L’EUROPE ET LA QUESTION PALESTINIENNE (1957-2017) Responsabilité historique, tergiversations politiques

Pr. Bichara KHADER

La Communauté Européenne et le dialogue euro-arabe (1973-1980) : l’émergence d’un acteur autonome

Entamé en 1974, le dialogue eu­ro-arabe vise, du point de vue européen, à s’assurer des appro­visionnements énergétiques réguliers, à bénéficier de l’ouverture des marchés arabes et à recycler, en Europe, les ex­cédents financiers des pays pétroliers. Du côté arabe, l’objectif est tout autre : il s’agit essentiellement d’amener la CE à clarifier sa position sur la question centrale qui préoccupe les arabes, à sa­voir la question palestinienne (Ahmad Dajjani : Euro-Arab dialogue, an Arab point of view : Anglo-Egyptian Library, le Caire, 1976).

En six ans de dialogue permanent, les objectifs européens sont largement atteints : il n’y a plus eu d’embargo pé­trolier. La CE est devenue le premier par­tenaire commercial des pays du Maghreb et du Machrek et pratiquement plus de 35 à 40 % des excédents financiers sont recyclés en Europe (Bichara Khader : Arab money in the West, Report to the Arab League, 1986).

Quant à la position européenne sur la question palestinienne, elle a évolué, lentement mais sûrement, sur le plan de la terminologie et du contenu. Ainsi, en février 1977, la CE affirme qu’elle « s’op­pose à la politique de colonisation is­raélienne » et à toute mesure visant à « modifier unilatéralement le statut de Jérusalem ». En juin de la même année, le Conseil européen réuni à Londres appelle à « une patrie pour le peuple palestinien » (a homeland for the Palestinian People) qui « doit participer aux négociations de façon appropriée ».

La visite du Président Sadate à Jérusa­lem en novembre 1977 prend l’Europe de court et la met dans une situation embarrassante car, d’un côté, elle ne voit pas de mauvais oeil cette « initiative audacieuse», mais d’un autre côté, elle préfère et insiste sur un « règlement glo­bal qui prenne en considération les droits et les préoccupations de toutes les par­ties ». Aussi affirme-t-elle, en décembre 1978, «la centralité de la question pa­lestinienne» tout en évitant de mention­ner l’OLP en tant que seul représentant légitime du Peuple Palestinien comme le réclame la partie arabe et notamment Naïm Khader, premier représentant de l’OLP, à Bruxelles et cheville ouvrière du dialogue euro-arabe.

Ce tabou est levé lors de la Déclara­tion de Venise, du 13 juin 1980, où la CE mentionne explicitement l’OLP «qui doit être associée aux négociations». Comme on pouvait s’y attendre, la Déclaration suscite une levée de boucliers en Israël. Dans une déclaration à la Knesset, le 19 juin, le premier ministre Shamir dénonce la position européenne sur l’OLP qui se­lon lui, est «une organisation d’assas­sins» et affirme, sans broncher, qu’il n’est pas nécessaire de créer un Etat palestinien puis qu’ « il y en a déjà un : en Jordanie». Il va même jusqu’à brandir la menace de jeter la Déclaration de Venise dans la poubelle de l’histoire.

La Déclaration de Venise a posé les jalons d’une solution négociée du conflit israélo-arabe. Elle est venue couronner l’exercice de diplomatie multilatérale eu­ro-arabe le plus abouti. L’acteur européen a su forger une politique indépendante des Etats-Unis et résister aux pressions israéliennes. Malheureusement, durant la décennie suivante, les divisions internes des pays arabes font voler en éclats le consensus arabe. Quant à l’Europe, elle rentre dans le rang : les Etats-Unis reprennent l’initiative. Le dialogue eu­ro-arabe entre dans une longue phase d’hibernation.

La décennie 1980-1990 : l’éclipse de l’acteur  européen

Indubitablement, la décennie 1970 a été celle de la Palestine. Pas étonnant, dès lors, que le magazine Times ait consacré un article de fond aux Palestiniens inti­tulé «les Palestiniens, clé de la paix au Moyen-Orient» (The Palestinians : key to Middle East Peace). Mais la moisson de la décennie suivante, les années 1980, va être bien amère (bitter harvest) pour les Palestiniens et pour la paix.

Dans le monde arabe, la signature du Traité de Paix israélo-égyptien est consi­dérée comme une trahison. L’Egypte est mise au ban du système régional arabe, de nombreux pays arabes rompent leurs relations di­plomatiques avec l’Egypte et le siège de la Ligue des Etats Arabes est instal­lé en Tunisie. En outre, la guerre civile libanaise (1975-1989) et la guerre Irak-Iran (1980-1990) disloquent davantage le monde arabe. L’Europe n’a plus, en face d’elle, un front uni et un seul interlocuteur et ne peut poursuivre le dialogue eu­ro-arabe, d’autant plus que le contre-choc pétrolier de 1982 réduit l’appétit européen pour un dialogue avec les pays producteurs.

En Europe même, Margaret Thatcher, élue en Grande Bretagne en 1979, s’ac­tive à revigorer les liens euro-atlantiques. François Mitterrand, élu en France en 1981, ne veut pas d’un dialogue auquel s’oppose l’Etat d’Israël. Outre-atlantique, Ronald Reagan, nouveau Président des Etats-Unis, réactive la guerre froide, re­prend l’initiative et force l’Europe à se placer sous le giron américain : plus ques­tion qu’elle joue cavalier seul.

Le retour de l’Amérique sur la scène proche-orientale et l’affaiblissement de l’Europe sont des développements positifs du point de vue d’Israël qui, désormais, a les coudées franches. Après avoir neutra­lisé l’acteur égyptien, par son Traité de Paix, Israël peut agir à sa guise et mettre ses menaces à exécution. Il s’y prend de différentes manières. D’abord, il poursuit son travail d’élimination physique de toute une génération de représentants de l’OLP, en Europe, dont mon Frère Naïm Kha­der, assassiné à Bruxelles le 1 juin 1981. Quelques jours plus tard, le 7 juin 1981, Israël bombarde la centrale nucléaire ira­kienne, Osirak. En décembre 1981, il an­nexe le plateau du Golan syrien. Aucune instance internationale ne parvient à lui barrer la route. C’est donc en toute impu­nité, que le 6 juin 1982, Israël envahit le Liban et force Yasser Arafat et ses com­pagnons à évacuer Beyrouth laissant les camps palestiniens sans protection.

Ni les assassinats, en Europe, de diri­geants palestiniens, ni l’invasion du Liban n’amènent l’Europe à adopter une position ferme à l’égard d’Israël. Pire, souvent, les Etats européens reprennent à leur compte la « version israélienne » des événements : ainsi les assassinats des représentants pa­lestiniens de l’OLP, en Europe, sont de simples règlements de compte entre fac­tions palestiniennes rivales.

Quant à l’invasion du Liban, la CE la condamne dans sa Déclaration de Bonn, du 9 juin 1982. Elle va jusqu’à enjoindre Israël à répondre à 10 requêtes européennes, notamment de «respecter les Conventions de Genève», de «ne pas avoir d’intentions offensives» et de «respecter le cessez-le-feu». Mais fort de l’appui américain, Israël fait la sourde oreille, refuse de répondre aux requêtes européennes. La CE est désarçonnée : elle n’a plus rien à proposer. La France et l’Egypte tentent vainement de présenter un plan conjoint de sortie de crise, mais sans succès.

Le retour de l’Amérique sur la scène  proche-orientale  et l’affaiblissement  de l’Europe sont  des développements positifs du point de vue d’Israël qui, désormais,  a les coudées franches.

C’est donc le Président Reagan qui présente son propre plan, le 1er sep­tembre 1981. Mais sa proposition prend la CE à contre-pied puisqu’il refuse, à la fois, l’annexion par Israël de la Cisjor­danie et de Gaza et la création d’un Etat palestinien indépendant auquel il pré­fère une sorte d’« auto-gouvernement » (self-governement) associant la Cisjor­danie, Gaza et la Jordanie (William Quandt : Peace Process : American diplomacy in the Arab-Israeliconflict, University of California, Berkeley, 3d edition, 2005, p.255). Ce retour à l’op­tion jordanienne va à l’encontre de la position européenne telle qu’elle a été exprimée dans la Déclaration de Venise de 1980.

Pour les Palestiniens, c’est la traver­sée du désert. Certes le massacre de Sabra et Chatila (20 septembre 1982) suscite une grande émotion dans les opi­nions publiques arabes et européennes. Mais sur le plan politique, la résistance palestinienne a perdu sa base libanaise après avoir perdu celle de Jordanie et désormais elle est acculée à l’exil.

Les Arabes, divisés, ressemblent à un bateau balloté par les vents, sans gouvernail et sans capitaine. Certes, le Plan arabe de Fès (Septembre 1982) reconfirme l’OLP en tant que seul repré­sentant légitime du peuple palestinien, mais dans son article 7, il reconnaît, implicitement, l’Etat d’Israël. Ce plan de paix arabe est à nouveau remis sur le tapis en 2002, en 2007 et en 2017 dans une persévérance qui frise l’absurde puisqu’il est systématiquement rejeté par Israël.

Quant à l’Europe, elle est absorbée, vers la moitié des années 1980, par les discussions concernant l’approfondis­sement de son projet d’intégration et surtout par l’intégration de deux nou­veaux membres en 1986 : l’Espagne et le Portugal. L’Espagne qui n’avait pas de relations avec Israël se voit pratique­ment contrainte d’établir des relations diplomatiques avec cet Etat. Est-ce la fin d’une anomalie, un choix du gou­vernement socialiste mené par Felipe Gonzalez, une volonté d’enterrer la politique pro-arabe du franquisme ou une condition non-écrite d’adhésion à l’Union européenne ? Probablement tout cela à la fois.

Israël engrange les victoires dans les années 1980. Certes son image est écornée suite à l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et Chatila. Mais la géopolitique internationale et régio­nale joue en sa faveur. Le dossier israé­lo-arabe n’est plus une priorité améri­caine. Et au Moyen-Orient, la guerre Irak -Iran, la guerre civile libanaise et les révoltes sociales dans les pays arabes provoquées par l’application des pro­grammes d’Ajustement Structurel ac­caparent l’attention des régimes arabes.

C’est dans ce contexte plutôt morose que l’UE va recourir à un subterfuge : elle adopte le «règlement 3363/86 concernant le régime tarifaire appli­cable aux territoires occupés». Cela si­gnifie que l’UE considère les territoires palestiniens occupés comme «une unité territoriale distincte d’Israël». C’est une condamnation indirecte de la politique d’annexion et de colonisation de l’Etat d’Israël, car ce règlement permet, désor­mais, aux Palestiniens d’exporter leurs produits agricoles sur les marchés eu­ropéens. Ce faisant, l’UE poste un acte politique sous le couvert d’une «ouver­ture économique». Ce subterfuge n’a pas échappé aux dirigeants israéliens qui vont tout faire pour empêcher que ces produits n’arrivent sur les marchés européens sous label palestinien.

Alors qu’Israël pensait que la résis­tance palestinienne a été définitivement réduite à néant, la première Intifada éclate à l’intérieur des territoires pa­lestiniens, vingt ans après la guerre des «six jours». De 1967 à 1987, la confron­tation entre Israéliens et Palestiniens, à l’intérieur des territoires palestiniens, était relativement « silencieuse » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Paul Chagnollaud (Israël et les terri­toires occupés : La confrontation si­lencieuse, L’Harmattan, Paris, 1986). Alors que tout allait bien pour Israël, l’Intifada vient tout d’un coup rappe­ler que les Palestiniens sont toujours là (concept de visibilité), en tant que groupe national (concept d’identité), incrustés au sol natal (concept de ter­ritorialité) et qu’ils ne peuvent pas être réduits au silence (concept de « sou­moud » : résistance). L’Intifada met fin à un processus de circulation : en effet, depuis sa naissance, la résistance pales­tinienne s’est organisée dans les camps de réfugiés hors de Palestine, l’Intifada la ramène en Palestine.

Capitalisant sur un soulèvement po­pulaire, plus spontané qu’organisé, Ara­fat proclame, à Alger, le 15 novembre 1988, l’Indépendance de la Palestine. L’UE réagit prudemment, le 21 no­vembre en déclarant que «la décision des Palestiniens reflète la volonté du Peuple Palestinien d’affirmer son iden­tité nationale». Un mois après, le 13 décembre 1988, Arafat déclare à l’As­semblée Générale des Nations Unies la renonciation de l’OLP «au terrorisme sous toutes ses formes», la « reconnais­sance du droit d’Israël à l’existence et à la sécurité», et «l’acceptation de la résolution 242 du Conseil de Sécurité». Ces assurances poussent les Américains à entamer un dialogue significatif avec l’OLP (meaningful dialogue with PLO). Arafat est réhabilité : il est invité à Ma­drid en janvier 1989, puis à Paris du 2 au 4 mai 1989. En juin 1989, l’UE dans sa Déclaration de Madrid (juin 1989) considère que «l’OLP ne doit pas seule­ment être associée au processus de paix mais prendre part entièrement dans ce processus» (the PLO must not onlybe associated to the Peace Process but to fullytake part in it).

Quelques mois après, un véritable bouleversement géopolitique secoue l’Europe. La chute du Mur de Berlin (1989) ouvre la voie à l’unification allemande. Le double pilier fran­co-allemand sur lequel repose l’ar­chitecture communautaire, se fissure. La France, inquiète face à une Alle­magne agrandie et revigorée, tente de réactiver ses liens méditerranéens en réanimant le dialogue euro-arabe, devenu moribond depuis 1981. Fran­çois Mitterrand organise une Confé­rence Ministérielle Euro-Arabe à la veille de Noël, le 22 décembre 1989 afin de contrebalancer le nouveau rôle de l’Allemagne dans l’Est euro­péen. Malheureusement, 8 mois après la Conférence de Paris, l’armée de Saddam Hussein occupe le petit Emi­rat du Kuwait provoquant une nou­velle brèche dans le camp arabe et tuant dans l’oeuf l’initiative française.

Certes le massacre  de Sabra et Chatila  (20 septembre 1982)  suscite une grande  émotion dans les opinions publiques arabes  et européennes.  Mais sur le plan politique, la résistance palestinienne a perdu sa base libanaise après avoir perdu celle  e Jordanie et désormais elle est acculée à l’exil.

La crise koweitienne met l’OLP à dure épreuve. Dès juillet 1990, les Pa­lestiniens perçoivent une nette crispation des relations entre l’Irak et le Koweït. D’emblée, l’OLP tente de décrisper la si­tuation en appelant les deux pays à régler leur différend à l’amiable entre « frères arabes ». Le livre de P. Salinger et E. Laurent rend hommage aux efforts de Yasser Arafat pour désamorcer la crise (Guerre du Golfe, le dossier secret : Oli­vier Orban, Paris, 1991).

Saddam Hussein passe outre les conseils de ses pairs arabes lors des pourparlers de Ryad (31 juillet 1990) et passe à l’attaque (le 2 août 1990). L’OLP est désemparée subodorant les conséquences néfastes pour le Monde Arabe et surtout pour la question pa­lestinienne de cette aventure militaire. Elle présente le 6 août une «initiative de paix» appelant au retrait immédiat des troupes irakiennes de l’Emirat. La France lance une initiative similaire, le 24 septembre 1990, à l’Assemblée Générale des Nations Unies. Quant aux Russes, ils se disent favorables à un rè­glement « entre arabes » de cette crise.

Toutes ces initiatives n’ont servi à rien, car dès le mois de septembre, les Etats-Unis commencent l’envoi de leurs troupes en Arabie Saoudite pour en découdre avec le régime de Saddam Hussein. La guerre de « libération » du Koweït est déclenchée, en janvier 1991. L’Emir Al-Sabah est remis en selle, mais la victoire de la coalition occidentale laisse aux vainqueurs, se­lon la formule de Jean Baudrillard «le goût amer d’une irréelle victoire sur mesure» (La guerre du Golfe n’a pas eu lieu : Galilée, Paris, 1991, p.81). Et, j’ajouterai avec Jean-Pierre Che­vènement : «le goût amer d’une guerre pour le pétrole» (Le vert et le noir : intégrisme, pétrole, dollar : Grasset, Paris,1995).

Cette guerre suscite, dans le monde arabe, une satisfaction réelle mêlée à une grande colère. En effet, tout en se réjouissant de la libération du Koweït injustement occupé, les peuples arabes conservent de ce triste épisode l’amer sentiment que toutes les occupations ne se valent pas puisque l’occupation du Koweït par l’Irak est punissable, tandis que l’occupation de la Palestine par Israël est «tolérable». Ce traitement différencié des crises moyen-orientales est ressenti comme une humiliation et un flagrant déni de justice dont l’Occi­dent peine, jusqu’à ce jour, à en mesurer l’impact sur les consciences collectives.

L’UE n’est pas sortie indemne de cette crise car elle a préféré s’aligner sur la position américaine, écartant toute possibilité de négociation politique. Ce faisant, elle a laissé la porte ouverte à l’accusation de « double-poids, double mesure » qui entache son image et sa crédibilité.

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