L’EUROPE ET LA QUESTION PALESTINIENNE (1957-2017) : Responsabilité historique, tergiversations politiques

Prof. Bichara KHADER, Professeur à l’UCL, Spécialiste du monde arabe

Bref rappel historique

 L’Europe s’est toujours intéressée à la Palestine. Les grands empires européens- grec, romain, et byzantin- l’ont colonisée. Les Croisés y ont installé un Royaume latin (1100-1291). Plus tard, au 19e siècle, Européens et Russes y ont établi des patriarcats, des consulats, des écoles, des hôpitaux. Cette ruée sur la Palestine ne traduit pas toujours un désir de ressourcement spirituel mais reflète plutôt le souci de chaque pays européen de se positionner sur le terrain éminemment symbolique mais surtout stratégique de la Palestine.

 Les premiers projets d’établir en Palestine un État juif sont d’ailleurs des projets européens, émanant de milieux protestants, pour lesquels la Palestine doit revenir aux gens de la Bible, des cercles littéraires ( tels que Lamartine ou même Alexandre Dumas en France), des milieux industriels surtout anglais qui préconisent un protectorat anglais sur la Palestine ayant pour mission de ramener les juifs en Palestine, des Sociétés catholiques allemandes qui connaissent un véritable engouement pour la Terre Sainte, voire des cercles antisémites qui voient dans l’établissement d’un État juif en Palestine un moyen de «débarrasser» l’Europe de ses juifs.

La question palestinienne est née, à ce moment-là, puisque le sionisme se propose de remplacer une population palestinienne autochtone par une population d’origine européenne.

 Promesses de la Déclaration Balfour

Le sionisme, à partir de cette date, a un leader, une idéologie, un cadre organisationnel. Il lui manque le soutien d’une grande puissance européenne. Celui-ci vient, en 1917, sous la forme d’une Déclaration britannique, connue sous le nom de la Déclaration Balfour (2 novembre 1917) par laquelle la Grande Bretagne – qui n’a aucun titre de propriété sur la Palestinepromet au Baron Walter Rothschild, importante personnalité de la communauté juive, de soutenir la création d’un « foyer national juif» en Palestine (the Governement of his Majesty looks with favour the establishment in Palestine of a Jewish National Home).

palestineOn a beaucoup glosé sur les motivations britanniques. Une chose est certaine : en promettant la Palestine aux « juifs », la Grande -Bretagne vise à prendre la France de vitesse, annuler ses prétentions sur la Palestine et surtout implanter au coeur de l’Orient arabe, un État juif voué au service de la Grande-Bretagne. Winston Churchill, qui était Secrétaire britannique à la Guerre, le reconnaît avec candeur, en 1920 : « S’il devait se créer, au cours de notre vie, un État juif, sur les rives du Jourdain, sous la protection de la Couronne britannique, avec trois ou quatre millions de juifs, ce serait un événement historique qui serait à tout point de vue, bénéfique et serait, particulièrement, en accord avec les intérêts réels de l’Empire britannique » (cité par Alain Gresh : De quoi la Palestine est le nom ? Les liens qui libèrent, 2010.p 63).

C’est avec cette visée que la Grande-Bretagne (GB) reçoit de la Société des Nations un Mandat sur la Palestine (le 24 juillet 1922). Pendant toute la durée du Mandat (1922-1948) la GB va mettre en oeuvre la promesse de Balfour soutenant l’immigration juive, aidant à la constitution d’institutions paraétatiques juives, réprimant sévèrement les révoltes palestiniennes notamment celle de 1936 à 1939. La puissance « mandataire» se comporte comme une puissance coloniale faisant fi des droits de la population arabe palestinienne qui constitue, en 1922, près de 93% de la population totale (Bichara Khader : Histoire de la Palestine, Tunis, MTE, 1976). Clairement, sans le soutien britannique, il n’y aurait probablement pas eu d’État israélien. Au début du 20e siècle, Théodore Herzl prophétisait : «Avec l’Angleterre en guise de point d’appui, nous pouvons être assurés que l’idée sioniste s’élancera plus avant et plus haut que jamais».

Pendant et après la 2e Guerre mondiale, le monde occidental est bouleversé par la révélation de l’ampleur du génocide perpétré par les nazis. Mais, étrange paradoxe, de nombreux pays européens ainsi que les Etats-Unis, ferment leurs portes aux survivants juifs du génocide, invoquant, d’ailleurs, les mêmes arguments qu’on brandit, aujourd’hui, pour endiguer le flot des réfugiés syriens : on ne peut pas les accueillir, ils coûtent cher, ils sont différents voire constituent une « cinquième colonne» (El Pais, lundi 19 juin 2017). De 1945 à 1948, 25.000 juifs seulement sont autorisés à s’installer aux États-Unis. Toute honte bue, les Européens encouragent les juifs à aller en « Palestine» à la grande satisfaction d’ailleurs du mouvement sioniste.

 C’est ainsi que l’Europe s’est rendue quadruplement coupable : par le soutien britannique au mouvement sioniste, par le massacre des juifs en Allemagne nazie, par le refus d’accueillir chez elle les rescapés et en faisant payer les Palestiniens pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. En effet, en 1947, une résolution de l’Assemblée générale, dominée par les puissances occidentales, partage la Palestine entre un État juif lui octroyant 56 % de la Palestine alors que les juifs possédaient, dons et achats compris, 6,5 %, et un État arabe (43%) et une zone internationale avec les Lieux Saints (1%). Depuis cette date, une véritable « purification ethnique », planifiée et méthodique, est entreprise par les sionistes comme le reconnaissent, aujourd’hui, les nouveaux historiens israéliens (Ilan Pappe : Purification ethnique en Palestine, Fayard, Paris, 2008). Les deux-tiers de la population palestinienne sont jetés sur les routes de l’exil : c’est la Nakba, la grande catastrophe. Le 15 mai 1948, l’État d’Israël est proclamé. Un an après, ayant défait les armées arabes venues défendre la Palestine ou annexer ce qu’il en reste, Israël se rend maître de 78 % du territoire palestinien.

Pour justifier la création de leur État, les sionistes vont invoquer, tour à tour, les persécutions juives en Europe, le besoin d’un refuge, et surtout la Bible (les notions de Peuple Elu est de retour à la Terre Promise) présentée comme le dit l’historien israélien Shlomo Sand : «Comme un titre de propriété juridique sur la terre» (Shlomo Sand : Pourquoi j’ai cessé d’être juif : Champs Actuels, Paris, 2015, p.73).

Création d’Israël : dé-existence palestinienne et véritable sociocide

palestine1 C’est la dispersion de tout un peuple, la dislocation de la société palestinienne et son remplacement par une autre société dans la plus pure logique du colonialisme de peuplement qui soit refoule la population autochtone soit l’extermine.

D’ailleurs, les dirigeants sionistes reconnaissent, avec beaucoup d’aplomb, que sans l’éviction des Palestiniens de leur terre, il n’y aurait pas eu d’État juif. Le 5 octobre 1937, Ben Gurion, écrivait à son fils : « Nous devons expulser les Arabes et prendre leur place. Et si nous devons utiliser la force… alors nous avons la force à notre disposition ». Plus tard, le général Moshe Dayan reconnaît cette destruction du passé non-juif de la Palestine : « …Il n’y a pas un seul endroit construit dans ce pays qui n’ait pas eu auparavant une population arabe » (cité par Joseph Massad : La persistance de la question palestinienne : La Fabrique, Paris, 2009, p.21). En 2017, le projet colonial sioniste n’a pas perdu de sa vigueur : les territoires « occupés » sont tout simplement considérés comme des « territoires libérés » où les juifs peuvent s’établir en « toute légalité », (loi votée à la Knesset le 7 février 2017), la Cisjordanie est nommée « Judée et Samarie », quant aux Palestiniens, ils n’ont qu’à partir : c’est le discours de Avigdor Liberman et de nombreux autres ministres israéliens du gouvernement Netanyahou qui prônent le transfert, volontaire ou forcé, des Palestiniens hors de Palestine.

Les Européens ne mesurent pas d’emblée l’ampleur de la tragédie palestinienne. Certains milieux catholiques s’en émeuvent. Écrivant dans le Figaro, François Mauriac dénonce les agissements sionistes : «C’est une loi de ce temps qu’un groupe humain persécuté, à peine est-il délivré de ses oppresseurs, opprime à son tour. L’esprit totalitaire enfante les mêmes monstres chez les victimes d’hier que chez leurs bourreaux ». (Cité par Samir Kassir et Farouk Mardam Bey : Itinéraires de Paris à Jérusalem : la France et le conflit israélo-arabe»).

État de grâce

À part certains pays (la Grèce et l’Espagne) et certains milieux catholiques, Israël bénéficie, en Europe, d’un état de grâce. Le Juif, puis l’Israélien, s’installent dans la conscience collective. Des dizaines de livres sont publiés pour chanter «le miracle israélien». Des films sont commandités pour raconter son «épopée héroïque». Des milliers de jeunes européens séjournent dans ses kibboutzim et reviennent convertis au « sionisme». Le drame palestinien est tout simplement occulté.

Ayant consolidé son État et accaparé 78 % du territoire palestinien, Israël s’active désormais à assurer une « suprématie militaire » sur toute la région. Pour ce faire, il lui faut absolument briser l’élan arabiste dont Nasser s’est fait le champion. En effet, dès l’annonce de la nationalisation de la Compagnie du Canal de Suez, Israël prépare son offensive. Français et Britanniques se lancent dans la bataille. C’est la guerre de Suez de 1956, qualifiée par les Arabes d’«agression tripartite». Comme on le sait, défait militairement, Nasser engrange une victoire politique car Soviétiques et Américains vont, conjointement, contraindre Israéliens, Britanniques et Français à quitter l’Égypte. Pour les Israéliens, ce n’est que partie remise. La guerre de 1967 sera la bonne : Israël lance une attaque surprise, détruit l’aviation égyptienne au sol, occupe le Sinaï, le plateau du Golan syrien, la Cisjordanie et la Bande de Gaza. Meurtri et humilié, Nasser succombe à une crise cardiaque, fin septembre 1970.

La Communauté européenne et la question palestinienne (1957-1973)

Cinquante ans après la guerre des « six jours» de 1967, Israël continue, en violation du droit international et des Conventions de Genève, à occuper le Golan (qu’il a d’ailleurs annexé en 1981), la majeure partie de la Cisjordanie, dont Jérusalem-Est, annexée en 1980, réunifiée, et devenue «la capitale éternelle du peuple juif». Personne aujourd’hui, comme hier, n’est capable d’amener Israël à se soumettre aux règles de droit, ni les Nations unies, ni les États- Unis, ni, à fortiori, l’Union européenne. *Ce texte s’attache à analyser le rapport de la Communauté européenne, puis de l’Union européenne, au conflit israélo-arabe et plus particulièrement à la question palestinienne. L’hypothèse qui sous-tend cette étude est la suivante : La position européenne sur la question palestinienne a évolué, de manière significative, de 1957 à 2017, dans le sens de la reconnaissance des droits du peuple palestinien à l’auto-détermination et du rejet de la politique israélienne d’occupation et de colonisation. Cependant, cette politique déclaratoire n’a pas empêché Israël de poursuivre son occupation et sa colonisation des territoires palestiniens et arabes. Et pourtant, je maintiens que, même inefficace, la politique européenne, en rappelant les règles de droit (illégalité de l’occupation, illégalité de l’annexion) a contribué, malgré tout, à préserver la légitimité des droits palestiniens et à éviter que la question palestinienne ne soit réduite à un simple « dommage collatéral ».

De la négligence à une prise de conscience

De 1957 à 1967, la Communauté européenne (CE) est concentrée sur la consolidation du projet d’intégration. Les six pays fondateurs n’ont pas de politique étrangère commune. Mais sur Israël, il y a unanimité : il faut laver la honte de l’holocauste, aider le nouvel État par tous les moyens : réparations financières allemandes (820 millions de dollars en 12 annuités), coopération militaire et nucléaire française, soutien diplomatique de tout l’Occident. C’est une façon de se décharger, à bon compte, d’un sentiment de culpabilité tout en s’assurant d’un appui solide au Moyen-Orient, une région ô combien importante sur le plan stratégique et énergétique. Décidément, comme le rappelait le poète palestinien Mahmoud Darwish : «Le grand malheur des Palestiniens est d’avoir comme ennemi Israël », qui, des décennies après l’Holocauste, demeure le territoire sacré de la conscience coupable occidentale.

Que l’établissement d’Israël ait produit un «exode massif» des deux tiers de la population palestinienne, cela n’est guère un sujet de préoccupation majeure pour les États européens. Certes, il y a une question humanitaire des réfugiés mais l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency) s’en occupe. La Question palestinienne est ainsi réduite à un problème «humanitaire» et sa dimension politique est occultée. Ayant été expulsé de la géographie, voilà que le peuple palestinien est expulsé de l’histoire.

Et pourtant, c’est pendant cette décennie qu’émerge la résistance armée palestinienne (première attaque du Fatah le 1er janvier 1965) et que la question palestinienne devient «le noeud gordien» du nationalisme arabe. Israël voit dans l’arabisme émergeant «une menace existentielle» et se prépare à le réduire en miettes. L’Europe partage la même approche israélienne : elle craint la contagion arabiste dans les pays pétroliers dont elle dépend pour ses approvisionnements énergétiques et n’apprécie guère le discours anti-impérialiste et donc anti-sioniste de Nasser. La France, en particulier, ne voit pas de mauvais oeil l’humiliation du dirigeant égyptien qui s’est rangé du côté du FLN algérien pendant la guerre de libération nationale. C’est donc dans la liesse générale que les Européens saluent la victoire de leur «petit David» contre le « Goliath arabe». Il suffit de parcourir les journaux de l’époque pour voir vers qui penchait le sentiment populaire. Présentée, comme toujours, comme une guerre de «égitime défense», la guerre des «six jours» (5 juin 1967) permet à Israël d’occuper des territoires 4 fois plus étendus que sa propre superficie. L’occupation produit un nouvel exode palestinien de près de 500.000 personnes. C’est la 2e Nakba, en moins de 20 ans.

 De par la profondeur de son impact sur les consciences arabes, la défaite de 1967 marque une fracture historique. Les peuples arabes, profondément blessés et humiliés, se raccrochent à la résistance palestinienne. Loin du champ de bataille, le Conseil de Sécurité des Nations unies adopte, le 22 novembre 1967, la résolution 242 affirmant «la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de chaque État de la région» mais aucune mention n’est faite des droits du peuple palestinien. Cette omission volontaire est corrigée, deux ans après, par l’Assemblée générale (où il n’y a pas de droit de veto) qui reconnaît par un vote historique le 6 décembre 1969 «les droits inaliénables du peuple palestinien». Jusqu’à ce moment, la «question palestinienne » est absente de l’agenda de la Communauté européenne (CE). Elle est abordée lors de la première rencontre des six ministres européens des Affaires étrangères, à Munich, en novembre 1970. En 1971, la CE adopte le document Schuman qui «appelle Israël à se retirer des territoires occupés en échange d’une reconnaissance des États Arabes de l’État d’Israël». A la suite de la publication de ce document, la CE publie sa première déclaration officielle sur le conflit israélo-arabe, en 1971, appelant «à une paix juste au Moyen-Orient». Mais il n’y est pas fait mention du «peuple palestinien».

La guerre d’Octobre de 1973 et surtout le premier «choc pétrolier» prennent l’Europe au dépourvu. Celle-ci découvre combien elle est vulnérable à un embargo pétrolier et dépendante du monde arabe sur le plan énergétique et surtout combien la Palestine est au coeur des préoccupations des peuples arabes. Le 6 novembre 1973, les 9 pays de la CE (les six pays fondateurs ont été rejoints, en 1972, par la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark) adoptent une déclaration affirmant, entre autres, «l’inadmissibilité de l’acquisition d’un territoire par la force». Et, pour la première fois, il y est fait référence «aux droits légitimes des Palestiniens». Les pays arabes saluent l’évolution de la position européenne et proposent un dialogue politique avec la CE (Déclaration à l’Europe occidentale adoptée par le Sommet arabe d’Alger, 28 novembre 1973).

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