Maroc-Espagne : la partie invisible de l’iceberg

Par Hassan Alaoui

Avec la convocation de l’Ambassadeur du Royaume du Maroc en Espagne, Karima Benyaich, le chef du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, connu pour sa prudence en matière de politique étrangère, vient de tomber dans le piège de l’extrême-droite, représentée par le parti « Vox » et le courant conservateur à la tête du Parti populaire (PP).

Il est vrai que la convocation d’un ambassadeur pour fournir des explications revêt une symbolique particulière dans les traditions diplomatiques, mais celle-ci révèle, en effet, l’existence d’un désaccord sur une affaire sensible pour les deux pays.

Pour mieux comprendre la réaction du voisin ibérique, survenue suite aux propos  du Chef du gouvernement marocain Saad Eddine El Othmani sur le dossier de Sebta et Melilia, il est intéressant de s’arrêter sur le contenu de ces déclarations et les significations politiques de chaque expression, et de mettre, d’autre part, la convocation de l’Ambassadeur par La Secrétaire d’Etat espagnole aux affaires étrangères, dans le contexte géopolitique des relations entre Rabat et Madrid.

*Ce qu’El Othmani a (vraiment) dit*

Dans une interview avec une chaîne arabe établie à Dubaï, Saad Eddine El Othmani a répondu à une question du présentateur à propos de la situation des deux enclaves occupées, Sebta et Melilla.

Le sujet principal du débat était les derniers évènements au Sahara marocain, notamment l’intervention du Maroc pour débloquer le passage frontalier avec la Mauritanie, pris en otage par des milices de Polisario. Le chef du gouvernement marocain a exposé une sympathie vis-à-vis des Espagnols, les qualifiant de « frères », qui expriment leur « compréhension des positions marocaines au sujet du Sahara », avant que le présentateur n’enchaine sur une question, liant l’affaire du Sahara marocain au dossier de Sebta et Melilia.

Le chef du gouvernement, qui semblait surpris par la question, sans doute par manque de préparation de sa part et de son cabinet, a répondu avec beaucoup d’hésitation que les enclaves de Sebta et Melilla auxquelles le Maroc est attaché, autant qu’à ses provinces du sud, sont parmi les questions dont il est nécessaire de débattre, en dépit de l’inertie actuelle, en ajoutant d’un ton conditionné que « c’est une question qui doit s’ouvrir un jour ». Une phrase qui a fait le tour des pages de l’extrême-droite espagnole dans les réseaux sociaux, qui ont intentionnellement omis de mentionner la suite de la réponse de M. El Othmani, lequel a affirmé que la priorité pour le Maroc est l’affaire du Sahara, et que « chaque chose se fera en son temps ».

L’ancien ministre des Affaires étrangères et actuel chef du gouvernement va enfin se rendre compte qu’il faudra fuir ce champ de mines, en essayant de rectifier le tir et ajoute à ses propos que « le plus important maintenant c’est de construire le vivre-ensemble et la position espagnole dans l’affaire du Sahara est devenue maintenant plus équilibrée et plus cohérente avec les résolutions du Conseil de sécurité… « .

Toutefois, pour les espagnols le mal est déjà fait. Certains médias espagnols considèrent déjà les déclarations du chef du gouvernement marocain comme une attaque hostile à la « souveraineté » espagnole sur les deux présides.

Ce fut donc la goutte qui a fait déborder le vase pour la droite espagnole, actuellement dans l’opposition, qui nie tout lien historique, religieux ou culturel des deux villes avec le Royaume chérifien. Une négation devenue une constante angulaire du nationalisme espagnol.

*Ce que l’Espagne évite de dire*

Face à la pression des médias et des comptes Twitter de Santiago Abascal et Pablo Casado, respectivement, Chef du parti Vox et chef de Parti Populaire, le plus grand parti de l’opposition, le gouvernement d’alliance de gauche espagnole s’est retrouvé dans l’obligation de réagir « à chaud ». Mais la décision de convoquer l’Ambassadrice du Royaume pour présenter des explications, et disons-le, pour s’excuser des déclarations, était surdimensionnée et hâtive.

Prenant en considération la forme et le contenu des déclarations de Saadeddine El Othmani, la question qui se pose est la suivante : la portée de ces déclarations médiatiques méritait-elle une réaction aussi vive vis-à-vis d’un pays voisin qui est, non seulement le premier partenaire commercial pour l’Espagne, mais aussi le partenaire privilégié sur plusieurs dossiers comme la lutte contre le terrorisme, l’immigration clandestine et le crime organisé ?

Pour répondre à cette question, force est de rappeler quelques événements récents dans les relations bilatérales entre le Maroc et l’Espagne. Le premier concerne la décision du Royaume de mettre fin, en octobre 2019, à la contrebande des marchandises entrées de façon illégale à travers les postes frontaliers de Sebta à Mellila. Un chiffre d’affaires annuel de 800 millions d’euros qui représente la colonne vertébrale de l’économie des deux villes s’est alors vaporisé. Les responsables politiques espagnols n’ont pas manqué de pointer du doigt le Maroc, accusé de vouloir intentionnellement étouffer les deux villes.

Le deuxième événement qui a fait couler beaucoup d’encre dans le pays ibérique est encore une fois lié à une décision souveraine du Maroc. Il s’agit de l’adoption de lois fixant les limites des eaux territoriales et instituant une zone économique exclusive. Une décision tout à fait légitime et pourtant très mal contenue en Espagne qui craint d’éventuels chevauchements avec l’espace maritime des Îles Canaries et accuse le Maroc de vouloir mettre les Espagnols devant le fait accompli avec ces résolutions prises de manière unilatérale.

Des évènements qui ont été traités avec une profonde déception et rancune par la presse espagnole, proche des centres de décision de Madrid. La reconnaissance des Etats-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara et le rétablissement des relations entre le Maroc et Israël semblent alors être le coup de grâce pour une certaine élite espagnole qui voit toujours dans le Maroc ce voisin mal aimé, qui souffre, selon eux, d’une dépendance vis-à-vis de l’Espagne pour renforcer sa position dans le conflit du Sahara.
En effet, les derniers événements dans les provinces sud du Royaume changent totalement les rapports de force. Le report de la réunion de haut niveau Maroc-Espagne prévue le 17 décembre 2020, à cause de la situation épidémiologique actuelle, suscite alors des rumeurs à Madrid, puisque sa date initiale a coïncidé avec les dernières déclarations de Washington sur la marocanité du Sahara.

Certains médias auraient même lié ce report aux déclarations du deuxième vice-premier ministre espagnol et chef du Parti de l’extrême-gauche Podemos, Pablo Iglesias, à propos du Sahara marocain, quand il a exprimé sa position favorable à l’organisation d’un référendum. Le communiqué-compromis, qui reporte la réunion jusqu’en février 2021, a pu calmer ces suppositions, même si une pareille prise de position exprimée par un membre du gouvernement espagnol aurait été, si le Maroc l’avait décidé, un sérieux motif de convoquer l’Ambassadeur espagnol à Rabat.

La décision du Président Trump constitue donc une mutation géopolitique majeure dans la région en faveur du Maroc. Elle change totalement les rapports de force, non seulement dans la Méditerranée, mais aussi à l’échelle de l’Atlantique, si l’on prend en considération la valeur géostratégique d’un consulat américain de mission économique à la ville de Dakhla, au sud du Maroc, annoncé par Donald Trump.

Certes, l’Espagne cherche à s’imposer comme acteur incontournable dans l’affaire du Sahara, mais son rôle stratégique se renforce avec le maintien de la qualité des relations bilatérales avec le Maroc, qui assure sa part de responsabilité dans ses engagements vis-à-vis de Madrid et des autres partenaires européens. En d’autres termes, exposer des relations stratégiques des deux pays aux polémiques partisanes en Espagne ou en faire un moyen de chantage, pourrait faire basculer les résultats exemplaires de la coopération bilatérale réalisés depuis le gouvernement de José Luis Zapatero, jusqu’à aujourd’hui.

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