Polémiques concernant les langues : L’aménagement linguistique

 Depuis l’indépendance du Maroc, la problématique lin­guistique est préjudiciable à la société marocaine et consti­tue un obstacle majeur dans le domaine politique, avec des conséquences graves sur plu­sieurs secteurs et plus générale­ment sur le développement hu­main de notre pays. L’une des principales raisons à cela est la confusion entre éducation, langue, culture et identité.

Dans toutes les civilisations, on trouve plusieurs niveaux d’une même langue ainsi que plusieurs langues. Dans l’empire by­zantin, par exemple, la langue grecque était utilisée par les élites alors que le latin était commun. Durant l’antiquité arabe, plusieurs dialectes étaient utili­sés qui ont conduit à l’émergence pro­gressive de la langue arabe. Au début de l’état arabo-islamique, la langue technique était soit le byzantin, soit le persan jusqu’au règne du calife omeyyade Abd al-Malik ibn Marwan (685-705) où l’arabe devint progressi­vement la langue officielle. Ainsi, la langue arabe ne devint la langue do­minante qu’après une période de dé­veloppement qui en a fait une langue scientifique et technologique, conco­mitamment au développement de la civilisation arabo-islamique, comme il en est des langues en général.

Quelle est la situation actuelle ?

Le niveau général de la langue arabe s’est détérioré depuis de nombreuses années, dans tous les domaines et quelle que soit la formation des enseignants. La non maîtrise de la grammaire est prépon­dérante, avec une pauvreté stylistique et un déficit de vocabulaire accompagnés d’une absence d’innovation pédago­gique. Par ailleurs, entre 5 000 et 10 000 termes scientifiques et techniques sont mis au point chaque année au niveau international, alors que tous les pays arabes traduisent l’équivalent de ce que traduit le Portugal ou la Grèce.

Dans les pays en développement, qui sont à l’origine de la majorité des pro­ductions scientifiques et techniques contemporaines, il existe des commis­sions qui établissent un équivalent à chaque terme scientifique ou technique qui apparaît au niveau mondial. Par exemple, la Commission pour l’enrichis­sement de la langue française en 2016 a mis au point environ 210 termes en français, et chaque année les termes ap­prouvés sont publiés au Journal officiel. Si nous continuons notre comparaison, le site internet du Bureau de Coordination de l’Arabisation basé à Rabat, nous trou­vons une référence au dictionnaire uni­fié de chimie (anglais, français, arabe) publié en 1992, qui comprend 4 535 termes, tandis que dans la bibliothèque de l’Université de Laval, au Canada, il existe des dictionnaires comportant un nombre de termes variant entre 4 700 et 130 000. C’est ainsi qu’oeuvrent les pays à développement humain élevé pour faire en sorte que leurs langues suivent le rythme du développement de la science et de la technologie.

  L’aspect politique et idéologique est souvent choisi au détriment de la capacité de la langue  ou des langues à être  un instrument compétitif d’accès aux sciences  et aux techniques  permettant  un développement  économique et social  durable.   

Bien que des projets aient été mis en oeuvre pour développer la terminologie dans les pays arabes, on constate que la coordination reste lente et difficile et ne permet pas de rattraper le retard sur les langues scientifiques et technologiques actuelles. A côté de l’arabe classique, dont l’enseignement diffusa avec la créa­tion de l’Université Alqaraouiyine à Fès en 859 et le développement des écoles des Zaouiyas, nous avons le dialectal utilisé à la maison et dans la rue, dont le vocabulaire et la syntaxe varient selon les régions. Nous avons également des langues amazighes : Soussi dans le Sous, le Tamazight dans l’Atlas et le Rifain dans le Rif. Nous avons également hé­rité du Protectorat le Français et l’Espa­gnol. Tout d’abord, force est de constater que nous n’avons pas perdu nos cultures amazighes malgré les invasions et les conquêtes successives de l’Histoire, pas plus que nous n’avons perdu nos identi­tés et nos langues avec les colonisations française et espagnole.

Nous devons également reconnaître que l’utilisation du français ou de l’es­pagnol n’a pas diminué le niveau de la langue arabe pendant et après la période coloniale. Deuxièmement, après la pu­blication du Dahir « Berbère » en 1930 par le Protectorat, créant des tribunaux spéciaux pour les Marocains amazigho­phones basés sur le droit coutumier et visant à les exclure de l’influence ara­bo-islamique, qui venait après la créa­tion d’écoles franco-berbères, la réac­tion nationaliste et la soif de modernité a conduit à la création d’écoles d’ensei­gnement en arabe et des écoles bilingues telles que l’école Mohammed Guessous à Rabat. Il faut rappeler que ce sont les Marocains qui ont contraint les autorités du Protectorat à introduire le Français dans les collèges musulmans et ensuite à les transformer en lycées pour avoir ac­cès au baccalauréat et à l’enseignement supérieur. Troisièmement, l’arabisation est devenue une revendication fonda­mentale du Mouvement nationaliste, puis du Parti de l’Istiqlal, comme c’était le cas dans les pays arabes en général.

Elle a toujours été le sujet de conflits idéologiques et l’objet d’une revendi­cation de l’opposition politique. Mais l’inconvénient majeur est le retard de la langue arabe en matière de termi­nologie scientifique et technique mo­dernes. Ainsi, pour y remédier fut créé en 1960 à Rabat l’Institut d’études et de recherche pour l’Arabisation dont l’ob­jectif principal était l’étude des moyens de combler ce retard et de forger les ou­tils nécessaires à l’aménagement de la langue, avec pour doctrine l’arabisation de niveau, développée par le Professeur Ahmed Lakhdar-Ghazal. Elle consiste en une conception dynamique du rôle de la langue arabe qui doit préserver notre identité culturelle, devenir un instrument compétitif d’accès aux sciences et aux technologies et être un outil véritable de développement économique et social.

  Pendant que nous  nous débattons contre  ces problèmes,  les pays africains  ont décidé d’adopter  la langue  de la colonisation  comme langue officielle avec leurs langues  nationales.

 Après une tentative infructueuse d’ara­bisation du cours préparatoire en 1957, le retour du parti de l’Istiqlal au gouvernement en 1977 a conduit à l’arabisation de l’ensei­gnement primaire et secondaire, achevée en 1989, en complète contradiction avec l’ara­bisation de niveau. Il en résulta une baisse générale du niveau de l’enseignement pu­blic et le développement de l’enseignement privé basé sur le français. Cela a conduit les Marocains à se saigner aux quatre veines pour placer leurs enfants dans ce secteur éducatif, ce qui prouve au passage qu’ils n’ont aucune crainte quant à la perte de leur identité culturelle. Cette situation est en fait la perpétuation des principes du « Dahir Berbère », qui ont conduit à opposer nos langues entre elles : arabe contre amazighe, arabe contre français, arabe dialectal contre arabe classique, etc. Rappelons à ce sujet que cela ne date pas d’hier. Les Almohades, dynastie amazighe, a donné prééminence à la langue amazighe, considérée comme la langue du Maghreb, d’ailleurs écrite en graphie arabe, avec une production d’écrits de tout genre, y compris le Coran. Tout cela s’est traduit par de grandes difficultés à mettre en oeuvre les réformes successives de l’éducation et de la formation, sacrifiant au passage des générations et des généra­tions, dont la grande majorité appartient aux classes sociales modestes.

A la lecture de l’excellent et ambitieux rapport du Conseil Supérieur de l’Educa­tion, de la Formation et de la Recherche Scientifique, intitulé « Pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion, vi­sion stratégique de la réforme 2015-2030», et plus particulièrement la formulation du Livre 13, intitulé « Maîtrise des langues enseignées et diversification des langues d’enseignement », il est question de passer du bilinguisme, arabe + une langue étran­gère au plurilinguisme, arabe + deux lan­gues étrangères. Indépendamment du fait que le bilinguisme est loin d’être maîtrisé, on passe sous silence le fait que la première langue étrangère est le Français, qui est uti­lisé par des administrations publiques et non des moindres, ainsi que dans l’enseigne­ment scientifique et technique. Pendant que nous nous débattons contre ces problèmes, les pays africains ont décidé d’adopter la langue de la colonisation comme langue officielle avec leurs langues nationales. Par exemple et sans être exhaustif, on peut citer le Burkina Faso, le Burundi et le Cameroun pour le Français, le Kenya, le Ghana et l’Éthiopie pour l’Anglais, ou encore l’An­gola, la Guinée-Bissau et le Mozambique pour le Portugais.

Quelle est alors la méthodologie utile et efficace ?

Cela dépend des critères retenus pour y répondre. Voulons-nous assurer le dévelop­pement humain de notre pays et donner tous les moyens aux citoyens pour réussir leur intégration dans le monde du travail et leur insertion dans la société ? Voulons-nous néanmoins préserver et développer nos identités et nos cultures fondées sur nos langues issues de l’Histoire de notre riche civilisation ? Ces questions se posent aus­si au niveau international, chaque fois que les langues ne correspondent pas au niveau scientifique et technique contemporains qui se développe rapidement d’année en année. C’est là que l’aménagement linguistique revêt toute son importance pour l’organisa­tion de l’espace linguistique à long terme, afin de répondre de manière constructive et efficace aux questions susmentionnées et en tenant compte de la réalité linguistique, scientifique, technologique, économique et sociale.

Tout aménagement linguistique com­porte deux aspects : – Le premier est la posi­tion politique et officielle à l’égard des lan­gues utilisées, comme indiqué au chapitre 5 de la Constitution : «L’arabe reste la langue officielle de l’Etat … De même, l’Amazighe constitue une langue officielle de l’Etat, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception…». – Le deu­xième est le statut scientifique et technique des langues concernées et peut être déduit du même chapitre 5 mentionné ci-dessus : « … Une loi organique définit le processus de mise en oeuvre du caractère officiel de cette langue, ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux do­maines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle. L’Etat oeuvre à la préservation du Hassani, en tant que partie intégrante de l’identité culturelle marocaine unie, ainsi qu’à la protection des expressions culturelles et des parlers pratiqués au Maroc. De même, il veille à la cohérence de la politique linguistique et culturelle nationale et à l’apprentissage et la maîtrise des langues étrangères les plus utilisées dans le monde, en tant qu’outils de communication, d’intégration et d’interac­tion avec la société du savoir, et d’ouver­ture sur les différentes cultures et sur les civilisations contemporaines. Il est créé un Conseil national des langues et de la culture marocaine, chargé notamment de la protec­tion et du développement des langues arabe et amazighe et des diverses expressions culturelles marocaines, qui constituent un patrimoine authentique et une source d’ins­piration contemporaine. Il regroupe l’en­semble des institutions concernées par ces domaines. Une loi organique en détermine les attributions, la composition et les moda­lités de fonctionnement ».

L’aspect politique et idéologique est souvent choisi au détriment de la capacité de la langue ou des langues à être un ins­trument compétitif d’accès aux sciences et aux techniques permettant un dévelop­pement économique et social durable. Ce choix, comme nous l’avons mentionné, et malgré les expériences négatives des an­nées soixante-dix, a entraîné une baisse du niveau général de l’éducation consécutive­ment à la mise en oeuvre de l’arabisation. Il a accru les inégalités sociales par l’accès à l’éducation car l’enseignement privé fran­cophone n’est pas gratuit contrairement à l’enseignement public. Un autre effet est une baisse des effectifs des filières scienti­fiques de l’enseignement supérieur restées dispensées en français au profit des filières littéraires et juridiques dispensées en arabe.

Ainsi, le niveau et la qualité de l’éduca­tion, l’assurance d’une formation permet­tant l’accès à l’emploi, la participation à une société de développement durable ne peuvent être obtenus qu’avec la mise en place d’un aménagement linguistique vo­lontaire fondé sur l’utilisation d’une langue scientifique et technique garantissant une éducation et une formation de qualité et de niveau internationaux à court-moyen terme, dont nous disposons qui est le Français ac­tuellement utilisée dans plusieurs secteurs. Parallèlement, il est fondamental de ren­forcer la qualité de l’enseignement de la langue arabe pour élever le niveau général des enseignants et des apprenants par la re­fonte des programmes de l’enseignement primaire et secondaire et développer l’inno­vation pédagogique.

Il est, par ailleurs, absolument indispen­sable de développer les études et les re­cherches sur tous les aspects des industries de la langue pour en faire une langue scien­tifique et technologique moderne de niveau équivalent à celui des langues productrices de savoir, et lui permettre de jouer plei­nement son rôle de langue nationale pour l’éducation et la formation au plus haut ni­veau dans tous les domaines, par la mise au point de programmes de recherche financés de manière constante et évalués par une expertise aux standards internationaux. De même qu’il faut développer les outils né­cessaires à l’enseignement de l’amazighe comme base de maintien, de développement et de diffusion de notre patrimoine culturel régional qui doit pouvoir être partagé et approprié par tous les citoyens, ainsi que toutes les autres composantes culturelles de notre société plurielle. Cet aménagement linguistique ne peut être réalisé que par une volonté sans faille, des efforts permanents et de long terme, et des moyens à la hau­teur des ambitions avec une évaluation per­manente et indispensable pour garantir les résultats de ce projet national déterminant pour l’avenir du développement humain du Maroc.

Par Dr. Faouzi Lakhdar-Ghazal

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