Othmane Dilami, le temps de l’image et de la photographie

Par Hassan Alaoui

Il est parti un jour de l’année 2016, fauché par le cruel sort dans un pays lointain connu pour sa multitude. Ses instruments de travail en bandoulière, subtilisés par ailleurs, son rêve brisé mais toujours vivant pour nous.

Grand reporter comme le fut un Albert Londres, disparu en Mer Rouge dans l’Océan indien, donc loin, sur le paquebot Georges Philippar emporté dans l’incendie en 1932 alors qu’il revenait de Chine, un reportage en poche. Peut-être que comparaison n’est pas raison, mais elle s’impose. Comme lui, Othmane Dilami honorait son métier, sa mission emportait également avec lui le secret de la vie intense.

Il demeurera à jamais pour nous l’exemplaire photojournaliste aux traits doux, à la volonté implacable, au talent étendu, un homme de son temps qui, non content de nous embarquer dans la sphère d’une exigeante révision sur nous-mêmes, a inventé le nouveau voyage explorateur, avec d’autres repères, de nouveaux codes et un langage inédit. Le beau livre qui lui a été consacré, édité par la famille est avant tout un hommage privé, mais aussi une sorte d’épitaphe qui nous plonge, à coup sûr, dans un rivage d’émotion, tel cette planète qu’explorait le photographe, sur le terrain ou dans ses projets : « Othmane Dilami, le monde était ma maison ».

Titre évocateur, sujet ou objet de ce travail si profond qu’il nous rappelle l’exorde d’un Claude Lévi-Strauss à son livre majeur : « Tristes tropiques » où il nous convie au grand voyage d’exploration. Othmane, dans sa démarche – et le livre l’atteste – ne fait pas différemment. Le livre est un reportage synoptique, mélange de scènes et l’expression vivante de cette « diversité des faits humains en quête d’unité de conscience » (Marc Bloch) que le travail du photographe nous restitue.

Les photos de Othmane parlaient et nous parlent toujours, incisives, contextuelles, hors temps aussi. Sa sensibilité y est tout entière, l’objectif rivé sur les scènes du monde, parfois au ton d’une mélopée, rubigineuse ici, radiante là, nous apportant le parfum d’un sarment, le sourire d’enfants d’Afrique ou d’ailleurs, ici encore un barnum, là une si généreuse mansuétude que son visage prégnant d’enfant et ses yeux interrogateurs et sincères nous offrent, en somme, le paysage bigarré du monde qu’il avait hâte et besoin de déchiffrer dans l’art d’une langue appelée photographie, une sémiologie pour ainsi dire. L’hétérogénéité – au sens foucaldien – est un dispositif qui, tel un fil d’Ariane – nous conduit à travers un voyage dans l’espace et dans le temps, à travers les continents, les cultures, les hommes et les situations vécues par Othmane. Rien n’est daté, pas d’empreintes particulières et la notion de signature y est absente, seule la trace de l’artiste est là, impériale…

Avec un art consommé de faire bouger les consciences et de secouer nos âmes, il avait le geste de l’ethnographe dont l’écriture – photographique s’entend – ne sacrifiait ni au spectaculaire, ni à l’artificiel. Sa photographie était comme lui, discrète mais incandescente, non pas effacée mais inscrite dans une démarche originale. Du sans couleur pour la belle couleur, autrement sobre, intempestive en revanche. Et d’abord, le sentiment du saisissement qui s’empare de nous au premier contact de son œuvre. Celle-ci reflète, on dira réhabilite une ostensible quête d’authenticité polysémique, dans le choix thématique, dans la technique optique, et enfin, une dimension philosophique en arrière plan, faite de nostalgie, de belle mélancolie… La photographie de Othmane Dilami a cette particularité de nous renvoyer à quelque chose, pourquoi pas à nous-mêmes, d’inédit et de surprenant. Autrement dit, et non pas l’origine du monde telle que signée pas un Degas, mais à l’origine plusieurs fois millénaire de l’Homme.

L’écriture scénographique de Othmane ne sacrifie à aucune mode, elle n’a pas son équivalent sinon – on osera le dire – celle d’un Henri-Cartier Bresson ou Robert Capa pour ne citer que ces célébrités. Il nous apprend que la photo ne vient pas vers nous, mais c’est l’auteur qui nous y convie vers elle. A trente ans, en effet, il pouvait se prévaloir d’un contenu documentaire riche et diversifié, qui ne le cède en rien à d’autres grands photographes, une sorte de mémorial de l’image argentique, comme le suggère Marie Moignard dans sa belle et pertinente préface du livre qui lui est consacré.

Sa disparition cruelle nous a arraché un artiste, qui n’était jamais hanté par le succès ou la gloire, mais qui était animé par sa quête du vrai, l’art et la musique entre autres, l’irréfragable désir de témoigner de contextes lointains, certains jouant pour lui des sources d’inspiration et pour nous, constituant des champs de découverte inédits. On n’a jamais tort d’évoquer des photographes dont le travail suggère la comparaison justifiée, comme Capa ou Depardon. Comme eux, son objectif repère l’indicible, la singularité et cette « pureté originelle » du blanc et noir à laquelle il nous convie. Il n’exclut pas le majestueux cycle des couleurs, entre pourpre et rutilance, notamment dans le reportage sur le Sénégal qui clôt sans clôturer le livre, qui est au livre ce que l’apothéose est à l’art de l’introspection magique. Autrement dit, une métaphysique de la magie…

En ce cas précis, il convient de mettre en exergue le cosmopolitisme de Othmane Dilami et sa justification à être le déchiffreur des cultures, portant son messianisme comme un mât. Aujourd’hui, l’Union africaine (UA) vient d’adopter, lors de son dernier Sommet, une résolution stipulant création d’un Musée des arts africains, destiné à valoriser les œuvres et créations du continent. On eût volontiers imaginé les travaux de Othmane exposés sur les cimaises de ce Musée à Alger, ainsi que le succès indéniable qu’ils rencontreraient. Photographe, cinématographe et témoin de son temps, sondeur des complexités, les unes fugaces et les autres estampillées de sa tendresse, Othmane nous interpelle. Jamais sa sensibilité ne nous laissera indifférents.

Sartre, Foucault voire Barthes, chacun à sa manière, se sont relayés pour analyser la force de l’image et de la photo dans de grands textes vertueux. « L’image, écrit Foucault,  apparaît maintenant comme une modalité d’expression, et prend son sens dans un style, si on peut entendre par “style” le mouvement originaire de l’imagination quand il prend le visage de l’échange. Mais nous voici déjà sur le registre de l’histoire. L’expression est langage, œuvre d’art, éthique », (Introduction au Rêve et l’existence, Gallimard). S’il fallait conclure sur ce travail immense d’un artiste, à mes yeux, bien accompli, c’est mon vœu de voir conservée la moisson de photographies échappées au douloureux sort qui a frappé Othmane, son admirable maman, Nadia Salah, son merveilleux papa Abdelmounaim Dilami qui sont évidemment et depuis longtemps – plus de 30 ans – mes amis. Ils sont au Maroc et à notre profession, aujourd’hui dévoyée, ce que la rigueur et l’éthique sont à l’honnêteté.

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