Un Maroc au coeur du malaise entre conservateurs et modernistes

Lors de moments critiques dans l’Histoire de l’humanité, phi­losophes, écrivains, penseurs, journalistes et chercheurs amènent une sensibilité différente pour éclai­rer les esprits et calmer les passions déchaînées. Or le panurgisme, le conformisme, la pensée unique et unilatérale émergent et persistent, de plus en plus, ce qui est loin d’être un gage de vérité surtout quand c’est applaudi, voire orchestré, par un gouvernement auto-satisfait et des médias rivalisant de servilité et de mercantilisme. De ce fait et à l’instar de l’affaire Dreyfus ou encore celle de Calas qui avaient divisé la France en deux communautés, tous les in­grédients se brassent pour séparer le Maroc en deux parties adverses, voire ennemies. La religion est bran­die en garde-fou pour justifier des agissements portant atteinte à l’Etat de droit. Ce leitmotiv, longtemps mis en avant par le Maroc – « tradition et modernité » – souligne ostentatoire­ment les contradictions et les para­doxes qui caractérisent un Royaume à la fois gratifié et loué pour son exemplarité en matière de tolérance et de dialogue interreligieux, mais pointé du doigt pour la résurgence de pratiques obscurantistes rétrogrades.

Le Maroc entre conservateurs et modernistes

Ces dernières années, l’histoire du Maroc a été secouée par des contro­verses en série sur les moeurs et plu­sieurs événements qui ont creusé le fossé entre modernistes et conserva­teurs. Du lynchage d’un homosexuel à Fès au procès des deux jeunes filles d’Inezgane arrêtées par les autori­tés pour « tenue indécente », ces incidents avaient entraîné un vaste mouvement de solidarité sur Inter­net. Dès lors, les motifs de friction voire d’affrontements ne manquent pas pour mettre le feu aux poudres et face à face, avec violence, deux conceptions du Maroc et de son mo­dèle de société. Bien des faits ont suscité indignation et débats pas­sionnés comme en février dernier, lorsque le docteur Chafik Chraï­bi a été démis de ses fonctions en raison d’un reportage diffusé sur la chaîne France 2, où le médecin soulignait son engagement en faveur d’une dépénalisation de l’avortement. Ceci n’est pas passé sans susciter un tollé suite auquel le Roi Mohammed VI a désigné et chargé une Commission afin de réformer l’avorte­ment. Et c’est un mois après qu’un nouveau texte régi par un encadrement très strict et décrimina­lisant l’avortement était soumis au législateur. Et c’est ainsi que les deux parties ont dû enterrer la hache de guerre sans que l’une ou l’autre n’ait ni gagné ni vaincu.

Polémiques et contro­verses sont devenues fré­quentes avec l’arrivée du PJD au pouvoir. Bien que les dirigeants aient évité non sans peine de glisser sur un terrain miné au tout début, à savoir les débats sur l’identité nationale et religieuse du pays, le na­turel resurgit au quart de tour et le PJD revient sur le terrain des valeurs et de la morale.

Rappelons que Mustapha Ramid, ancien avocat de détenus salafistes, lors d’une visite à Marrakech, avait dénoncé l’attitude selon lui « dépra­vée » des étrangers, qu’il avait accu­sés de « passer beaucoup de temps à commettre des péchés et s’éloi­gner de Dieu » lors de leurs séjours dans la ville ocre. Au cours de cette même visite, l’entrevue entre Ramid et le cheikh Maghraoui, une figure controversée de la scène religieuse marocaine, connu pour avoir émis, en 2008, une fatwa autorisant le ma­riage d’une fillette de 9 ans a outré les associations féministes qui l’ont qualifiée de pédophilie légale.

Mustapha El-Khalfi , alors mi­nistre de la Communication et porte-parole du gouvernement, quant à lui avait proposé que les chaînes de télévision marocaines (Al Aoula et 2M) retransmettent tous les appels à la prière de la journée, accordent une plus grande place à l’arabe et à l’amazigh (au détriment des langues étrangères que sont le français et l’espagnol), s’interdisent ensuite de diffuser de la publicité pour les jeux de hasard… Sans oublier l’attaque portée toujours par le même ministre à l’égard desdites chaînes de télévi­sion «On s’aperçoit, à partir de cette enquête, que les valeurs véhiculées par ces médias vont dans un sens, et les valeurs nationales, religieuses et morales qui ont été au fondement de cette nation, se situent dans un autre sens». Ce qui a bien entendu suscité la colère des patrons de ces chaînes.

A l’instar de son ministre de la Communication, le Chef du gouver­nement ne ratait pas une occasion pour s’attarder sur la question des valeurs et les dangers qui menacent l’identité marocaine et n’hésite pas à pointer du doigt des «valeurs étrangères» qui risquent de détruire l’identité nationale et faire imploser le modèle familial marocain.

  Bien que les dirigeants  aient évité non sans peine  de glisser sur un terrain miné  au tout début, à savoir  les débats sur l’identité nationale  et religieuse du pays,  le naturel ressurgit au quart  de tour et le PJD revient  sur le terrain des valeurs  et de la morale.

 Aftati s’en prend au festival Mawa­zine et à la tenue vestimentaire de la chanteuse anglaise Jessie J.

Les médias en ligne favorisant la diffusion à grande échelle de tous ces propos et digressions, les décla­rations des gouvernants ne passent pas inaperçus et suscitent une levée de boucliers au sein du camp des «modernistes» et «progressistes» à l’encontre des conservateurs extré­mistes qui s’affrontent violemment dans la presse, dans la rue, via les réseaux sociaux et même au sein de la même famille.

C’est ainsi que deux Maroc s’af­frontent et se disputent autour du modèle de société qu’ils souhaitent adopter. D’un côté, un modèle conservateur qui gravite autour de la tradition, la religion et la famille. De l’autre, les modernistes sécula­ristes mettent l’individu et sa liberté au coeur de toute construction socié­tale. Et comme pour couronner le tout et raviver les tensions, la recomman­dation du CNDH relative à la parité et à la réforme de l’héritage suscite de vives réactions au sein du courant conservateur qui y voit une atteinte à la religion.

La femme, cheval  de Troie des traditionalistes

Dans une société patriarcale conservatrice où tout ce qui a trait à la femme représente encore un tabou et soulève les passions, cette dernière se trouve encore tiraillée entre mo­dernisme et conservatisme. Sa qua­si-absence au sein du gouvernement sortant souligne le décalage énorme entre les discours théoriques et la réa­lité sociale, économique, politique et culturelle d’un pays où l’égalité dé­mocratique peine à s’affirmer en rai­son de la bipolarité de ses décideurs politiques dont le dessein est de main­tenir la mainmise sur les femmes. Pourtant, nul n’ignore qu’une vraie démocratie repose initialement sur un enjeu de taille et d’évolution, à savoir l’égalité des sexes sur tous les plans afin d’assurer l’équilibre de la société. D’ailleurs, force est de constater que les nombreuses discri­minations à l’égard du sexe féminin font que le Maroc où les propos du chef de gouvernement rappellent avec insistance, voire obsession, le rôle rabaissant de «la femme lustre» : «Vous qui êtes là, vous avez été édu­qués dans des maisons où il y avait des lustres. Ces lustres étaient vos mères» se tient toujours à la traîne dans les classements internationaux. Ou encore Lahbib Choubani, alors ministre des Relations avec le Parle­ment et la société civile qui s’est at­taqué dans ces mots à une journaliste au sein de l’hémicycle, «Votre tenue vestimentaire n’est pas appropriée dans cette respectueuse institution» en 2014.

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Et dire que les textes et les ré­formes constitutionnelles ne cessent de brandir et de souligner des avan­cées quant à la participation des femmes dans l’évolution du pays ! Il serait prétentieux d’aspirer à une vraie démocratie alors que le prin­cipal corollaire de celle-ci, à savoir l’égalité entre femmes et hommes, n’est qu’un slogan qu’on arbore et qu’on répète en choeur lors de campagnes électorales. Le gouvernement en par­tance, loin d’apporter des changements conjoncturels salutaires, a creusé encore plus le cratère entre les hommes et les femmes en marginalisant, cruellement, celles-ci et en se dressant avec résistance à la consoli­dation de la parité homme/femme.

Rappelons que la réforme de la Moudawana a valu la colère des milieux conservateurs is­lamistes hostiles aux revendications féministes qui y voyaient une menace à la continuité religieuse musulmane du Royaume sachant que la mobili­sation féministe a connu un énorme succès, voire un exploit.

  Deux Maroc s’affrontent et se disputent autour  du modèle de société qu’ils souhaitent adopter.  D’un côté, un modèle conservateur qui gravite autour de la tradition, la religion et la famille.  De l’autre, les modernistes sécularistes  mettent l’individu et sa liberté au coeur  de toute construction sociétale.

Heureusement que les dernières élections étaient l’occasion de vou­loir innover et surtout séduire par un nouveau point fort, celui justement de la présence féminine sur la scène politique. On devrait, en effet, se ré­jouir des 81 femmes qui occuperaient l’hémicycle aux côtés des 314 parle­mentaires hommes. Pourtant l’année 1993 devait, en principe, tracer une voie exceptionnelle dont on voulait la pérennité. En effet, une nouvelle ère s’ouvrait pour les féministes ma­rocains puisque, et pour la première fois, la femme marocaine accédait au Parlement. Badia Skalli de l’USFP est élue présidente d’une Commis­sion parlementaire et Latifa Benna­ni-Smirès du PI, membre du bureau du Parlement. Et c’est le 14 août 1995 que Feu le Roi Hassan II avait créé un événement historique en dé­signant au poste de secrétaire d’État du gouvernement Zoulikha Nasri à l’Entraide nationale, Aziza Bennani à la Culture, Nawal El Moutawak­kil au Sport et Amina Benkhadra au Développement du secteur minier.

Depuis 1999, et avec l’avènement du règne du Roi Mohammed VI, le projet d’intégration de la femme au développement économique et social a de nouveau soufflé un air d’espoir, qui on l’espérait bien, allait apporter des changements salutaires. C’est alors que les voix des conser­vateurs se sont élevées criant leur opposition et oeuvrant pour le faire échouer. L’Histoire du Maroc nous rappellera que le 8 mars 2000 a connu deux grandes marches dont la symbo­lique n’est pas des moindres puisque la division de la société marocaine était flagrante. Au moment où les modernistes manifestaient, à Rabat, en faveur du projet du plan d’inté­gration, les traditionalistes suivaient la voix des islamistes du Parti de la justice et du développement appuyés dans leur action par le mouvement Justice et bienfaisance à Casablanca. Et criaient leur opposition à ce plan d’intégration de la femme au déve­loppement.

Au grand malheur des féministes, les conservateurs ont marqué le point par une mobilisation plus importante. Le 27 avril 2001, le Roi ne ratant aucune occasion pour montrer sa position en faveur de l’implication de la femme dans le développement du pays, annonce la formation de la Commission royale consultative chargée de la révision de la Mou­dawana. Ce qui a abouti à l’élabo­ration d’un Code de la famille assez progressiste en matière des droits de la femme malgré les voix séparatistes qui s’élevaient au sein même de la Commission présidée par M’hamed Boucetta.

Aujourd’hui encore et quoique la femme soit présente sur tous les fronts, sa présence parmi les élites politiques et sa contribution au pro­cessus de prise de décision est trop faible pour un pays tel que le Maroc.

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