Politique étrangère : histoire de paradigmes

Kamal F. Sadni

(Géopoliticien)

Entre le journalisme et la théorie des relations internationales, il y a une relation passionnelle que seuls les partisans de lecture de la corrélation entre politique intérieure et politique étrangère et leurs ramifications comprennent. Les journalistes et les politicologues raffolent des paradigmes et les utilisent en fonction de la spécificité de chaque discipline pour atteindre le même objectif : information et analyse.

Dans ce papier, on tentera de démontrer que le choix des concepts n’est jamais innocent. Et pour cause, celui qui les manipule sait à quoi s’en tenir. A mon risque et péril donc, je vais me mesurer à quelques paradigmes en essayant d’être le moins dogmatique possible et voir dans quelle mesure on peut les appliquer à la politique étrangère et aux performances de la diplomatie marocaine durant les deux dernières décennies.

 Il s’agit, entre autres des paradigmes suivants : ‘la stratégie du pivot’, ‘les Etats-pivots’, ‘les axes géopolitiques’, ‘la dépendance totale vs la dépendance unilatérale’, ‘la stratégie de la cible idoine’, ‘la diplomatie rénovée’, ou ‘l’approche intégrée’, une vision d’inclusion avec une stratégie de sortie chaque fois que nécessaire.

Depuis longtemps, la stratégie du pivot est assimilée au paradigme de la d’Etat-pivot. La première est perçue dans la perspective de la fédération des efforts pour favoriser l’essor économique d’un acteur dans une zone, certes relativement stable, mais très prometteuse en termes d’espoir d’intégration économique. L’objectif est que cet acteur puisse entrainer dans son sillage les autres acteurs régionaux sans les dominer.

Le paradigme d’Etat-pivot, s’inscrit dans une vision purement sécuritaire tendant à gagner du temps en attendant que des acteurs majeurs régionaux se mettent d’accord sur les termes de l’entente et de la coopération.

C’est une approche de confrontation secondaire entre les grandes puissances et les puissances intermédiaires, souvent d’anciens colonisateurs. Les acteurs majeurs régionaux s’accommodent de cette vision tant il est vrai que sur le plan intranational, ils sont en souffrance de stabilité et rechignent à la démocratie version occidentale.

Si bien que dans les deux cas, la perception développée par les acteurs cooptés, selon l’une ou l’autre approche, puise dans la culture des axes régionaux. En effet, les axes régionaux permettent aux acteurs majeurs régionaux d’organiser l’équilibre de puissance en orientant le jeu vers le tout sécuritaires au détriment de la prospection de moyens facilitant l’intégration régionale graduelle suivant des processus de mise à niveau fédérateurs .

Et cela se justifie par le fait que l’échiquier politique interne est complexe et les acteurs qui le contrôlent ne sont pas en mesure de concilier entre les impératifs de l’intégration intranationale et les exigences de la géopolitique régionale. Une situation qui dure depuis des décennies, dans l’espace maghrébin et subsaharien et rares sont ceux parmi les acteurs concernés qui peuvent tirer leur épingle du jeu.

L’oscillation-incohérence du choix de ces acteurs majeurs régionaux se nourrit toujours dans une équation à plusieurs inconnues, mais qui se concentre surtout sur la dichotomie dépendance totale-dépendance unilatérale vis-à-vis des acteurs majeurs internationaux. C’est-à-dire, l’expression de la tendance à se laisser faire tant que le risque de s’en tenir aux ressorts du statu quo statique est minime plutôt que de croiser le fer avec des acteurs extrarégionaux plus puissants.

 Là aussi, des acteurs majeurs régionaux optent pour cette dernière approche et s’en tirent relativement bien.  Ils font leur une stratégie de cible idoine identifiée, mais selon une démarche  intégrée pluridimensionnelle, connotant la maturité d’une diplomatie rénovée, plus au fait des changements qui s’opèrent dans un système international dynamique qui ne s’accommode plus de perceptions dépassées, basées sur la bipolarité, la guerre froide ou la compétition idéologique.

 Qu’en est-il du Maroc ? Ces dernières années, le Maroc est perçu en tant qu’acteur pouvant servir le paradigme de la stratégie du pivot dans le sens du progrès économique et de l’ouverture politique. Il a été catalogué comme un acteur pouvant conforter le paradigme de ‘la nouvelle génération de dirigeants arabes’ concocté par les Américains vers la fin des années 1990. Cependant, il n’a pas été associé au paradigme d’Etat-pivot.

                              Une diplomatie rénovée : doigté et ouverture

Les concepteurs des deux paradigmes avaient du mal à faire la jonction entre progrès économique et ouverture politique. Ils ont été occupés par la situation en Irak, en Iran, en Egypte et par la confection d’une solution diplomatique au conflit israélo-palestinien privilégiant la dimension sécuritaire. Le Maroc était sollicité pour jouer un rôle sur ce dernier registre. Or, le Maroc avait d’autres priorités, et en particulier, la complexité de l’échiquier politique interne.

Dès lors, il ne s’est pas inscrit dans la politique des axes à laquelle il avait été contraint durant les années 1970, (à la suite de la signature de l’accord de paix entre l’Egypte et Israël et la Jordanie et Israël) et les années 1980 (émergence d’une alliance de fortune entre l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie et d’une entente éphémère entre la Lybie et le Maroc).

 Le Maroc devient conscient que la stratégie des axes ne sert pas son intérêt national. Car, elle  dénote une sorte de délégation de pouvoir par certaines puissances internationales a des acteurs régionaux pour semer le désordre dans les sous-systèmes régionaux plus perméables à la déstabilisation future en cas de besoin de modélisation de l’échiquier géostratégique global.

Plus concrètement, le Maroc s’attaque aux différents déficits socio-économiques, amorce des réformes audacieuses, opère une cure de jouvence dans certains centres de décision et prend ses distances vis-à-vis d’une diplomatie basée sur des éclats de circonstance et de la satisfaction instantanée.

La démarche est bien réfléchie s’appliquant à ne froisser pas ses partenaires traditionnels, mais tout en marquant son terrain. Si certains d’entre ces derniers sont animés d’une foi magnanime, ils ne s’empêchent pas, pour autant, de jouer de la mainmise, pour ne pas dire tenter d’exercer une certaine tutelle sous forme d’un droit hypothétique de regard.

Avec le temps, ils finissent par comprendre que les réformes initiées, laborieusement, au début, sont sincères. Des chantiers sont alors ouverts. Sans fanfaronnade ou langue de bois, le train des réformes prend route. Au commencement, l’adhésion de la classe politique se fait à la tortue, mais devant la détermination au plus haut sommet de l’Etat, la majorité finit par prendre le train en marche.

A l’engagement sur le plan interne vient s’ajouter ‘le désengagement relatif’ par rapport à des dossiers diplomatiques complexes. Très vite, le Maroc exprime sa lassitude de voir les divergences interarabes aller croissant et les vœux d’intégrations africaines multiples s’évaporer.

Il ne désolidarise  pas pour autant avec les causes qu’il juge justes tentant d’apporter un nouvel langage basé sur la clarté et la transparence.  Le Maroc s’avise à ne pas prendre parti dans les divergences entre certains les pays membres du Conseil de Coopération du Golfe (Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, le Bahreïn, d’une part et le Qatar de l’autre). Cela ne plait pas à tout le monde. Nombreux ne comprennent pas que la stratégie des axes, le clientélisme politique et des faveurs de fortune ne sont plus sa tasse de café préférée.

De même, quand le Maroc fait le pari de jouer la médiation dans le confit libyen, il est inspiré de ne pas proposer de recette magique, mais plutôt de réunir les conditions idoines pour que les protagonistes relancent le dialogue et se démarquent des positions figées insufflées par leurs sponsors géopolitiques respectifs.

Par ailleurs, instruit de son expérience particulière, il attire l’attention de certains acteurs étrangers, qui se permettent de lui dicter la manière de gérer son processus démocratique dans la foulée des printemps arabes et celle de la contrerévolution qui s’ensuit. Tenace mais pas arrogant, il réussit relativement à convaincre amis et adversaires.

                                  Les arguments de la force tranquille

Sur un plan plus global, et sans renier les principes fondateurs du non-alignement, le Maroc explique que celui-ci ne signifie pas le non-engagement. Mais un engagement pour la quête des solutions. Si bien qu’il prend la décision de prendre langue avec tout le monde y compris ses adversaires, acteurs étatiques africains. Pour dissiper les doutes futurs et neutraliser les détracteurs invétérés, il commence par le concret.  Il présente une initiative d’autonomie sérieuse et crédible pour la résolution du conflit régional autour du Sahara marocain.

Une approche qui se situe dans la continuité de la consolidation des relations bilatérales avec les pays d’Afrique subsaharienne qu’il n’a jamais abandonnée du reste. Des tournées royales marquant les annales devant être couronnées par la décision de réintégrer l’Union africaine. Le Maroc ne perd pas au change.

Et pour cause, joignant la parole aux actes, il prône le codéveloppement, ne fait pas de préalables en s’ouvrant sur les détracteurs de toujours, pour les amener à réfléchir à un avenir commun dénué de préjugés et des recettes toutes faites.

Il dote l’Agence marocaine de Coopération internationale davantage de moyens pour continuer son œuvre de formation et de financement des projets utiles que l’Agence avait amorcée alors qu’elle était appelée Agence maroco-mauritanienne de coopération et d’Agence guinéo-marocaine de Coopération. Une expérience de plus de quatre décennies qui s’est accumulée sans tapage médiatique ou chantage diplomatique.

La formation d’étudiants et de stagiaires comme facteur d’entente par l’éducation et la culture. Ceci sans parler de la coopération multisectorielle embrassant des secteurs aussi divers que prometteurs.

Le domaine d’intervention de l’Agence va, de nos jours, au-delà de l’espace africain et s’inscrit dans la logique de l’universalité en s’ouvrant sur d’autres continents. La contribution n’en est pas moins fructueuse parce que saluée par les partenaires.

 Une coopération avec responsabilité et intelligibilité des besoins réels. Pour autant, le Maroc, ne ferme pas la porte aux autres partenaires maghrébins. Une main tendue, un œil fermée sur des comportements irrationnels et d’attitudes sinon hostiles du moins gratuitement inamicales.

Cependant, las et désespéré de voir la raison l’emporter, il déclaré l’Union du Maghreb arabe en mort clinique. Il laisse les autres partenaires végéter dans la politique des axes, ruminer le paradigme de ‘l’encerclement’, se propulser dans l’illusion du leadership régional.

Eveil tardif de ces acteurs qui se mettent à rivaliser dans la précipitation avec le Maroc sur le terrain de la coopération en oubliant l’essentiel : le Maroc africain, fait sienne une approche participative gagnant-gagnant de la coopération. Idem pour les hommes d’affaires appartenant à ces pays qui croient toujours pouvoir bluffer leurs homologues subsahariens en leur promettant des merveilles qu’eux-mêmes n’arrivent pas à réaliser dans leurs propres pays. Des annonces tambour battant qui tombent vite à l’eau.

L’approche marocaine de la coopération en direction de l’Afrique ne manque pas de donner des sueurs froides aux partisans du paradigme de la dépendance totale ou de la dépendance unilatérale.

Et voilà que des partenaires européens qui s’offusquent que le Maroc leur prend des parts de marché qu’ils ont abandonnées. Ils n’arrivent pas à croire qu’il  ose les défier en prenant ses distances par rapport à certaines forces  frivoles de la féodalité diplomatique classique, longtemps vécue avec passion et frisant la vassalité. Certains segments de pouvoir chez ces acteurs n’acceptent pas que le Maroc opte pour la diversification de ses partenaires dans des domaines stratégiques. Qu’il s’ouvre sur des acteurs asiatiques, dont la Chine notamment, ou qu’il opère une percée en Europe centrale, dans le Caucase ou  en Asie centrale, ne plaît pas.

Le Maroc tient bon et fait comprendre aux autres récalcitrants qu’il est en train de changer dans le sens positif. Il fait échouer des campagnes sulfureuses de dénigrement et de mensonge lui prêtant des pouvoirs de sorciers politiques ou de renégat diplomatique. Il fait perdre aux rentiers des causes tiers-mondistes douteuses la magie de sévir sans se faire rappeler à l’ordre.

Ces acteurs ne s’agitent que quand les Etats-Unis sont entrés sérieusement en lice. En reconnaissant la souveraineté du Maroc sur ses Provinces du Sud,  Washington introduit un changement important dans sa perception de l’Etat-pivot en le fusionnant avec la stratégie de pivot et en plaçant l’économique au centre de la perception de la sécurité qui n’est plus exclusivement militaire.

 La géopolitique de l’énergie devient une pièce maitresse dans les équations politico-diplomatiques du nouvel Millénaire ; elle se présente comme le défi le plus important à relever dans les années post-Covid-19. Or, cela tombe bien, le Maroc est parmi les pays en développement les plus fervents défenseurs de l’énergie verte. Visionnaire, il cultive cette perception depuis deux décennies déjà.

Tenace également sur le plan politique et diplomatique, il convainc ses détracteurs de la rive nord de la Méditerranée de la justesse de sa cause se rapportant à son intégrité territoriale.  Les relations asymétriques sont alors remises en question pour ne pas dire renvoyées aux calendes grecques.

Les relations asymétriques, mais aussi l’ambivalence des discours et des politiques vis-à-vis des conflits artificiels en Afrique, dont la persistance fait la promotion du terrorisme qui se nourrit dans le séparatisme, lui-même entretenu par des intérêts diffus internationaux luttant pour le contrôle du pouvoir ou le freinage des transitions politiques.

 Des études ont été effectuées depuis quatre décennies au moins sur l’importance de la morale dans la politiqué étrangère des Etats. Les avis divergent, mais les plus réalistes parmi les pessimistes se penchent vers un juste équilibre entre le droit juste et l’aspiration à faire mieux pour survivre, quitte à bafouer la morale et l’éthique.

Pour autant, ils n’étendent pas leur analyse aux acteurs dits en développement. Comme si les paradigmes concoctés ne concernaient durant leur processus d’éclosion, d’assimilation et de mise en exécution que les acteurs dits du Sud. Si par malheur, un acteur appartenant à cette catégorisation se mettait à vouloir voir ailleurs, il serait vite remis à sa place. Plus maintenant.

Le Maroc, qui ne se prend pas pour un modèle pour qui que ce soit, fait le choix d’une conduite qui se nourrit dans l’ambition de se développer suivant ses moyens et une démarche transparente à travers ‘une diplomatie rénovée’, sereine, ouverte sur le monde.

Une diplomatie qui implique l’intervention de plusieurs structures, abstraction faite de leur domaine d’intervention, selon une perception intégrée, claire et sans équivoque.

Une stratégie de cible idoine et à l’écoute des vibrations d’un système international en mouvement. Une diplomatie traduisant une politique étrangère claire qui explique et conforte la force tranquille qui est celle d’un Maroc en pleine possession de ses moyens, confiant et tourné vers l’avenir.

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