Les trois frontières à la migration

Par Sarah Boukri

Melilla et Sebta, enclaves espagnoles au Maroc, constituent les seules frontières terrestres de l’Union européenne avec le continent africain. Le 24 juin 2022, près de 2 000 migrants ont tenté d’entrer en Espagne en passant par l’enclave de Melilla. 23 d’entre eux succombent, une première !

Il serait important de préciser que la majorité des migrants ne quittent pas leur pays de gaieté de cœur, pour certains, il s’agit même d’une question de survie. Les causes de la migration sont souvent entremêlées. De la pauvreté, aux conflits et crises politiques et sociales en passant par les raisons économiques, elles ont, néanmoins, un point en commun, celui de rechercher une vie meilleure pour le migrant lui-même et les siens.

Le malheureux incident de Melilla soulève plusieurs questions. Des questions liées à la sécurité des routes migratoires, aux voies régulières de la migration, à certains principes dont le principe même de frontière.

Selon la définition du dictionnaire Larousse, une frontière est « la limite du territoire d’un État et de l’exercice de la compétence territoriale »

On peut dire que devant un migrant deux autres types de frontières se dressent : une frontière politique et une frontière « morale ».

En effet, pour beaucoup de migrants la vraie frontière n’est pas géographie mais politique, elle se situe au niveau de la politique du pays de destination en matière de migration.

L’incident de Melilla : Se poser la bonne question

La question n’est pas de savoir comment ces immigrés ont tenté un passage en force vers l’Espagne. Les raisons peuvent être diverses, une manipulation et une instrumentalisation politique pour servir des intérêts de pays tiers ou encore un événement « spontané » de migrants qui se sont passés le mot pour se réunir et tenter le tout pour le tout. L’enquête en cours permettra de définir les responsabilités de chacun.

La vraie question est : Pourquoi ! Pourquoi des êtres humains se sont vus obligés de mettre en péril leurs vies pour exercer le droit à la mobilité que leur confère la déclaration universelle des droits de l’Homme ?

Déjà à ce niveau, il s’agit de souligner une aberrante contradiction et un profond déséquilibre. L’article 13 de la déclaration universelle des droits de l’Homme confère un droit pour toute personne à quitter son pays, c’est-à-dire à migrer, et dans son article 14 le droit à rechercher l’asile en dehors de son pays d’origine.

Cependant, le droit international protège la souveraineté des États : aucune obligation n’est faite aux autres États d’accueillir les migrants ou les demandeurs d’asile. C’est comme ainsi dire donner un billet de sortie sans aucun billet d’entrée et encourager l’errance dans l’espace.

Aussi, il est important de rappeler que la majorité des migrants irréguliers ont d’abord tenté les voies régulières, ils ont été candidats pour l’obtention d’un visa avant d’être candidats pour emprunter les routes de l’irrégularité. L’accès aux voies légales n’étant pas disponible pour ces personnes-là, que ce soit pour les migrations de travail ou pour l’accès à un statut de protection vers l’Europe, l’irrégularité reste la seule option pour franchir les portes de l’Europe.

Mais qu’entend-on par portes de l’Europe ? la réponse à cette question est moins évidente qu’on ne le pense quand on prend en considération la logique « d’externalisation des politiques d’asile et d’immigration » au nom de trois principes.

Le premier est le principe de la protection afin de protéger les migrants des risques d’une traversée dangereuse et d’éviter qu’ils ne soient une proie pour les réseaux de passeurs et de trafiquants.

Le deuxième principe est lié au bon voisinage. La « politique européenne de voisinage » (pev) a été lancée en 2004, au moment de l’élargissement de l’Union européenne. Selon la Communication de la Commission “Politique européenne de voisinage”, cette politique a pour objectif de faire partager aux pays de l’Est et du Sud voisins de l’Union Européenne les bénéfices de cette ouverture afin de « renforcer la stabilité, la sécurité et le bien-être de l’ensemble des populations concernées », dans le cadre d’une « relation privilégiée » sur la base d’un engagement réciproque en faveur des « valeurs communes ».

Et le dernier principe est le principe de codéveloppement. Ce dernier ayant pour but d’associer pays de départ et pays d’arrivée des migrants. Le plan d’action a été adopté à Rabat et comporte trois volets : la promotion du développementla migration légale et l’immigration irrégulière.

Cependant, il est clair que cette politique d’externalisation ne comporte pas que des vertus. Elle exacerbe les pressions au niveau des pays de transit qui doivent assurer une gestion très onéreuse des flux migratoires avec des moyens insuffisants.

L’autre élément politique en lien avec les politiques migratoires des pays d’accueil est lié à la montée des extrêmes pour lesquels la migration est un fonds de commerce rentable en termes de voix électorales.

En effet, actuellement, beaucoup de pays européens font face à une pénurie de main d’œuvre que les migrants peuvent tout à fait combler sans compter les pays qui souffrent d’un vieillissement considérable de leurs populations. Mais ouvrir les voies légales de migration est politiquement très sensible et certains dirigeants qui se sont lancés dans cette voie se sont vus rejetés même par leur propre parti.

Ce qui nous amène à aborder la question de la frontière dite morale qui se dresse devant un migrant. Une frontière qui marque la distinction entre les “eux” (Européens) qui détiennent le « bon passeport » qui leur permet de circuler librement à travers le monde et les “nous” (Africains) qui sommes appelés à ne pas quitter les frontières de notre pays et au mieux de notre continent. Une frontière qui est révélée par une différence terminologique qui peut paraître anodine mais qui est de taille, « eux » on les appelle des expatriés et « nous » on nous appelle des immigrés.

Or ni la détresse, ni l’humanisme ne sont censés avoir une couleur, une origine ou une religion. L’être humain souffre de la même manière. Il n’y a donc aucune raison, et c’est même inhumain, de dresser le tapis rouge devant certains migrants et de dresser des barbelés devant d’autres.

Le Maroc, Terre d’accueil

En ce qui concerne le Maroc, le Royaume a une politique ouverte sur l’accueil des populations de l’Afrique Subsaharienne. De nombreuses actions le prouvent, il a procédé à deux campagnes de régularisation qui a concerné près de 50.000 migrants.

Aussi, au niveau politique, le Maroc s’est doté d’un cadre de gouvernance qui est la Politique Nationale d’Immigration et d’Asile et s’efforce de mettre en place une politique humaniste de gestion de la question migratoire et la gestion sécuritaire reste dirigée à l’encontre des réseaux de passeurs et de trafiquants.

Depuis quelques années, la route migratoire entre le Maroc et l’Espagne est devenue plus importante que celle entre la Libye et l’Italie, et le Maroc paye le prix d’une politique migratoire européenne de plus en plus fermée et d’une conjoncture régionale défavorable et hostile au Royaume.

Mais les vraies victimes restent, bien évidemment, les migrants qui sont obnubilés par un rêve européen, qui est souvent un mirage, et qui finissent par périr.

Nous l’aurions compris, la mobilité est humaine, aucune frontière ni aucun danger n’empêchera l’être humain de suivre son instinct.

Les seules voies possibles pour éviter de revivre le drame de Melilla est d’une part de mener des politiques de développement au niveau des pays de départ lesquelles doivent passer impérativement par une refonte des politiques de gestion des ressources dans ces pays.

D’autre part, il faudrait renforcer la coopération des pays de transit et de la lutte contre les réseaux de passeurs et de trafics, véritables réseaux meurtriers. Aucun pays ne peut jouer le gendarme d’un autre pays. Pour les pays de destination il s’agit de faciliter l’accès aux voies légales de la migration.

Toute autre mesure qui ne prendrait pas en compte l’ensemble de ces dimensions serait vaine. Les murs continueront à être escaladés, les routes fermées continueront à être détournés et les mers continueront à être traversées. Car un migrant quand il décide de mener l’aventure de la migration ne dit pas au revoir aux siens mais adieu car il sait au fond de lui qu’il pourrait peut-être ne plus les revoir.

*Docteur en Sciences Politiques

Experte en migration

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