L’initiative de Pedro Sanchez, un dur exercice régalien

Par Bouhadi Boubker*

Le chef  du gouvernement espagnol Pedro Sanchez a enfin changé le cap de la politique marocaine de l’Espagne. Son message envoyé au roi Mohamed VI le 14 mars 2022, lui annonçant sa volonté d’établir des nouvelles relations entre les deux pays et valorisant l’initiative marocaine de l’autonomie comme une solution réaliste et sérieuse au problème du Sahara, est un revirement inédit dans la forme et le fond de la ligne politique et diplomatique espagnole envers le Maroc.

Cette prise de position lucide et pragmatique, n’est pas sans rappeler celle de son prédécesseur, Jose Luis Zapatero, qui en 2007, avait sincèrement défendu l’initiative du Maroc comme une solution fiable garantissant sa souveraineté sur une zone intégrée de facto depuis sa réinsertion dans son milieu national, et que le contexte politique espagnol ainsi que les enjeux stratégiques dans la zone, n’ont pas aidé à son succès.

Afin de comprendre ce revirement dans la politique marocaine de l’Espagne qui a pris de court l’opinion publique, les milieux politiques et les médias espagnols, et sans rien enlever à la persévérance et à la realpolitik de la diplomatie marocaine toujours discrète et courtoise, mais ferme, nous devons évoquer ici deux séries de facteurs qui ont influencé ou déterminé ce revirement sans précédant dans la position espagnole ; la première d’ordre historique et se réfère à l’échec de la politique du statu-quo adoptée par l’Espagne face aux revendications marocaines. La deuxième série est liée à la conjoncture internationale et régionale forçant  l’Espagne à quitter son rôle statique et sa tergiversation dans sa politique marocaine, et prendre part dans les événements et le sort d’une région vitale pour sa stabilité et sa sécurité.

Une politique incapable d’instaurer la confiance entre les deux parties :

Depuis la récupération du Sahara marocain au prix de pression et de discussions difficiles et intenses, l’Espagne va adopter envers le Maroc une politique qui visait à maintenir un statu quo dans la région afin d’éviter toute escalade en raison des réclamations territoriales marocaines concernant Ceuta Melilla et les îles adjacentes. En parallèle avec cette stratégie de contention, l’Espagne allait suivre une politique de coopération mutuelle basée sur la théorie de colchon de intereses (matelas des intérêts) institutionnalisée par la signature du traité d’amitié et de bon voisinage en 1991, et qui visait à amortir les pressions du Maroc par le renforcement des intérêts communs entre les deux pays.

Nul ne peut nier que cette stratégie de neutralité active avait donné des résultats positifs et même remarquables ; grâce à la stabilité du Maroc et à ses diverses ressources et potentialités humaines et économiques, et grâce aussi à la bienveillance et coopération de ses gouvernements, l’Espagne est rapidement devenue un partenaire économique très important. Le Maroc devenu lui aussi une priorité de la politique étrangère et sécuritaire de l’Espagne et un élément clé de la stabilité dans la région du Maghreb. Mais la forte résurgence des crises au cours des vingt dernières années entre 2001 et  2021 qui ont conduit à une escalade des tensions graves et par conséquence le reppel des ambassadeurs marocains de Madrid (2002/ 2007/2021), a démontré que les questions de fond n’ont pas été résolus, et que le Maroc ne pouvait plus accepter les positions ambiguës de l’Espagne concernant son intégrité territoriale.  Si les problèmes d’immigration, de pêche et des accords commerciaux avec l’Espagne sont aujourd’hui compétence des institutions et commissions de l’Union Européenne, les problèmes territoriaux entre les deux pays sont restés par contre suspendus sans aucune vision claire de la part de l’Espagne pour y trouver une solution fiable et acceptable pour les deux parties.

Selon les rapports des experts espagnols qui suivent de près l’évolution des relations de leur pays avec le Maroc, et esquissent, en étroite collaboration avec les ministères des Affaires étrangères et de la Défense des stratégies anticipatives, l’Espagne a réussi contenir les revendications marocaines au moyen d’une neutralité active pour préserver le statu-quo de ses possessions au nord du Maroc et ne risquer aucune initiative dans le dossier du Sahara en dehors des résolutions onusiennes. C’était la seule stratégie qui lui garantissait un équilibre entre les parties concernées et un rapprochement avec l’Algérie devenue son principal fournisseur de gaz naturel. Il est vrai que l’Espagne à l’époque de son premier ministre socialiste José Luis Zapatero (2004-2011), qui était et reste encore aujourd’hui convaincu que la question du Sahara est un facteur déterminant dans les relations entre les deux pays, s’est montrée bien vaillante en faveur de l’initiative marocaine d’autonomie, saluée aussi par le conseil de sécurité de l’ONU en avril 2007. Cependant, cette initiative, -ou petit revirement pequeño giro par rapport au gran giro de Sanchez- qui a pu aboutir à une vraie prise de position, n’a pas été mise à profit et transformée en vrai politique cohérente d’État envers le Maroc.

→ Lire aussi : Maroc, Espagne et Algérie : les conséquences économiques sont partagées

Et au moment où ce dernier prenait l’initiative, et envisageait des solutions réalistes et crédibles concernant la question du Sahara et les contentieux territoriaux en suspens, afin d’établir les bases d’une réelle stabilité dans la région et dans les relations bilatérales, l’Espagne restait prisonnière de sa politique traditionnelle, dépourvue d’une feuille de route qui définissait clairement ses objectifs et les moyens pour y aboutir. Pour remédier à cette situation, certains experts espagnols des relations hispano-marocaines ont suggéré à leur gouvernement des plans d’action qu’on peut traduire en deux stratégies :

La première tient en compte le développement que le Maroc a connu dans divers domaines, et souligne l’importance de l’institution royale comme élément de cohésion et de stabilité, et comme garantie de sa transition démocratique. Selon elle, le Maroc n’est plus un pays exportateur concurrent des tomates et des légumes, c’est un pays qui connaît aujourd’hui une profonde mutation dans ses choix économiques et industriels, et il est devenu un leadership africain et un modèle mondial dans le domaine des stratégies énergétiques renouvelables. Et grâce à d’importants investissements, le Maroc s’est doté d’une infrastructure et des équipements modernes capables de lui garantir un essor économique et social très prometteur. Par conséquent, cette stratégie considère que la théorie des matelas des intérêts, et les possibilités et mécanismes qu’offre le cadre institutionnel du traité d’amitié et de bon voisinage de 1991 qui encadraient les relations hispano-marocaines se sont montrés insuffisants pour garantir la stabilité et faire face aux problèmes complexes auxquels sont confrontés les deux pays. Pour y remédier, elle propose une stratégie de complémentarité déjà active et expérimentée entre les deux pays dans divers domaines et secteurs, et vu la responsabilité historique de l’Espagne dans le dossier du Sahara, elle suggère de soutenir la proposition d’une autonomie avancée faite par le Maroc, mais dans le cadre des résolutions de l’ONU et avec des garanties démocratiques qui assurent le respect des droits de l’homme dans la région.

La deuxième stratégie, très préoccupée par les questions militaires et sécuritaires liées aux contentieux territoriaux entre les deux pays et par le sort des présides espagnols et de leurs espaces maritimes, elle considère que la position du Maroc à cet égard est très active et pragmatique. Cette position lui permettait d’exercer une pression permanente sur l’Espagne toujours en défensive, d’autant plus que le statut juridique de certains de ces présides, surtout les ilots qui sont sous l’autorité du ministère de la Défense, n’est pas bien défini. Pour faire face à ces limitations systémiques des stratégies et des objectifs dans la politique espagnole, ce choix propose à l’Espagne un changement de paradigme dans sa politique traditionnelle en impliquant l’Union Européens(UE) et ses institutions dans son contentieux avec le Maroc. Selon cette option l’UE doit être partie prenante et essentielle face aux revendications marocaines y compris la position concernant la question du Sahara. Cette stratégie libérera à court et moyen terme l’Espagne des pressions continues du Maroc qui a toujours rejeté l’intervention d’UE et considéré que son différend avec l’Espagne avait depuis son indépendance un caractère territorial bilatéral.

Hormis les différences des démarches et de politique à suivre envers le Maroc, les deux stratégies sont convaincues de l’inanité du fondamentalisme référendaire dans l’affaire du Sahara, et qu’une solution politique concertée entre les parties concernées sous les auspices des Nations Unies est la seule option qui garantirait la stabilité dans la région. Et que l’Espagne doit se doter d’une feuille de route claire qui détermine les grandes lignes de sa politique marocaine à moyen et à  long terme.

Le revirement de Sanchez, un contraint ou un exercice régalien ?

C’est dans ce contexte d’ambigüité dans la politique marocaine de l’Espagne qu’a eu ce revirement brusque dans l’attitude de son chef du gouvernement concernant la position de son pays sur la question du Sahara marocain. Même ses partenaires politiques les plus proches qui participent à la coalition gouvernementale, n’ont été ni consultés ni avisés, apprenant la nouvelle, comme tous les citoyens espagnols, par les médias suite au communiqué du palais royal marocain qui annonçait le 18 mas 2022, quatre jours après avoir reçu la lettre de Sanchez « le début dune nouvelle période dans les relations Hispano-marocaines ». Le même jour, le chef de la diplomatie espagnole José Manuel Albares a fait une brève déclaration devant les journalistes, annonçant que : « aujourd’hui on met définitivement fin à une crise avec un partenaire stratégique… Ce changement garantira la stabilité, la souveraineté, l’intégrité territoriale et la prospérité de nos pays » et promet de se rendre, lui et non pas le président Sanchez, devant le parlement pour donner plus d’explication sur cette affaire qui a pris allure de secret d’état devant les députés.

Personne ne doute aujourd’hui que le fameux Twitter de Ronald Tramp du 10 décembre 2020 annonçant la reconnaissance par la première puissance mondiale de la marocanité du Sahara marocain a pris de court le gouvernement espagnol. Sa réaction à chaud par la voix de sa ministre des Affaires étrangères, Gonzales Laya, en visite en Israël ce jour-là, qui a déclaré que : le problème du Sahara ne peut être résolu que dans le cadre des résolutions onusiennes, et de préciser, quelques jours après, que : la solution du problème du Sahara ne peut dépend d’une action unilatérale d’un pays peu importe sa taille, ne faisait que renfoncer l’Espagne dans sa position traditionnelle ambigüe, et jeter plus de doute et de méfiance dans ses relations avec le Maroc.

 Alors que l’Espagne restait bloquée sur sa position, le Maroc, conforté par la nouvelle situation, est bien engagé dans une stratégie de mis à niveau et développement global, va entamer une politique très active pour consolider cet acquis diplomatique et exiger de ses partenaires européens une position claire qui contribue à mettre fin à un conflit qui a duré longtemps menaçant la sécurité et la stabilité dans toute la région. Naturellement, l’Espagne a été le premier partenaire concerné par cette politique, d’autant plus que le Maroc semblait très méfiant vis-à-vis du gouvernement Sanchez qui comptait parmi ses ministres des membres de Podemos-Unidas connus par leur hostilité à son initiative d’autonomie, et ne cachaient pas leur soutien au Polisario et aux décisions du tribunal de justice européenne (TJU) pour l’annulation des accords de partenariat commerciaux entre Rabat et Bruxelles concernant des produits en provenance du Sahara, et défendaient l’élargissement des compétences du MINURSO dans le domaine des droits de l’homme dans les territoires sahariens marocains.

Dans ce contexte tendu, l’Espagne va prendre une initiative très provocatrice envers le Maroc lorsqu’elle a permis au chef du Polisario, en accord avec l’Algérie, d’entrer secrètement sur son territoire en avril 2021. La suite est bien connue ; une grave crise diplomatique entre les deux pays qui atteint son paroxysme dans les événements de Ceuta au mois de mai 2021, et le retrait de l’ambassadrice marocaine de Madrid.

Cette situation a convaincu les deux parties que les demi-solutions ne sont plus valables pour construire des relations solides et durables, et que leurs intérêts et les défis auxquels ils sont confrontés, exigent un changement d’approche et de vision pour se projeter dans l’avenir sur des bases solides. D’où l’initiative du président Sanchez, convaincu, comme l’a déclaré son ministre des Affaires étrangères, que son pays, premier acteur concerné par la question du Sahara, ne peut rester spectateur face à son évolution et à la crédibilité de l’incitative marocaine saluée par des nombreux pays parmi eux ses partenaires potentiels dans Union Européenne (la France et l’Allemagne) et dans l’OTAN (EE.UU).

Dans un monde au bord d’une nouvelle guerre froide où des nouvelles alliances se dessinent et se resserrent du fait de la guerre en Ukraine, Sanchez était forcé d’aligner sa position et sa politique dans la région maghrébine à celle de ses partenaires qui l’ont sûrement conseillé(EE.UU) et encouragé (France, Allemagne) dans cette initiative par peur de se voir isolé et contraint d’accepter une situation de fait à son insu, et juste à la limites de ses frontières.

En vérité, l’initiative de Sanchez n’est pas seulement un revirement dans la politique marocaine de l’Espagne, mais une vraie feuille de route que les experts ont toujours réclamée aux décideurs espagnols pour instaurer un climat de confiance, condition sine qua non pour parer aux  éventuelles tensions susceptibles de resurgir à la moindre crise, mais toujours plus fortes et plus violentes. Sa nouveauté est qu’elle évoque d’une manière claire, non seulement la volonté d’ouvrir une nouvelle page dans les relations entre les deux pays, et de soutenir l’initiative marocaine dans la question du Sahara, mais aussi les éléments et les questions de désaccord entre les deux pays et les mécanismes politiques et diplomatiques pour les résoudre : transparence, étroite concertation dans les actions, respect des engagements, collaboration pour affronter les défis communs, coopération dans la gestion des flux migratoires  des personnes et des biens et enfin le respect de ’intégrité territoriale.

C’était un dur exercice pour Sanchez dans ses fonctions régaliennes où la raison d’État reste au-dessus des convictions politiques et partisanes. Sa coalition gouvernementale fragile qui comprend des éléments hostiles à toute ouverture envers le Maroc et qui n’hésitent pas à brandir le drapeau du Polisario au sein même du parlement espagnol, ne lui a laissé que peu de marge pour défendre sa position et ses avantages pour l’intérêt du pays et de ses citoyens. Mais l’histoire des relations entre les deux pays lui reconnaitra le courage d’apporter en exécution une idée que d’imminents hommes d’états espagnols comme Felipe Gonzales, Jose luis Zapatero, Angel Moratinos, ont défendu alors que lui-même n’en était pas le défenseur.

*Professeur d’histoire contemporaine

Université Chouaib Doukkali, El Jadida.

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