Plaidoyer pour un débat sur l’égalité en matière d’héritage et une révision du droit successoral marocain

Par Youssef OUBEJJA

La réforme du droit successoral régi par le code de la famille constitue l’un des principaux leviers pour la consolidation du choix démocratique et la voie du modernisme prônés par la nation.

A titre de rappel une refonte profonde du code de la famille en février 2004 portant révision de plusieurs dispositions avait été initiée sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI.  Des réformes substantielles du droit des personnes ; le mariage, le divorce,  la filiation, la capacité, et les testaments, ont été ainsi adoptées, avec des formulations modernes consacrant l’égalité entre l’homme et la femme et abandonnant les clichés et les schémas patriarcaux ancestraux ayant dominé le tissu social entravant sa cohésion.

Cette réforme progressiste a été fortement saluée par les fractions politiques de gauche comme de droite du pays, malgré les résistances affichées par les courants islamistes gardiens du temple ultraconservateur. Elle était l’aboutissement des revendications des mouvements féministes marocains, et des courants modernistes représentés par des intellectuels et des ONG internationales, suite aux engagements solennels pris par le Royaume en faveur des droits de l’homme et des libertés individuelles.

Les pays du voisinage notamment européens et du monde entier avaient également salué cette réforme novatrice qu’on considérait comme point de départ à plus de justice, et plus d’équité dans les rapports homme/femme.

Parmi les principaux progrès qui ont été mis en œuvre, soulignons de prime abord que l’âge du mariage a été fixé au plus tôt à 18 ans pour les deux sexes, sauf autorisation spéciale du juge dans de très rares cas pour les personnes dont l’âge est supérieur ou égal à 16 ans. La polygamie a, pour sa part, été rendue quasiment impossible, placée sous un strict contrôle judiciaire, et exige, pour des situations exceptionnelles, l’accord de la première épouse. La nouvelle législation consacre le divorce comme un droit reconnu aux deux époux, sous le contrôle judiciaire, et accorde une importance de premier plan à la protection des enfants en toutes circonstances.

Sans nous attarder davantage sur le détail des apports de la réforme, nous nous permettons de relever ses carences et ses lacunes. Ces insuffisances doivent à notre sens faire l’objet d’un débat intellectuel audacieux éclairé, avec un appel à une dose de courage supplémentaire souhaitable de la part des groupes d’opinion, société civile et partis politiques.

Nous citons principalement parmi ces carences, d’une part le droit successoral en général, qui malgré le maquillage qu’il a connu avec le peu de révisions introduites dans le code, n’a malheureusement pas abouti à une réforme en profondeur, d’autre part et plus particulièrement l’égalité dans l’héritage des descendants quelque soit leur sexe, qui reste un sujet tabou refoulé et bafoué dans notre société.  Ce sujet épineux suscite des réactions de refus catégorique du débat, de la part notamment de la majorité des partis de droite à référentiel dit islamique, ainsi que certaines orthodoxies islamistes.

Nous nous permettons par ailleurs d’ériger au premier abord la question de l’égalité en matière d’héritage dans une approche critique constructive,  remettant en question le concept de justice et d’équité dans nos sociétés contemporaines, tout en la confrontant avec la loi coranique. Nous pensons que cette dernière  reste sujette à une exégèse progressiste (ijtihad), qui ne doit pas être décrié par la censure du discours takferiste des détracteurs. Il n’y’a pas lieu de revenir ici sur les notions philosophiques de justice distributive et de justice commutative. La question dont il s’agit concerne l’égalité économique patrimoniale et financière, entre les descendants de même sexe concernant la succession dont ils ont héritée de leurs ascendants.

Ainsi pour la théologienne marocaine Asma Lamrabet, « l’héritage est le nœud gordien de la question de l’égalité ». Questionner cette donnée religieuse revient à remettre en cause le patriarcat dans les sociétés musulmanes et la domination des hommes sur les femmes. Or légitimer cette domination innée fondée sur le sexe, comme le prétendent certains réactionnaires animés par des idées obscurantistes, c’est construire la femme comme un être inférieur présumé toujours sujet à l’assistanat, tributaire du pouvoir matériel des hommes. Si cette domination semble légitime en matière économique lorsqu’elle résulte de la performance et la compétition entre firmes sans qu’elle ne puisse dégénérer en abus, il serait illégitime de la légitimer en fonction des sexes notamment dans nos sociétés modernes envahies par la mondialisation.

Une telle domination sous couvert d’une disposition d’ordre public extraterritoriale d’origine religieuse, ne devrait pas s’imposer à tous en tant que telle,sans permettre d’y déroger au profit de ceux qui le souhaitent. L’émergence de la famille nucléaire dans les sociétés musulmanes contemporaines, s’est couplée par l’assignation spontanée de rôles identiques à l’homme comme à la femme. Les études sur les rapports de genre attestent des nouveaux rôles dynamiques dévolus à la femme dans les espaces privés, publics et politiques, traçant une rupture avec ceux qui lui étaient destinés dans les sociétés traditionnelles, se limitant strictement aux travaux domestiques.

L’islam étant une religion qui fait de l’idéal de justice l’un de ses socles, est avant tout un message universel qui fait de la raison son principal pilier. Cette portée universelle a pour effet d’ancrer dans toutes les relations humaines les valeurs de vérité, de bien, de justice et d’égalité, sans distinction de couleur ou de race. L’islam ne croit pas à une quelconque supériorité fondée sur la race ou l’ethnie.

Dans cette perspective, il serait erroné de croire qu’une réflexion sur l’égalité en matière d’héritage sans distinction de sexe constituerait une atteinte au contenu du message coranique et serait de nature à le dépouiller de sa sacralité. Le contraire est vrai dans la mesure où « l’ijtihad » se justifie chaque fois qu’une situation nouvelle ou des faits nouveaux, notamment des changements sociaux interviennent pour favoriser l’édiction d’une nouvelle règle de droit,quitte à ce qu’elle relève du statut personnel en général et/ou du droit de l’héritage en particulier, en vue d’instaurer plus d’égalité, ce qui ne compromet nullement sa stabilité.

Nous proposons d’introduire dans cette optique un droit d’option pour les ascendants pour la Chariaa ou pour l’égalité, et une réforme de certains aspects du droit successoral pour favoriser davantage la cohésion sociale dans notre pays, et mettre en œuvre un dispositif normatif à même de placer l’égalité au sommet des priorités nationales. Les femmes s’en trouveraient davantage anoblies et notre nation un modèle de société musulmane éclairé, prônant un islam moderne en concordance avec les droits de l’homme tels que reconnus universellement et en abolissant toute forme de discrimination.

° Droit d’option des ascendants pour la chariaa ou l’égalité dans la transmission de la succession.

L’égalité dans l’héritage sans distinction de sexe constitue une fin souhaitable et un enjeu fondamental dans le droit successoral. Les forces politiques connaissent une discordance quant à son admission dans l’ordre juridique national. Si les mouvements de gauche semblent défendre une telle réforme se déclarant en faveur du débat autour de cette dernière, la droite et les mouvements islamistes demeurent catégoriquement contre. Cet état de fait met la question en mode veille avec comme corollaire un manque manifeste de maturité politique relativement à l’ouverture d’un débat sérieux et réfléchi autour d’une telle question, malgré certains appels timorés.  Le prélude de ce débat souhaitable est l’apanage avant tout des intellectuels, avant de l’expatrier vers les institutions législatives et réglementaires du pays.

Nous proposons dans un premier temps de garantir un droit d’option dans le mode de transmission de la succession de la part des ascendants au profit de leurs descendants, à inscrire dans un registre tenu par le tribunal de la famille. Cette mesure proposée s’inscrit dans le respect des sensibilités et des choix des différentes composantes de la société sans discrimination aucune, afin d’éviter d’éventuelles tensions autour de la question. Il s’agit de promouvoir la volonté individuelle du défunt dans son vivant.  Cela est de nature à garantir la liberté de choix dans la disposition et la transmission des biens constituant la succession, qui reste une préoccupation majeure pour une bonne fraction de la société. La proposition invoquée constitue  par ailleurs, un moyen qui ferait de la fameuse règle successorale du droit musulman relativement à l’héritage, « au fils, une part équivalente à celle de deux filles », une règle non d’ordre public c’est-à-dire que les intéressés ont le choix d’y déroger.

 Il n’est pas sans intérêt de rappeler,  les avancées réalisées par notre pays dans la consécration de l’égalité des ayants droit des terres collectives sans distinction de sexe. Indéniablement la reconnaissance légale de l’égalité femme/ homme dans ce domaine, est une avancée majeure, qui devrait inspirer les décideurs et éclairer le débat sur l’égalité de l’héritage.

Si nos arguments exposés arguent pour l’égalité, celui de la notion d’ordre public milite également en sa faveur et mérite d’être nuancé.

En effet la notion d’ordre public est le reflet juridique à un moment donnée d’une société en perpétuelle mutation. Le domaine de l’ordre public évolue en fonction de la conception politique économique et sociale qui imprègne l’esprit de la loi, en fonction de l’époque. En d’autres termes l’ordre public est une notion évolutive tenant compte des valeurs et de l’évolution de la société. Cette dernière n’est pas immuable,et est intimement liée à l’intérêt social et général,  toutefois, cette notion d’intérêt social n’est pas statique, elle est appelée à changer dans le temps et l’espace.

Nous soulignons que le droit d’option des ascendants est fondamental à un double titre. D’abord, il permettrait de déroger aux rigueurs de « chariaa », pour ceux qui le décident. Ensuite l’option de la « chariaa »restera possible pour ceux qui le souhaitent sous réserve de retranscrire cette option dans un registre destiné à cet effet par les soins du tribunal de la famille.  En outre cette proposition me semble garantir les choix des uns et des autres, et constitue une position médiane qui permettrait de mettre le débat autour de la question,  à l’abri de toutes tensions et de toutes polémiques.

L’analyse des expériences comparées des pays au sujet de l’égalité en matière d’héritage nous induira à tirer les enseignements, et nous éviterait les échecs.  Ainsi si ailleurs chez nos voisins tunisiens, le débat sur l’égalité  en matière d’héritage a été avorté, c’est bien à cause de la rigueur des formulations de la disposition d’ordre public instaurant l’égalité au sens strict dans le projet de réforme. Les réticences de la société par rapport à une telle réforme d’envergure auraient pu être évitées, si une disposition consacrant le droit d’option évoqué avait était inséré dans le projet de loi tunisien.

°Autres propositions pour la réforme du droit successoral : Cas de l’épouse

Le Droit successoral est organisé par la loi musulmane qui prévoie des proportions de la succession dans le cadre de la filiation après le décès, au profit des ascendants et des descendants ainsi qu’en faveur des frères et sœurs et bien d’autres personnes. En somme c’est un cadre normatif qui prévoit des droits d’héritage lors du partage de la succession, sous forme de proportions exprimées en pourcentage appelés « Fouroud » qui doivent être accordées de manière prioritaires à leurs bénéficiaires.  Le reste de la succession est acquis à l’ascendant ou descendant ou à défaut aux frères selon les cas, après prélèvement des dites proportions exprimées en quotte parts c’est ce qu’on appelle « le Taasib ».

Divers proportions des droits à la succession sont prévues par le texte coranique. Nous citons à titre d’exemple la proportion des deux tiers pour les filles de ce que le défunt laisse. « Au cas où  il n’y en a qu’une elle hérite de la moitié. Quant aux père et mère du défunt, à chacun d’eux le sixième de ce qu’il laisse, s’il a un enfant. S’il n’a pas d’enfant et que ses père et mère héritent de lui, à sa mère alors le tiers » (Sourat An-Nisa’a). Dans ce dernier cas de la Sourat les deux tiers restants reviennent au père du défunt ou à défaut s’il est décédé à ses frères par voie de « taasib », après déduction des quottes parts des autres héritiers (e) éventuels s’ils en existent.

Nous nous permettons de relever après ce bref rappel, qu’il existe de nombreuses complexités dans le droit de l’héritage qui sont susceptibles de compromettre les droits des uns et des autres, lors du partage d’une succession, et qui doivent faire l’objet d’une révision législative souhaitable. En effet si ces droits sont compromis, c’est à cause de certaines quottes parts mal proportionnées prévues par la loi. C’est ainsi le cas pour l’épouse,  pour laquelle la loi réserve le huitième de la succession de son défunt mari. De même quand on parle d’épouse, il est fondamental de rappeler ce que prévoit la loi en matière de régime matrimonial.

Ainsi concernant celui-ci, l’article 49 du Code de la famille prévoit que « les deux époux disposent chacun d’un patrimoine propre ». Il s’agit du régime de la séparation des biens. Donc à la différence du droit français, dans lequel les futurs époux choisissent contractuellement leur régime matrimonial, le droit marocain ne reconnaît que le régime de la séparation des biens.Dans les faits, nous signalons le plus  souvent que l’épouse concourt à la constitution du patrimoine de la famille conjointement avec son mari, ce qui dénote que la séparation des biens n’est pas effective en réalité, et que les biens constituant le patrimoine familiale sont acquis en commun et non individuellement. Il serait en conséquence, inadmissible de prévoir une quotte part d’un huitième au profit de l’épouse en cas de décès de son mari, là où ce dernier hérite d’un quart de la succession de cette dernière. Par ailleurs l’héritage par la voie du « taasib » qui est réservé strictement aux descendants et ascendants de sexe masculin ainsi qu’aux  frères le cas échéant, leur est souvent favorable au détriment de l’épouse.

Il nous semble que l’ouverture d’un débat autour de l’égalité en matière d’héritage et la réforme de certains aspects du droit successoral constitue une occasion pour notre pays pour relancer la dynamique égalitaire dans le monde musulman. De même plusieurs dispositions d’origine coraniques ont été abrogées par le code de la famille de 2004. Nous citons à titre d’exemple, la suppression de l’obligation légale d’un tuteur légal pour la fille prétendue épouse. Une telle obligation était fondamentale pour la validité de l’acte de mariage. Cette abrogation devrait à notre sens inspirer le débat pour la reconnaissance de l’égalité optionnelle en matière d’héritage.

De même nous préconisons à l’état actuel que la promotion de la volonté individuelle des ascendants en leur accordant ce droit d’option, constitue un préalable fondamental pour mettre à l’épreuve la société et examiner les choix exprimés de toutes les fractions qui la composent. Un appel pur et simple à l’égalité stricto sensu en matière d’héritage tel qu’il a été exprimé par l’ancien président du Conseil national des droits de l’homme nous semble prématuré, et pourrait mettre en échec une perspective de réforme tant souhaitable.

Youssef OUBEJJA : Docteur en droit et science politique

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