existence probable de rapports conjugaux (al firach) selon diverses modalités, à savoir la déclaration de 12 témoins devant des adouls (lafif) ou l’expertise ordonnée par le tribunal », selon les dispositions de l’article 158.

Pourtant le Maroc a ratifié la convention internationale sur les droits de l’enfant, selon laquelle ce sont les intérêts primordiaux de l’enfant qui prévalent et non la protection de la famille en tant qu’institution fondée sur les liens légaux du mariage. On peut comprendre de là que les droits de l’enfant découlent encore du mariage et ne sont pas encore totalement reconnus d’une manière autonome. Mais à quel prix ?

Le Maroc est-il réellement « digne de ses enfants » ?

Certes, on ne choisit pas ses parents et pourtant l’Etat peut nous le faire payer cher. C’est, en effet, le cas des enfants nés hors mariage, qui seraient près de 44.211 nourrissons dans la seule région de Casablanca entre 2004 et 2014, d’après les statistiques de l’association INSAF.

De son côté, Mohammed Taib Bouchiba, le coordinateur régional de l’association « Touche pas à mon enfant » au niveau de Tanger-Tétouan-Al-Hoceima, pointe la responsabilité de l’Etat dans la protection juridique, sociale et psychologique de l’enfance, « les enfants naturels sont déjà de facto rejetés socialement et juridiquement. Pis encore, même au niveau administratif, il n’y a pas de mesure discrétionnaire pour protéger l’identité des enfants nés hors mariage, c’est facile de les repérer sur les pièces d’identité ».

Pour cet associatif, « Le problème au Maroc réside dans la mise en application des conventions internationales liées aux droits des enfants et aux protocoles y afférents ». Il poursuit : « Au niveau des politiques publiques, le Royaume dispose d’une Politique publique intégrée de protection de l’enfance au Maroc (PPIPEM) et celle-ci ne concerne pas seulement le ministère de la Solidarité, du Développement social, de l’Égalité et de la Famille, mais aussi les autres secteurs gouvernementaux. Certes, c’est une grande avancée pour le pays, mais face à la loi, les enfants des mères célibataires sont toujours considérés comme étant des enfants illégitimes ».

Mohammed Taib Bouchiba
MOHAMMED TAIB BOUCHIBA

Ainsi, le système juridique marocain ne laisse pas beaucoup de choix aux mères célibataires. « Ayant peur du regard de la société, beaucoup de femmes tentent de jeter leurs nouveaux nés à la poubelle. Mais alors, comment veut-on limiter la naissance des enfants nés hors mariage sans pour autant légaliser l’IVG ? », s’interroge ce membre de l’association Mama Assia. Face à cette situation, ce défenseur de la cause de l’enfant se demande si le Maroc est réellement digne de ses enfants. Et d’ajouter, dans le même registre, que le vrai investissement qu’on peut faire dans l’enfant, c’est la plus courte voie vers le développement durable.

Pour Aicha Chenna, « il faut arrêter de se voiler la face ! »

OEuvrant depuis 30 ans à l’assistance et veillant à l’intégration sociale des mères célibataires à travers l’Association Solidarité féminine, Aicha Chenna dit « Oui » à l’éducation sexuelle. Pour elle, « la fille et le garçon devraient connaître leur corps, parce que face à la justice ils sont responsables de leurs actes à partir de 18 ans ». Elle poursuit : «Si des adultes veulent avoir des relations libres et consenties, cela les regarde. Toutefois, il y a la loi devant eux. Par contre, si on ne fait rien pour arrêter cette hémorragie et si on ne protège pas la mère célibataire, afin qu’elle ne jette pas son bébé dans la rue, on risque d’avoir de grands problèmes. Or, ces enfants-là,n ’auront aucune pitié de nous parce que personne n’a eu pitié d’eux ».

Par ailleurs, il y a quelques mois, le journal espagnol «Mujer Hoy» avait écrit que selon Aicha Chenna «24 bébés sont jetés à la poubelle chaque jour au Maroc», des chiffres alarmants qui n’ont pas laissé la presse marocaine indifférente.

Ses propos avaient provoqué un tollé,certains ont exprimé leur scepticisme face à l’absence de données officielles sur le sujet,d’autres n’ont pas hésité à s’indigner face à l’ampleur du phénomène social.Cette associative, pour sa part, considère qu’ « il n’y a pas mieux que de parler de ces choses-là, parce qu’il y a un vrai problème et je suis désespérée de voir que les enfants abandonnés et les mamans célibataires continuent d’être exclus et marginalisés sur notre territoire ».

Connue pour son franc-parler, cette militante a affirmé que « c’est notre devoir à tous et toutes, main dans la main, de lutter ensemble contre ce phénomène social. Il faut arrêter de se voiler la face ! ».

Sur un autre volet, Aicha Chenna déplore également le traitement « inégalitaire» que subit la mère célibataire face au père biologique de l’enfant. Or, les deux parents devraient assumer leur responsabilité et protéger leur enfant. En revanche,il faut responsabiliser les deux face à la justice.

« Vous ne pouvez pas imaginer ce que subissent les mamans qui abandonnent leurs enfants. Elles sont envahies par le sentiment de culpabilité et du remords »,s’insurge-t-elle sur une note amère.

 « Le Maroc est-irréellement digne de ses enfants ? » 

Portant le militantisme comme une deuxième nature, Aicha Chenna nous confie l’histoire d’une maman qui a vécu le pire pour pouvoir récupérer son enfant. « J’ai rencontré une mère célibataire qui a fait tout pour retrouver son enfant, une fois entre ses bras, la maman entame les procédures pour le reprendre, mais, hélas, il sera accusée d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage et l’abandon de son enfant dans l’espace public, et on lui enlèvera son bébé. Tandis que si la maman garde son enfant, cela va coûter nettement moins cher à l’Etat au lieu de le mettre dans une maison d’orphelinat», souligne-t-elle.

Aicha Chenna
Aicha Chenna ,présidente de l’Association Solidarité Féminine

Toutefois, cette militante a rappelé qu’elle ne souhaite pas que les Marocains deviennent comme les Européens ni qu’ils commencent à vivre en concubinage.Pointant du doigt la responsabilité des élus et surtout des parlementaires dans ce combat, Aicha Chenna n’a pas hésité à exprimer son mécontentement du « désengagement» des responsables de ce dossier.« J’ai l’impression que nos responsables ne sont pas préoccupés par le futur de ces enfants qui seront les adultes de demain.Je n’ai jamais vu un parlementaire plaider pour les droits des enfants nés hors mariage ou bien lancer une enquête sur le sujet. Le rôle de nos élus, qui sont les représentants de la nation, n’est pas seulement de voter des lois mais aussi de nous protéger », souligne-t-elle.

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