Paix et diplomatie marocaine au cœur du désordre mondial

Par Michel BOYER

« Nous nous trouvons dans la situation d’un homme dont la demeure serait la proie des flammes et qui doit s’empresser de sauver ce qui lui semble le plus indispensable pour assurer son existence ». ابن رشد,    Ibn Rushd : Averroès – livre I- abrégé de l’Almageste

C’est un paradoxe, la dynamique de progrès et de prospérité de la mondialisation semble entraîner l’humanité vers sa propre perte. Loin d’être apaisé, loin d’être ordonné, le siècle dans lequel nous sommes engagés, est celui du retour aux vieux démons d’une humanité décrite par Hobbes comme l’arène « d’une guerre tous contre tous ».

Envisagées dans le temps long jusqu’au siècle dernier, les relations internationales ont été marquées par l’Histoire des États, des peuples voire des idéologies, mais la mondialisation a accéléré le temps et toute mise en perspective historique doit désormais être datée, pour ne pas être anachronique et rendre compte des nouvelles dynamiques de confrontations, de rivalités, d’expression de volonté de puissance, de croissance économique. Sont venues tour à tour nous plonger dans l’inquiétude et la peur : la crise des subprimes, la pandémie de la Covid 19, l’émergence de radicalisations d’un autre âge et le retour de la guerre au cœur des villes et des populations.

Comment comprendre notre monde et ses dynamiques géopolitiques, géoéconomiques et environnementales  toujours plus considérables dans leur ampleur depuis la fin de la guerre froide, désormais sans cesse accélérées, renouvelées et brouillées au sein même d’un espace mondial globalisé et fragmenté ?

En 1990, les USA, champions du monde libre, remportent une triple victoire sur leurs adversaires ; une victoire : idéologique, économique et pour le coup militaire par leur suprématie définitive sur l’URSS, due aux moyens de leur Initiative de Défense Stratégique. Le modèle démocratique et libéral défendu par les USA et organisé sous leur protection en systèmes d’alliance a définitivement vaincu. C’est bien une victoire complète, malgré les crises internes comme la guerre du Viêt-Nam et les crises économiques qui ont marqué la fin des 30 glorieuses, liées aux chocs pétroliers et à la réactivation de la concurrence au sein des marchés.

Une nouvelle ère mondiale

La fin d’un monde bipolaire ouvre ainsi une nouvelle ère mondiale, celle de la mondialisation des échanges et du triomphe du néolibéralisme marchand qui s’appuie sur deux révolutions : celle de la Nouvelle Division Internationale du Travail (NDIT) et celle des Nouvelles technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) dont internet et le container de 20 puis de 40 pieds sont les instruments emblématiques. Quelle stupéfaction pour les USA de voir surgir dès le début des années 2000, un nouveau désordre mondial qu’ils peinent à comprendre et à dominer. L’hégémonie américaine est contestée. Son modèle qui s’appuie sur les normes d’uniformisation technologiques, industrielles, sociales et juridiques pour assurer sa domination dans un espace mondial globalisé, rencontre aux marges des zones de prospérité vouées à de nouvelles formes d’exploitation économique et de rapports de force, nombre de rejets et de résistances.

Les pays émergents, pour leur part, soucieux de leur intégration dans le vaste marché mondial sont autant de concurrents aux intérêts spécifiques et impérieux. Ainsi à l’ouverture nécessaire au bon fonctionnement des échanges correspond aussi sur le fond des crises financières de la trop aléatoire et cynique gouvernance économique mondiale, une fermeture des États de plus en plus organisés au sein d’accords de coopération économique régionaux pour se protéger des aléas de la concurrence économique internationale et des effets financiers d’un marché global dérégulé. Dans ce nouveau désordre mondial, manquant de gouvernance de manière flagrante, si ce n’est celle des intérêts consensuels et conjoncturels des puissances du G8, parfois élargi à 20, de nouveaux bouleversements sont apparus à l’échelle universelle.

Ainsi, chaque situation géopolitique régionale interfère désormais, avec des données internationales, plus ou moins lointaines, par le jeu d’alliances ou d’antagonismes par contrecoup. Tous ces facteurs se combinent les uns aux autres et se répercutent à distance. Il s’agit donc de rechercher ce qui est réellement en jeu et se garder de toute certitude. Comme l’a fort bien résumé Henry. A. Kissinger : « Les intellectuels analysent le fonctionnement des ordres internationaux, les hommes d’État les bâtissent- aussi l’examen des solutions inventées par les hommes d’État pour régler l’ordre international-ce qui a marché ou échoué et pourquoi- n’est pas un point final, mais peut-être le début de la compréhension de la diplomatie contemporaine ».

La guerre en Ukraine qui dure, dans un chaos dont aucun des camps ne semble pouvoir s’extirper pour prendre l’initiative d’une sortie négociée, semble peu à peu entraîner deux irréductibles volontés vers une issue fatale, où le statut, inventé pour l’occasion de cobelligérant, ne protégerait rien ni personne. Les milliards dépensés dans la destruction des villes et ceux renouvelant sans cesse les capacités de résistance ukrainiennes, nous entraîne désormais dans une forme de renoncement à faire entendre la raison et la voix d’une communauté internationale sans effet sur les volontés de puissance.

Ainsi, loin de pérenniser l’idée d’une paix dans la prospérité partagée par le plus grand nombre à la fin de la guerre froide, au rythme d’une croissance continue et des dividendes du vaste marché global, ressurgit sur la scène mondiale tel un monstre renaissant de ses cendres, le spectre de la terreur nucléaire. Ailleurs, loin des caméras et du conditionnement des émotions : la faim, les pénuries, l’accroissement des inégalités sont la funeste conséquence de ce désordre sans nom. Et sur les espaces périphériques des rapports de puissance, soumis aux sanctions, embargos, exclusions, à la dette et à la ruine de l’effondrement des marchés, s’affrontent les volontés de domination sans partage, ni libre arbitre.

Diplomatie marocaine : Voix des espérances

Las, les diplomates s’interrogent sur le retour de temps déraisonnables que les membres permanents du club très fermé du Conseil de Sécurité des Nations unies et principaux acteurs du G8 déclinent en opportunités particulières. Mais, si comme nous l’a montré Aristote : « l’objet de la guerre doit être la paix », pour ne pas aboutir au renouvellement prévisible de « la stasis ». Il s’agit bien d’imaginer la Paix, à la manière de Spinoza « non pas comme une absence de guerre, mais comme une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance et de justice ».

C’est précisément, me semble-t-il, dans les termes de cette injonction que sont à rechercher de nouvelles voix internationales, dans une forme de « common decency », sorte d’apologie de la vie et des gens ordinaires, portée, aujourd’hui, par l’urgence de la dégradation environnementale et la nécessité de ne pas marcher vers toujours plus de guerres à venir. Il n’est pas futile, il n’est pas inutile, de le rappeler encore et encore, en particulier auprès des jeunes générations. Les puissantes chancelleries devraient prendre exemple sur la volonté diplomatique du Royaume du Maroc, qui sans jamais renoncer à la défense des intérêts nationaux et forte de son identité aux accents universels, privilégie sans cesse la dynamique du dialogue, refuse l’enfermement idéologique, les pratiques exclusives et dénonce les injustices fussent-elles le fait de ses alliés. En choisissant de s’inscrire dans des valeurs à partager, d’œuvrer à la préservation d’équilibres matériels et immatériels essentiels pour l’humanité, mais aussi à l’émergence et au développement du continent africain, elle est aujourd’hui une des voix de l’espérance et de la tempérance dont a tant besoin notre belliqueux désordre mondial.

Stasis : Chez les Grecs de l’Antiquité : division et discorde au sein de l’espace politique.                                                      Common decency : À partir de 1935, la question de la « décence commune » apparaît souvent sous la plume de George Orwell, il met ainsi en avant l’existence d’un sens moral inné chez les gens ordinaires, forme d’honnêteté partagée et vertueuse des mœurs sociales et politiques. 

*Professeur associé près de Sciences-Po Rabat – Université internationale de Rabat

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